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Accueil du site > Culture & Loisirs > Culture > Hopper : une caverne à New York

Hopper : une caverne à New York

Comment une très vieille allégorie se cache dans la pénombre d'un cinéma new-yorkais...

New york movie

1939, MOMA New York

Pour ce tableau longuement travaillé, Hopper a eu besoin de pas moins de cinquante trois esquisses préparatoires. Il n'a pas représenté un lieu précis, mais la synthèse de plusieurs salles de cinéma de Manhattan.

La salle

La salle est peu remplie : on distingue les silhouettes de deux spectateurs seulement. Le peu que l'on voit du fim est un paysage de montagnes enneigées.

Le palier

Une ouvreuse en uniforme bleu est adossée au mur, attendant que de nouveaux spectateurs descendent par l'escalier. Elle tient dans sa main gauche un objet rond à peine discernable : selon le carnet de Hopper, il s'agit d'une petite lampe-torche.

1939 New York Movie_lampe-poche

La zone centrale

Un large mur orné d'une colonne occupe presque le tiers du tableau, séparant par sa masse sombre les deux zones éclairées. Les pampres de la colonne, ainsi que les deux fausses-portes moulurées qui décorent le mur de la salle, introduisent une touche de classicisme dans ce temple de la Modernité.

Les correspondances

Le carnet de Hopper précise qu'il y quatre sources de lumière : l'écran, les lustres de la salle, la lumière de l'escalier et celle des appliques.

Ce qu'il omet de mentionner, c'est que, de part et d'autre de la zone sombre, les zones éclairées se répondent :

  • les trois lustres lourds ornés d'un globe rouge font écho à l'applique avec ses trois abats-jours rouge ;
  • l'écran avec son rideau rouge (à peine visible dans la pénombre ) fait écho à l'escalier avec son rideau rouge.

1939 New York Movie_abyme1

La mise en abyme

Ainsi le palier avec son escalier, est analogue, en plus petit, à la salle avec son écran.

Du coup les deux clients, assis dans l'ombre et vus de dos, se trouvent mis en balance avec l'ouvreuse, debout en pleine lumière et vue de profil.

Dans cette composition en abyme, la zone de séjour (la salle avec le public) reproduit, en plus grand, la zone de passage (le palier avec l'ouvreuse).

 

Un parcours à sens unique

Image d'un lieu de spectacle, le tableau fonctionne lui-même comme un décor de théâtre qui impose aux spectateurs du film - devenus personnages de la pièce mise en scène par Hopper - un parcours réglé et à sens unique : venir de l'extérieur, descendre l'escalier, passer le rideau, se laisser guider par l'ouvreuse pour s'asseoir dans la salle.

 

La nature dénaturée

Le film est en noir et blanc, la salle est confortable, les montagnes sont en contrebas : en rentrant dans le monde artificiel de la salle de cinéma, comme un bateau dans une bouteille, la nature a perdu ses couleurs, les glaces leur froid, les cimes leur altitude.

C'est au prix d'une insensibilisation - comme on le dit d'une dent morte - que les spectateurs sont admis à contempler un succédané de réel.

 

L'immobilité de l'ouvreuse

On a dit souvent que le sujet du tableau était le contraste entre l'ennui de l'ouvreuse, figée dans son travail répétitif, et le divertissement du public.

Mais si l'on considère le soin qu'Hopper a apporté à la mise en place de son décor en abyme, il devient clair que le principal sujet d'intérêt est plutôt la manière dont les gens circulent dans cet espace emboîté. De ce point de vue, la lampe de poche joue un rôle fondamental malgré sa taille minuscule : en rappelant que le rôle de l'ouvreuse est de faciliter la descente vers la zone obscure, elle fige la lecture du tableau et la rend irréversible, de l'extérieur vers l'intérieur.

L'ouvreuse est immobile non pas comme une employée qui s'ennuie, mais comme la gardienne de la salle obscure, postée là pour faire oublier jusqu'à la possibilité d'une remontée.

 

1939 New York Movie_abyme2

L'ouvreuse et la colonne

On peut aller un peu plus loin, en remarquant que le mur droit de la salle, avec ses deux fausses portes, est analogue au mur droit du palier, avec les deux rectangles de son lambris.

