Développons-nous l’individualisme ?
Depuis un certain temps, il est souvent fait référence à l’individualisme. Le sujet que je vais tenter de traiter n’est pas simple, faisant appel à des sciences diverses pour lesquelles il est très difficile d’atteindre un niveau d’expertise dans toutes les sciences de référence. Mais il fallait bien se lancer dans une certaine approche vulgarisée pour tenter d’expliquer les tenants de l’individualisme. En fait, le propos consiste à savoir quelle est la dimension que nous donnons à l’individualisme dans une société humaine, en posant l’hypothèse réaliste que l’Homme est un animal politique, et quelle direction nous avons pris.
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La première question qui nous vient à l’esprit, particulièrement dans nos sociétés dans lesquelles nous tendons à nous détacher de l’autre, consiste à savoir si nous pouvons être nous-même indépendamment des autres. Dans un premier temps, il est nécessaire d’étudier le développement de l’individu. Prenons l’exemple de l’enfant sauvage, Victor (Mémoire et Rapport sur Victor de l’Aveyron par Jean Itard), découvert à l’âge d’environ 11 ans, abandonné dans une forêt de l’Aveyron vers l’âge de trois à quatre ans. Pouvons-nous considérer qu’il était lui-même ? Cet enfant n’a pas pu développer de personnalité, ne parle pas, son quotient intellectuel n’est pas plus développé que celui d’un enfant de deux ans ; l’humanité ne s’est pas développée en lui. Dans ce cas, sans les autres nous ne sommes pas ; être seuls ne nous fait pas être nous-mêmes car la personnalité ne se constitue pas. Nous pouvons aussi aborder le développement individuel dans la société indépendamment des autres, le cas des autistes est à mon sens pertinent. Bruno Bettelheim, spécialiste de l’autisme met en évidence, dans La forteresse vide : l’autisme infantile et la naissance du soi, que la forteresse psychologique construite par l’autiste est vide, la personnalité se liquéfie, la rupture totale des relations avec autrui mène à la fin du moi.
Il devient nécessaire de se poser la question non pas du développement individuel indépendamment des autres, mais comment l’individu se constitue au regard des autres. C’est la psychanalyse qui répond à cette approche, et principalement les travaux de Lacan. Nous n’allons pas exposer ici le travail de Lacan, mais ces travaux mènent à la conclusion que, si nous croyons souvent que l’individu prend conscience des autres par analogie avec son soi, c’est l’inverse qui est vrai ; nous retrouvons cette conclusion dans les Écrits c’est d’abord dans l’autre que le sujet s’identifie. C’est parce que l’individu prend conscience de l’autre qu’il prend conscience de sa différence, de sa personnalité. L’individu ne peut être que comme l’autre de l’autre. Hegel va dans le même sens ; c’est parce que je vois l’autre comme autre c’est à dire comme différent que je prends conscience par différence de moi. Il montre aussi qu’être soi-même suppose la reconnaissance d’autrui (voir la dialectique du maître et de l’esclave dans La phénoménologie de l’esprit).
Il nous faut donc explorer comment un individu se construit au regard des autres. Pour l’individu, il n’existe qu’une seule réalité, la sienne propre, intérieure, son être. Certes, cette réalité évolue par la confrontation avec les autres, peut-il en être autrement dans une société ? Il nous faut comprendre quels sont les premiers principes de communication ; Max Scheler dans Nature et formes de la sympathie expose que ces premiers principes sont une appréhension plus directe, plus immédiate d’autrui, à partir de ce qu’il appelle l’expression : l’expression est la première chose que l’homme perçoive dans ce qui existe en dehors de lui. Pour illustrer ce propos, nous pouvons dire que l’enfant saisit le sens d’une expression (par exemple le sourire de sa mère) avant même d’avoir compris ce que pouvait être un corps. A un stade plus avancé, il me semble important de dissocier l’aspect spirituel, le libre esprit, de l’aspect matériel, la forme des actions ; distinction entre l’être et le paraître. Nous pourrions le traduire comme Sartre le faisait dans l’Être et le Néant : L’âme d’autrui est séparée de la mienne par toute la distance qui sépare tout d’abord mon être de mon corps, puis mon corps du corps d’autrui, enfin le corps d’autrui de son âme. Il en résulte que notre vision du monde est le résultat de la confrontation entre le seul espace de vérité, l’esprit de l’individu, à d’autres esprits individuels par l’intermédiaire de la communication. Cette dernière pose le principe de l’interprétation, sujet largement étudié par les anthropologues qui ont mis en évidence les relations entre les croyances et les types de symboles usuels d’une culture ; l’individu qui s’exprime construisant un message approximatif sur les bases de ses connaissances avec la symbolique à sa disposition, celui avec qui il communique devant l’interpréter en fonction de son esprit propre et ses symboles disponibles ; de plus, dans tout message, il existe une part d’implicite ce qui perturbe souvent la communication. De la fragilité de ce travail d’interprétation résulte une incommunicabilité fondamentale entre les hommes (thème exploité par exemple par Albert Camus). Dans la communication, il faut tenir compte de ce nous appelons l’être et le paraître bien illustré par le garçon de café de Sartre (l’Être et le Néant). Comme le souligne Bergson, il existe deux moi : un moi superficiel, expression des préjugés ambiants, des idées toutes faites, du conformisme social et le moi profond constitué des connaissances bien assimilées, des goûts authentiques ; sur quelle base des moi d’autrui se construit l’individu ?
