Julien Gracq le guetteur pour l’éternité
Louis Poirier, Julien Gracq en littérature, s’est éteint à l’âge de 97 ans, à l’hôpital d’Angers, pas très loin des bords de Loire qu’il affectionnait tant, où il avait été transféré en début de semaine suite à un malaise. C’est un géant de la littérature française qui s’en est allé rejoindre le Panthéon de nos génies. Ce sont ces mêmes bords de Loire qui l’ont vu naître le 27 juillet 1910 à Saint-Florent-le-Vieil où il a toujours vécu très en retrait des mondanités littéraires et parisiennes.
Son enfance fut un pensionnat à Nantes, puis le fameux lycée Henri IV (où il se lia avec Georges Pompidou), puis l’École normale supérieure et l’École libre des sciences politiques. Il sera agrégé d’histoire et enseignant toute sa vie jusqu’à l’âge de la retraite. De son premier livre Au château d’Argol (refusé par Gallimard... décidemment !) publié aux éditions José Corti, auquel il restera fidèle toute sa vie, au "Carnets du grand chemin", il sèmera sa vie d’écrivain de dix-huit livres. Au passage, événement notoire, il refusa le prix Goncourt en 1951 pour Le Rivage des Syrtes. Il est vrai que quelques mois auparavant, en publiant son pamphlet La Littérature à l’estomac, il avait définitivement dit tout le bien qu’il pensait des maisons d’éditions et des prix littéraires. J’espère qu’à l’occasion de sa disparition on en publiera quelques bons extraits, histoires de rappeler aux uns et aux autres d‘aujourd’hui à quelles sales cuisines ils se livrent tous les ans !
Les références à sa vie et à ses livres ne manqueront pas ces jours-ci, ce soir j’ai tout simplement envie de me souvenir de lui et de ces moments partagés.
Nous nous connaissions depuis mars 1980, date laquelle je lui avais rendu ma première visite, alors jeune étudiant à l‘Institut des sciences politiques. J‘avais éprouvé un véritable séisme en lisant à 20 ans Le Rivage des Syrtes. Il me semblait alors trouver enfin à la fois les mots, le style et l’univers qui me correspondait le plus. En relisant le livre que je lui ai consacré aux éditions du Chêne en 2001, relatant entre autres nos entretiens, je ne peux m’empêcher de citer le passage relatant cette première visite : « Je garde un souvenir plein d’émotion de cette rencontre, de cette grande disponibilité pour un jeune homme qui cherchait sa voie entre la politique et la littérature. Je me rappelle particulièrement la leçon d’écriture, en quelque sorte, lorsque nous avions évoqué ensemble son aspect technique. »
De ces conversations je lui dois la nécessité du travail serein pour trouver le mot juste et de ne jamais se perdre pour autant dans une correction infinie de la phrase qui n’aboutirait qu’à une magnifique page de dictée... définitivement coupée du monde de l’auteur.
Alors qu’il nous a quitté, je pense à toutes ces années où je gardais avec lui le contact, un contact authentique et parcimonieux... je n’ai jamais voulu « l’envahir » et pourtant chacune de mes visites était un vrai moment de partage et d’émotion. Après avoir écrit ce livre je suis allé le voir à de trop rares moments, la dernière fois ce fut un déjeuner en famille à la petite auberge « De la Gabelle » qui fait presque face à sa maison à Saint-Florent-le-Vieil. Le rituel consistait à arriver la veille le vendredi soir à l’hostellerie. Puis au matin, vers les 10 heures, je franchissais les 200 mètres pour aller jusqu’à sa porte : la sonnette où ne figure aucun nom, si ce n’est celui du fabricant.
Sa voix vous interpelle du haut des escaliers, puis on monte jusqu’à la petite terrasse qui précède la maison.
Il y a entre sa maison et lui un mélange de naturel, le portail, la terrasse, la petite pièce (à gauche en entrant) où il reçoit et sa présence pleine de mots comme autant de lucioles, et comme une douleur, de quelque chose qui se perd et puis s’oublie.
