Faut-il interdire Tintin ?

Ou : Affaire Hergé, les aventures de Victor Hugo au pays des soviets !
Au niveau des livres mis au banc de l’infamie, interdits de commercialisation, on trouve quelques authentiques repoussoirs. Les « Bagatelles pour un massacre », de L.F Celine, voisinent avec « Mein Kampf » autre best-seller d’une époque, écrit par un homme qui se chauffait les mains aux autodafés avant de passer à l'échelle ultime.
Le marquis de Sade, que certains préfèrent nommer « le divin marquis » est tombé de l’étagère maudite, et l’on trouve maintenant en format de poche les infortunes de la vertu, et ses étranges justifications sur une prétendue loi naturelle permettant l’emprise des forts sur les faibles.
Mais la nature a horreur du vide, et voilà que dans cette volonté d’illuminer les écrits heurtant l’intelligence, les valeurs morales, et les idéaux d’humanité, sans lesquels la vie ne vaudrait sûrement pas d’être vécu, un curieux procès s’est tenu dernièrement en Belgique.
S’agissait-il d’interdire la publication de je ne sais quelles mémoires sulfureuses, vieille gloire fascisante, ou de celle d’un pervers pédophile repenti se vantant insidieusement de ses exploits.
Non, c’était l’un des premiers enfants du pays, ce fameux Tintin qui a charmé notre enfance , qui était jugé à la corbeille.
M. Mbutu Mondodo, qui vit en Belgique, avait estimé que Tintin au Congo était une "BD raciste, faisant l'apologie de la colonisation et de la supériorité de la race blanche sur la race noire".
Il réclamait l'interdiction de la vente de cet album d’Hergé, ou à défaut l'imposition d'un bandeau d'avertissement ou d'une préface expliquant le contexte de l'époque, comme c'est le cas pour l'édition anglaise.
"Mettez-vous à la place d'une fillette noire de 7 ans, qui découvre Tintin au Congo avec ses camarades de classe...", ont plaidé les avocats, dénonçant la représentation dans l'album d'un "homme noir paresseux, docile ou idiot" et "incapable de s'exprimer dans un français correct".
La demande a été jugée non fondée, le tribunal de première instance de Bruxelles ayant estimé que la loi belge contre le racisme ne peut s'appliquer que s'il y a une intention discriminatoire.
Le plaignant était soutenu dans sa démarche par le Conseil représentatif des associations noires (CRAN).
Un autre avocat de M. Mbutu Mondondo, Alain Amici, a précisé que son client "interjetterait appel de cette décision devant la cour d'appel.
Me Alain Berenboom, représentant de Casterman et de Moulinsart a fait part vendredi de sa satisfaction.
"C'est une décision saine et pleine de bon sens, selon laquelle il faut prendre une oeuvre dans son contexte et la comparer avec les informations et les clichés de son époque", a-t-il déclaré.
En 1929, Georges Rémi, dit Hergé, était un jeune homme de 23 ans "qui n'avait jamais quitté Bruxelles. Sa vision du Congo est naïve. Il ne connaît de ce pays que les articles publiés dans la presse bourgeoise et les récits de missionnaires, plein de paternalisme et de certitudes.
Selon le site d'actualités culturelles Mondomix, qui consacre un article fouillé intitulé "Tintin au Congo ou la mission civilisatrice de la colonisation", Hergé déclarera un jour à propos de l'album : "Pour le Congo tout comme pour Tintin au pays des Soviets, il se fait que j'étais nourri des préjugés du milieu dans lequel je vivais C'était en 1930. Je ne connaissais de ce pays que ce que les gens en racontaient à l'époque :
'Les nègres sont de grands enfants, heureusement que nous sommes là !', etc. Et je les ai dessinés, ces Africains, d'après ces critères-là, dans le pur esprit paternaliste qui était celui de l'époque en Belgique.
On ne peut que se féliciter de cette décision du tribunal de Bruxelles, qui remet un peu de sens dans cette histoire. Faudrait-il interdire à la vente les aventures de Bécassine, au prétexte qu’elle donne des bretons une image simpliste, pour ne pas dire idiote et arriérée, tout en leur reconnaissant une certaine innocence naïve, propre à faire rire le lecteur. Les mêmes clichés sont à l’époque véhiculés sur toutes les cultures, et l’exposition universelle de Paris offrait une représentation édifiante des points de vue d’alors, quand à la supériorité des blancs sur les autres.
