Le bonheur existe-t-il ?
Qu’est-ce que le bonheur, qu’entend-on par être heureux, nager dans le bonheur ? Il y a déjà le plaisir, la joie, la satisfaction, alors le bonheur de quelle façon est-il autre, de quelle façon se singularise-t-il, comment savoir que nous sommes heureux ? Et être heureux, ne serait-ce pas seulement ...ne pas être malheureux ? Autant de questions que nous allons nous poser dans cet article, tant il est vrai que l’on parle beaucoup du bonheur sans très bien savoir le définir, sans savoir si nous l’avons jamais éprouvé, s’il est chimère ou réalité ?
L’optimisme de ceux qu’on a appelés au XVIIIe siècle " les philosophes" a placé le bonheur dans le développement des "Lumières", c’est-à-dire dans le développement de la connaissance et de l’intelligence. Après s’être appliqués à libérer les esprits de tout ce qu’ils considéraient comme des préjugés, ils ont pensé affranchir les individus de toutes les servitudes, les oppressions, les despotismes, et ont eu une confiance illimitée dans " le progrès".
Deux ouvrages de Rousseau sont centrés sur le bonheur : L’Emile et La Nouvelle Héloïse. Selon le philosophe, l’éducation de l’enfant devait le rendre heureux. C’était une première approche de ce bonheur tant souhaité. Pour qu’il l’éprouve, il fallait donc laisser l’enfant se développer, jouer, se promener, apprendre librement. L’idée dominante était que la nature humaine est foncièrement bonne et, par conséquent, ne présente aucun obstacle au bonheur individuel. En quelque sorte, le bonheur serait de pouvoir faire ce que l’on veut, comme on le veut, quand on le veut. Vision simpliste des choses que la vie s’est empressée de démolir, car le bonheur est chose plus complexe et mystérieuse que certains ont bien voulu le laisser entendre. Par exemple un Président de la République, qui ambitionnait de contribuer au bonheur des Français, ne fit, en définitive, que des lois pour les contraindre davantage.
Le bonheur humain peut-il être une organisation parfaite de la société telle que Charles Fourier, théoricien socialiste l’espérait au début du XIXe siècle, le fruit de l’usage de la raison et de la recherche de l’intérêt bien compris ? Dans Les frères Karamazov de Dostoïevski, le personnage du Grand Inquisiteur croit que le salut promis aux hommes est la réalisation d’un royaume terrestre de justice, d’amour, d’équité pour tous. Puis, il s’aperçoit que bien peu d’entre eux sont capables de répondre à cet appel. Aussi renonce-t-il à ce rêve déraisonnable pour entreprendre une tâche plus humaine : l’établissement d’un ordre terrestre tel que les hommes puissent l’envisager comme accessible, même si une part de leur liberté est entre les mains de quelques maîtres qui se chargent d’aménager et d’organiser rationnellement leur condition.
D’importants textes bibliques développent l’idée que le bonheur a un caractère aléatoire, hasardeux, improbable. Les guerres, les maladies, les injustices, les famines semblent, en permanence, compromettre le bonheur de l’homme sur la terre. On a parlé de ce monde comme d’une vallée de larmes où le bonheur est considéré comme une aspiration réalisable que dans un autre monde. Schopenhauer, philosophe du XIXe siècle, considérait que durant sa vie l’homme oscille entre souffrance et ennui. Selon lui, le bonheur était inaccessible. Aussi fallait-il s’appliquer à ne pas ajouter au malheur en pratiquant la bienveillance et la compassion et trouver, pour soi-même, la paix intérieure en s’exerçant, comme les sages de l’Inde, au détachement et aux renoncements des désirs.
Aristote, son prédécesseur, était plus optimiste. Il considérait que le plaisir est un élément du bonheur mais qu’il n’en est pas le tout. Il s’ajoute à l’acte comme la beauté s’ajoute à la jeunesse. Un homme n’est heureux que s’il vit conformément à sa nature et se tient à l’écart des perversions de l’esprit et de la chair. La vie heureuse est une continuité d’actions que la raison accompagne - écrivait-il. La pratique de la vertu ajoutait un élément supplémentaire en procurant la force de supporter les privations et les inconvénients dont la vie ne cesse de nous affliger.