Du coup, la colonne richement pamprée devient analogue à la décorative jeune femme. Véritable statue-colonne, cariatide d'un portail invisible, celle-ci ne doit pas être comptée, comme nous l'avions fait jusqu'ici, parmi les personnages de la pièce, mais parmi les éléments de l'architecture : son uniforme dit bien qu'elle a partie liée avec la salle, en non avec les clients.

De même que la colonne les empêche de voir depuis la salle la lumière du palier, de même l'ouvreuse les dissuade de remonter par l'escalier.

 

Le caractère frappant du tableau tient au fait que Hopper l'a construit selon une rigoureuse composition en abîme. Non pas pour un simple jeu formel mais, avec tout son talent d'illustrateur, au service d'une idée bien précise.

On a compris où nous mène l'analyse : plutôt que New York Movie, c'est Plato's cave qu'il faut lire. Une fois dissipé le charme trompeur de la belle ouvreuse, l'allégorie de la caverne de Platon devient évidente : les spectateurs sont en prison sous la terre, condamnés à contempler un théâtre d'ombres, alors qu'il leur suffirait de regarder en arrière pour trouver l'issue qui remonte vers le réel.

L'habileté du metteur en scène est d'avoir rajouté un rôle qui ne figure pas dans le mythe. Non pas la fée des salles obscures, mais la gardienne de la grotte, tenu par l'habituelle femme fatale hopérienne : la blonde platinée en vêtement bleu électrique.

 

Pour ceux qui apprécient le jeu de la sur-interprétation, voir la suite dans http://artifexinopere.com/?cat=131


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6 réactions à cet article    


  • Luc-Laurent Salvador Luc-Laurent Salvador 21 novembre 2012 18:04

    Je suis plutôt nul en analyse d’oeuvre d’art, mais là j’étais plutôt content de moi car j’avais vu la cariatide et la caverne de Platon.

    C’est juste en remontant pour m’inscrire que j’ai relu le titre et j’ai vu que le mot caverne y était. Dès lors, je ne peux me réjouir de ma trouvaille, elle n’est pas mienne, j’avais été mis su rla piste.

    Quoi qu’il en soit, j’ai trouvé l’article et je me suis piqué au jeu.
    Je ne peux que vous encourager à persévérer !


    • Luc-Laurent Salvador Luc-Laurent Salvador 22 novembre 2012 15:21

      erratum : il fallait lire « j’ai trouvé l’article excellent ».


    • sisyphe sisyphe 21 novembre 2012 19:53

      Intéressante analyse sur ce que je trouve être un des plus beaux tableaux d’Hopper.

      Personnellement, ce que je trouve dans cette toile, comme dans toutes les toiles d’Hopper, c’est le jeu des contrastes entre l’ombre et la lumière.

      Vous en parlez d’ailleurs justement (je cite) :

      La zone centrale « Un large mur orné d’une colonne occupe presque le tiers du tableau, séparant par sa masse sombre les deux zones éclairées. »

      Il semble que cette zone centrale (ombre) soit celle qui « construit » le tableau, en le séparant en deux scènes : celle ; dans l’ombre, (les salles obscures), de la salle seulement, néanmoins éclairée (comme pendant un entracte ?) , et la femme (ouvreuse) en attente, elle-même éclairée et, comme toujours chez Hopper, songeuse avec intensité.

      L’allégorie de celle (l’ouvreuse) qui permet le passage et interdit le départ est intéressante, mais, pour moi, la femme est, ici, beaucoup plus celle qui marque l’univers d’Hopper : celle qui, qu’elle soit dans la lumière, traduit une part d’ombre ; comme si cette lumière, qu’elle soit naturelle (dans ses spectateurs face au soleil) ou artificielle (comme ici), les humains ne pouvaient définitivement pas s’en pénétrer, restant dans leur ombre intérieure.

      Merci d’avoir fait un sujet sur ce tableau (que j’adore).