Une entrée au décor qui ne lui ressemble pas et que domine un objet en bois haut perché, insolite, qui semble veiller sans que l’on en sache l’utilité matérielle. Puis le saint des saint où il reçoit ses visiteurs le petit salon où le temps s’est semble-t-il arrêté, un poêle chauffe déjà la pièce où nous attendent les fauteuils, une table et puis, derrière, un lit, quelques tableaux au mur dont un portrait de son père.
Nous passions alors deux à trois heures à parler de petites choses et parfois de plus grandes avant d’aller déjeuner. Chaque visite était pour moi l’occasion d’une admiration renouvelée et grandissante.
J’aimais cet homme pour ce qu’il écrivait, mais aussi pour ce qu’il était.
Aujourd’hui dans ce monde délavé, fuyant et si léger, il m’apparaît plus que jamais comme un repère (un repaire aussi !), il détestait que je dise cela de lui, il ne se sentait en rien le modèle de quoi que ce soit... et surtout pour qui que ce soit. Il se « sentait sans message »... le temps passant je crois que pour autant il restera de son passage autre chose que ses livres, malgré lui, il restera l’incroyable dignité de cet homme dans une solitude qu’il affectionnait, qu’il aimait plus profondément, sans doute, qu’il n’aima les hommes et leur société.
Un article est bien entendu trop court pour écrire tout ce qu’il conviendrait. Mais je voudrais dire aussi, contre cette idée toute faite et fausse, qu’il n’a jamais été l’hermite d’où que ce soit. Il fut un homme passionné de son temps, de son époque. Jeune homme et jeune enseignant il s’engagea auprès du Parti communiste, peu de temps il est vrai, il le quitta au moment du pacte germano-soviétique. Mais il en parle avec affection tout en faisant remarquer combien aujourd’hui cette appartenance au Parti communiste avait quelque chose d’exotique. Il aima André Breton jusqu’à lui consacrer une biographie ; il fut un court moment aussi compagnon de route des Surréalistes. Il participa au CNC à la commission d’avance sur recette où il excella tant sa connaissance du cinéma était parfaite. Plusieurs de ses œuvres ont été portées à l’écran et à chaque fois (mis à part peut être le mauvais souvenir du tournage pour l’ORTF d’Un beau ténébreux par Jean Christophe Averty) il s’est déplacé sur les lieux de tournage pour s’entretenir avec les comédiens et les réalisateurs, que ce soit André Delvaux (Rendez-vous à Bray) ou Michel Mitrani (Un balcon en forêt). Il aimait le théâtre et de même il s’intéressait aux trop rares mises en scène du Roi pêcheur, une des dernière fois ce fut je crois à Lyon avec Pierre Santini.
On le disait avare de visite et pourtant il était heureux à chacune d’entre elles. Pour me remémorer ce dernier déjeuner, à 16 heures nous étions encore à table lorsque j’ai dû avec la plus grande délicatesse prendre congé de lui.
Il nous laisse ses livres, pour ma part il me laisse un enrichissement, le goût de vivre, l’envie des grands espaces, l’amour des lisières et des rivages et plus que tout la passion des sous-bois et le doux sentiment de l’éternel inachevé.
Pour finir, j’aimerai citer la fiche signalétique des personnages de ses romans :
Époque : quaternaire récent
Lieu de naissance : non précisé
Date de naissance : inconnue
Parents : éloignés
État civil : célibataire
Enfant à charge : néant
Profession : sans
Activités : en vacances
Situation militaire : marginale
Moyens d’existences : hypothétiques
Domicile : n’habitent jamais chez eux
Résidences secondaires : mer et forêt
Voiture : modèle à propulsion secrète
Yacht : gondole ou canonnière
Sports pratiqués : rêve éveillée - noctambulisme.
(Julien Gracq, lettrines Bibliothèque de la Pléiade tome II page 153)
Au revoir M. Julien Gracq.
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