On s’est dernièrement posé la question, à propos de cette loi mémorielle liée à la reconnaissance du génocide arménien, si c’était à la politique et à la justice, son bras armé, de légiférer sur le sens de l’histoire.
Le procès intentée à cette vieille bande dessinée, même si ces enjeux ne sont pas les mêmes, pose néanmoins une question commune : Peux t’on revisiter le passé en fonction de notre sensibilité et des valeurs de l’époque dont laquelle on vit.
Le danger est bien sur d’être partisan, lié aux idées en cours, et d’expurger tout ce qui nous déplait en vertu évidemment de grand principes moraux, mais tout autant simplistes que les vues qu’elle critique ainsi.
Bien des temples religieux ont été détruit, car leur caractère était jugé pornographique et honteux. Les marteaux et les burins des censeurs prennent mille justifications, jugées raisonnables par l’époque. Certains menhirs bretons ont été sculptés de nouveau par des évangélistes, trois mille ans plus tard.
Il n’est jamais trop tard pour mal faire ! N’y avait-il que les Talibans, dans la vallée de Bâmyân, en Afghanistan, à applaudir à la destruction des deux bouddhas géants taillés dans la falaise. Ils attestaient d’une ancienne culture dont beaucoup sans doute trouvaient insupportable le témoignage.
Témoignage d’une époque et de ces valeurs ! C’est un des intérêts indéniables de cette bande dessinée, dont on aurait bien tort de ce priver. Les enfants ne sont pas des imbéciles, et ont tout le loisir de se construire une opinion, sans qu’un adulte vigilant, plein de soi-disant bonne intention, ne vienne interdire ce qui les charme.
Combien de gamins ont pris le gout de l’histoire et de la géographie dans les albums de Tintin ? Et peut-être tout autant se sont découverts un vocation vers la psychologie, la sociologie, ou autres sciences comparatives.
Car tout au long du cheminement des aventures de Tintin et Milou, qu’il ne faudrait pas oublier quand même, on traverse le siècle passé.
De la Russie des soviets, à la Chine envahie par les forces japonaises, aux coups d’états de généraux sud américains, on passe d’un continent à l’autre, comme dans un film de Spielberg. Ce n’est pas pour rien que ce cinéaste à vu en Hergé comme un alter-ego.
L’autre lecture subliminale de l’œuvre, c’est qu’on accompagne aussi Hergé dans son évolution personnelle.
Au fil des décennies et des albums, on voit le créateur du gamin à la houppette perdre ses belles certitudes, mais gagner un cœur de plus en plus large, pour rejoindre l’universel, prenant une distance de plus en plus grande avec les lois de la gravitation terrestre, à l‘image de « On a marché sur la lune ! ».
Dans ces albums destinés aux enfants, il flirtera de plus en plus avec une spiritualité autre que celle que le capitaine Hadock trouve dans sa bouteille de whisky
Au fait, faudrait-il aussi interdire Tintin pour cette amitié éthylique ?
Le souvenir ému de Tchang, l’ami d’ailleurs, né de ce magnifique livre de rencontre qu’est « Tintin au Tibet » écrit et dessinée en 1960, nous accompagne souvent, dés qu’on prend une route de montagne, ou que l’on se cherche un autre ailleurs, fantasmant sur cette rencontre idéale : Un fils, un ami, un frère qui surgirait de l’inconnu, nous forçant à donner la meilleure part de nous même, allant jusqu’au sacrifice de soi.
Il est bien loin ce petit garçon noir, baptisé « Coco » qui surgissait de derrière un fourré dans « Tintin au Congo », trente et un ans plus tôt.
Et pourtant c’est le même enfant.
Mais l’évolution du regard d'Hergé a retransfiguré la rencontre.
Encore faut-il avoir le premier maillon de la série pour saisir la chose !
Car on ne peut arracher un panneau d’un triptyque, sans détruire l’œuvre entière.
Dans le dernier album maîtrisé totalement par ses soins, « Les bijoux de la Castafiore » Tintin n’aura plus besoin même de voyager pour continuer ses aventures.
Il laissera le monde venir chez lui, dans le jardin du parc de Moulinsart.
Le capitaine Haddock y recevra des Tsiganes, en proie a des préjugés racistes.
Alors tout à coup on réalise que cet album, écrit tout de même il y a presque maintenant un demi siècle, traite d’un sujet d’actualité brûlante, des réfugiés du nouveau désordre économique, chassés d’un pays à l’autre.
Tout en ne parlant pas politique, il nous en parle au plus haut niveau, celui de l’engagement personnel, lié à la réaction des indignés.
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