      • volt volt 25 novembre 2012 10:54

        brillant exposé où se croisent bien des lumières...


        vous dites cependant qu’il n’est pas d’équivalent de cette femme dans l’allégorie de la caverne,
        et certes si le philosophe guide vers la sortie, 
        elle, par contre, guide vers la caverne...

        seulement l’allégorie platonicienne n’est pas isolée, 
        elle est voisine d’abord de tous les mythes de platon, 
        ensuite de tout le corpus des mythes grecs, 
        sans parler de leurs cousinages tardifs.

        ainsi par exemple : si l’on s’en tient à cette logique descente-remontée, 
        dans le mythe de platon on sort des enfers de l’ignorance, 
        ou on y sombre ; 
        dans ce cadre, la lumière rouge serait plutôt infernale, 
        et le chiffre trois ici repris correspond alors aux trois têtes du Cerbère, 
        gardien de ce domaine d’en bas.

        mais que devient la lampe de poche ?
        elle raconte qu’il y a « deux soleils » - un leitmotiv grec encore une fois, 
        et dont on peut relever qu’il est compris dans le mythe de platon :

        - un soleil visible qui est encore un leurre, le soleil physique (ici la lampe de poche, qui monte et qui descend)

        - et le soleil invisible, vers lequel il faut péniblement remonter les marches (lumière des escaliers)

        du côté des gnostiques alexandrins, 
        on tenait les planètes pour « chiennes de Perséphone », reine des enfers, 
        ici peut-être représentée par cette femme.

        bref, le soleil-lampe-de-poche, 
        ici utilisé aux fins de la descente, 
        correspond à l’astre physique 
        et non au soleil-de-l’esprit, 
        dont la métaphore est donnée en escalier.

        ailleurs, 
        des fragments nous racontent que pour sortir du domaine de perséphone vers celui d’aphrodite, le chemin est d’abord dit « escarpé », comme de longs escaliers.

        on peut aussi relever que cette femme a dans son attitude une grande crispation, 
        presque inhumaine : 
        -d’abord la position des pieds est étrange, 
        -ensuite qu’est-ce qui soutient cette horizontalité du bras gauche sur lequel tout est posé ?

        elle a l’attitude même du penseur de rodin, 
        sauf qu’elle n’est pas courbée, 
        on dirait qu’il y peint précisément « l’anti-penseur » -
        mais ne sachant rien de hopper question femmes, je ne saurais trancher.

        mais le bleu de sa froideur en dit long sur cette cadavérisation.

        enfin, allégorie pour allégorie... 
        c’est aussi de nos écrans qu’il s’agirait dans tout cela, 
        des enfances gardiennées y sont parfois convoquées, 
        et bien des échos sont entendus répercutés dans la vaste caverne en courre...
        mais des duplicités sont déjà mises à jour.
        .
        gloire et misères du réseau... 

        merci encore pour votre éclairage.

        • ulrich ulrich 25 novembre 2012 16:47

          Votre commentaire me réjouit , car il illustre bien ce qu’on peut attendre d’une sur-interprétation bien engagée  : non pas un délire solitaire, mais une balle qui continue à rebondir et à déclencher de nouveaux échos - dans la Caverne en l’occurrence.

          Merci donc pour votre soleil double, votre triple Cerbère et votre anti-penseuse dépliée. Dont les pieds pointus - puisque vous les avez remarqués - ont bien sûr quelque chose de satyrique.

          Les grandes oeuvres ont ce pouvoir étrange de fonctionner par elles-mêmes et de faire entendre des harmoniques - pour peu qu’on gratte au bon endroit - que même leur auteur n’avait pas soupçonnées.

          Quant à votre allégorie finale sur la vaste caverne distribuée à domicile qui nous captive et nous libère - joker ! Il me semble tout de même qu’un théâtre d’ombre individuel - si virtuel soit-il - a un poids de réalité supérieur à celui de l’hallucination collective que vise le mythe de Platon. 


        • NOSMO NOSMO 25 novembre 2012 22:24

          Oui, sans vouloir chercher ici à renier quoi que ce soit à votre commentaire, que je trouve évidemment instructif, je tiens à dire cependant :

          qu’il faut se garder de voir dans cette peinture, qu’une liste..., que vous énumérez en partie, de références aux mythologies. Bien sûr, elles existent, HOPPER était un homme très cultivé, comme souvent beaucoup de grands peintres le sont - Mais, en vérité, en petits malicieux, ils savent jouer de ces différents apports historiques ou mythologiques, riches et parfois lointains, pour y glisser d’autres significations par des métaphores allégoriques, prenant appui, justement sur ces références qu’avec habileté vous avez pu identifier. Et donc, avec un éclairage complémentaire, ce que nous voyons dans ce tableau, c’est avant tout, une vision littérale, non mieux, picturale, que notre cerveau est un organe sexuel en puissance, qui s’ignore. Regardez ces rideaux rouges, ces lumières des profondeurs... Bref, toute l’œuvre mise en cadre regorge de sexe !
          salutations.

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