Plus sérieux...
Cette analyse de Kant garde tout sa valeur :
"Le concept du bonheur est un concept si indéterminé, que, malgré le
désir qu’a tout homme d’arriver à être heureux, personne ne peut jamais
dire en termes précis et cohérents ce que véritablement il désire et il
veut. La raison en est que tous les éléments qui font partie du concept
du bonheur sont dans leur ensemble empiriques, c’est-à-dire qu’ils
doivent être empruntés à l’expérience ; et que cependant pour l’idée du
bonheur un tout absolu, un maximum de bien-être dans mon état présent
et dans toute ma condition future, est nécessaire. Or il est impossible
qu’un être fini, si perspicace et en même temps si puissant qu’on le
suppose, se fasse un concept déterminé de ce qu’il veut ici
véritablement. Veut-il la richesse ? Que de soucis, que d’envie, que de
pièges ne peut-il pas par là attirer sur sa tête ! Veut-il beaucoup de
connaissance et de lumières ? Peut-être cela ne fera-t-il que lui
donner un regard plus pénétrant pour lui représenter d’une manière
d’autant plus terrible les maux qui jusqu’à présent se dérobent encore
à sa vue et qui sont pourtant inévitables, ou bien que charger de plus
de besoins encore ses désirs qu’il a déjà bien assez de peine à
satisfaire. Veut-il une longue vie ? Qui lui répond que ce ne serait
pas une longue souffrance ? Veut-il du moins la santé ? Que de fois
l’indisposition du corps a détourné d’excès où aurait fait tomber une
santé parfaite, etc. ! Bref, il est incapable de déterminer avec une
entière certitude d’après quelque principe ce qui le rendrait
véritablement heureux : pour cela il lui faudrait l’omniscience. [...]
Il suit de là que les impératifs de la prudence, à parler exactement,
ne peuvent commander en rien, c’est-à-dire représenter des actions
d’une manière objective comme pratiquement nécessaires, qu’il faut les
tenir plutôt pour des conseils (consilia) que pour des commandements (proecepta)
de la raison ; le problème qui consiste à déterminer d’une façon sûre
et générale quelle action peut favoriser le bonheur d’un être
raisonnable est un problème tout à fait insoluble ; il n’y a donc pas à
cet égard d’impératif qui puisse commander, au sens strict du mot, de
faire ce qui rend heureux, parce que le bonheur est un idéal, non de la
raison, mais de l’imagination, fondé uniquement sur des principes
empiriques, dont on attendrait vainement qu’ils puissent déterminer une
action par laquelle serait atteinte la totalité d’une série de
conséquences en réalité infinie.
KANT
Fondements de la Métaphysique des Moeurs, II,
tr. fr. V. Delbos, p. 131-132, éd. Delagrave