L’intellectualisme de Spinoza n’a pas séparé la parfaite connaissance de la vertu et la vertu du bonheur. L’homme participant de l’essence infinie de Dieu se sait éternellement uni à la substance divine, et l’amour intellectuel de Dieu est sa béatitude. Pour Kant, la recherche du bonheur ne devait être en aucune façon le mobile de la vertu. L’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme devaient représenter des postulats suffisamment importants pour que nous lui sacrifions le bonheur. Il est vrai que les Grecs avaient déjà eu conscience que le bonheur en tant qu’état imperturbable et définitif n’appartenait pas aux mortels. A travers l’histoire, les philosophes ont toujours été convaincus que la vie des êtres soumis au temps, au changement et à ses aléas, était incompatible avec le bonheur absolu, que celui-ci était une conquête toujours fragile, que certains de ses éléments ne dépendaient pas de nous et que nous restions exposés aux bons et aux mauvais coups du sort. Ils ont toujours souligné que le bonheur ne pouvait pas se confondre avec le plaisir, qu’il ne se séparait pas de la moralité, qu’il s’accordait avec les aspirations les plus nobles et les plus élevées. En effet, la permissivité ne rend pas l’homme heureux. On dit de certaines personnes qu’elles ont des natures heureuses, comme s’il y avait une prédispositions au bonheur. Peut-être la recette est-elle simplement de ne pas envier celui des autres...
Le bonheur nous tombe rarement dessus comme le malheur. On ne sait d’ailleurs pas très bien pourquoi et comment nous sommes heureux. Ce n’est pas une immersion subite comme le sont la joie et le plaisir ; plutôt un état où les éléments qui nous composent paraissent être en accord les uns avec les autres. Est-ce l’amour, la réussite professionnelle, une santé à toute épreuve qui concourent à composer ce subtil équilibre ? Je crois que sa définition est impossible pour la bonne raison que le bonheur n’est semblable pour personne, car particulier à chacun. Certains vous diront qu’ils ont éprouvé du bonheur dans des situations difficiles, voire problématiques, simplement parce que de se sentir en mesure de les surmonter leur communiquait un sentiment de plénitude et que cette satisfaction-là s’apparentait au bonheur. Ne cherchons pas non plus à le traquer, ce serait une quête perdue d’avance. Ne tient-il pas à la fois de l’harmonie intérieure et de quelques opportunités extérieures ! On ne s’étourdit pas de bonheur comme on s’étourdit de plaisir ; on s’apaise et se rassure à son contact, on goûte alors à la saveur rare de la sérénité et on l’éprouve sans pouvoir le partager, tant il ne relève que de nous-même.
Néanmoins, l’aspiration au bonheur ne se laisse pas décourager. Elle reste au coeur de chacun, profonde, universelle, incoercible, fermement liée à l’exigence de voir réunis bonheur et vertu et de s’alimenter à la flamme de la sagesse et de la raison. Le bonheur ne se décrète pas mais se secrète comme un suc et c’est pour cela qu’il reste personnel, que chacun le ressent, le perçoit selon sa nature et que l’on ne peut en aucune façon le quantifier ou le cerner. Il est au secret du coeur ce quelque chose qui ressemble au contentement, à la plénitude. Il n’est pas en soi absence de malheur, mais plus précisément quiétude de l’esprit, harmonie et concorde de ce qui compose l’étoffe intime de notre être.
" J’ai senti que le bonheur était proche, humble comme un mendiant et magnifique comme un roi. Il est toujours là ( mais nous n’en savons rien ), frappant à la porte pour que nous lui ouvrions, et qu’il entre, et qu’il soupe avec nous ".
Julien Green ( Journal - 1940 )
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