Il nous faut, pour comprendre les problématiques actuelles, aborder les éléments échangés par les hommes entre eux par ce que nous nommons la communication aussi imparfaite soit elle. Nous pouvons l’aborder par la séparation très ancienne entre la vision platonicienne, celle des idées, et l’approche aristotélicienne, celle de la substance ; nous retrouvons cette différence entre les deux philosophes dans l’École d’Athènes du peintre Raphaël. La question primordiale, à mon sens, consiste à aborder la construction du soi par des idées, des abstractions, des connaissances bien assimilées ou bien sur les bases de la matière, de l’action, du superficiel. Il fût un temps durant lequel régnait le religieux qui a joué un rôle déterminant dans la cohésion sociale ; cette influence portait en elle des valeurs, des idées abstraites qui contenaient aussi des restrictions quant à la libre évolution de chaque individu ; la transmission était de l’ordre de valeurs, au niveau de l’intelligible. La fin de la domination religieuse pouvait choisir la voie des valeurs morales laïques ou la rupture avec ce principe de valeurs. Aujourd’hui, nous avons opté pour une transmission basée sur la matière ; coupant tout lien avec un partage social de valeurs permettant d’assurer une cohésion entre toutes les individualités constituantes de la société. La problématique posée actuellement est une non communication qui rompt le lien de transmission et d’échange des idées, comme le souligne Lucien Sfez dans une société qui ne sait plus communiquer avec elle-même, dont la cohésion est contestée, dont les valeurs se délitent, que des symboles trop usés ne parviennent plus à unifier nous retrouvons la problématique qui nous est posée. Certes, s’adressant à des internautes, ne plus savoir communiquer peut vous sembler une critique non recevable, mais alors pourquoi tant parler de communication puisqu’elle est, chez l’humain, naturelle ? Sfez l’observe avec un œil acéré, On ne parlait pas de communication dans l’Athènes démocratique, car la communication était au principe même de la société. Un citoyen grec ne doutait pas des vertus du langage et de la discussion, mais à ses yeux une idée de ce genre, une société de communication, n’aurait pas représenté beaucoup plus qu’une tautologie sans intérêt. Pour nos sociétés matérialistes, l’heure est désormais celle du tout communication, non plus traité comme un élément naturel, une projection naturelle de l’homme dans la société, mais un simple objet soumis aux principes du marché et des technologies comme le souligne Habermas La communication devient la Voix unique, qui seule peut unifier un univers ayant perdu en route tout autre référent. Communiquons. Communiquons par les instruments qui ont, précisément, affaibli la communication. Voilà le paradoxe où nous sommes jetés. Nous sommes confrontés aux principes mêmes du matérialisme qui s’autosuffit, du moins tente-t-on de nous le faire croire, le modernisme s’enferme, petit à petit, dans des cercles non vertueux d’autosuffisance, et Habermas le souligne en exprimant que l’autonomie des sphères de rationalité issues de la modernité, la science moderne, le droit positif, les éthiques profanes et l’art devenu autonome, ne réclame ni fondation ni justification, mais elle pose des problèmes de médiation que les grâces bénies de la science et de la technique ne permettent certainement pas de résoudre à elles seules. A cela s’ajoute le fait que bien des philosophes modernes ont déserté le champ explicatif du monde, comme l’a souligné Revel : Dans notre tradition philosophique, telle que l’imposent les quelques milliers d’ouvrages qui la contiennent matériellement, une inversion de sens a donc fait que les philosophes ne nous invitent plus à comprendre que leur propre système. Or, un système philosophique n’est pas fait pour être compris, il est fait pour faire comprendre.
Nous pourrions donc en conclure que dans la solitude permanente nous n’existons pas ; appartenir à l’humanité, c’est être un animal politique qui se construit dans et par les autres. Mais l’existence sociale engendre le conformisme et n’est donc que la condition nécessaire mais non suffisante pour être soi-même. On peut se demander s’il existe quelqu’un de véritablement lui-même. Ce qui apparaît est notre opacité à nous-mêmes comme l’ont montré la psychanalyse et la sociologie ; la conscience est le lieu de l’illusion d’indépendance, d’autosuffisance, d’avoir un être, elle est aussi changement, dissimulation. L’individu qui se construisait sur les bases d’idées échangées, modulées et transmises au fil du temps par la communication entre les hommes dans un monde intelligible, l’on construit aujourd’hui les individus sur la matière dont le pan le plus important est la technique par un lien de forte dépendance. Dans ce contexte, prônons-nous réellement l’individualisme ?
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