Le documentaire de Marcel Ophuls fut réalisé en 1969, projeté deux ans plus tard dans une petite salle du Quartier latin, le Saint-Séverin, et montré pour la première fois sur les chaînes françaises en… 1981 ! Quant à moi, j’ai découvert cette délicieuse chronique d’une ville française sous l’Occupation, seulement quarante ans plus tard. La première interrogation qui vient d’emblée à l’esprit, c’est pourquoi a-t-il fallu attendre si longtemps, pour voir ce film ?
Jean-François Revel qui a beaucoup réfléchi sur les phénomènes de censure dans la presse ou ailleurs et qui connaissait Marcel Ophuls depuis le milieu des années 1960, s’il ne répond pas directement à cette question, raconte en tout cas dans ses Mémoires, l’organisation mis en place pour faire obstacle à la diffusion d’un film déjà culte à l’étranger, et paradoxalement introuvable en France : “
les pouvoirs publics et les conducteurs d’opinion, à commencer par l’omnipotent monopole de la télévision d’Etat, avaient tout mis en oeuvre pour étouffer le film, à défaut de l’interdire, ce que la loi n’autorisait quand même pas (…)”. Revel nous apprend que l’auteur du film le tenait quotidiennement au courant “
des mille artifices par lesquels de vertueux patriotes, mandatés de très haut, chaque fois que son film avait une chance de reprendre la route des petits écrans, trouvaient le moyen de crever les pneus de la voiture au moment opportun.”
Comment expliquer cette surveillance constante, cette obstination dans la censure larvée ? Je n’ai pas trouvé de réponse dans la documentation comme si on voulait curieusement éluder la question ; mais ce qu’on peut dire tout de même, c’est qu’à partir de 1969, le président
Georges Pompidou préfère entretenir le mythe gaulliste d’une France héroïque et il semble évident que le film d’Ophuls ne va pas dans ce sens. Le président n’ayant au surplus pas participé à la Résistance ne veut en aucune façon, risquer de sacrifier l’union apparente des Français sur l’autel de la vérité historique (en réveillant ces souvenirs jugés encore douloureux de l’Occupation). Mais qu’en est-il de son successeur,
Valery Giscard d’Estaing, qui s’est toujours targué de défendre la liberté d’expression et qui du point de vue des moeurs, a effectivement lors de son septennat mené une incontestable politique libérale ? Au début des années 1970, il est non seulement ministre de l’Economie et des Finances mais aussi député du Puy-de-Dôme. Sous l’Occupation, c’était un jeune lycéen à Clermont-Ferrand ; il connaît donc très bien la ville dont Marcel Ophuls s’évertue à faire le portrait sociologique en interrogeant une pléiade de témoins. C’est tellement vrai que son père
Edmond Giscard d’Estaing, haut fonctionnaire, était à l’époque maire de Chanonat (une petite commune dans le Puy-de-Dôme) depuis 1932. On apprend de la bouche de
Pierre Mendes-France interrogé par Ophuls, qu’après sa condamnation à six ans de prison pour désertion, par le tribunal de Clermont-Ferrand, il reçut la visite d’un homme qui, scandalisé par l’issue du procès, lui proposa d’aller directement en apporter la sténographie au Maréchal lui-même ! Cette démarche chevaleresque ne changea rien à la situation du futur président du conseil, qui ne devra compter que sur lui-même pour se sortir de cette situation injuste et humiliante (en s’évadant…). Mendès-France confie l’oeil un peu malicieux que l’homme en question se nommait… Giscard d’Estaing. On peut donc penser que VGE, élu président de la République en 1974, ne souhaitait pas que les Français eussent connaissance des sympathies pétainiste de son propre père. Toujours est-il qu’en 1981, on peut enfin voir le film. A supposer que
Mitterrand y soit pour quelque chose, on peut se demander s’il avait quelque intérêt à lever la censure dans la mesure où l’on y aperçoit à maintes reprises son ami
René Bousquet, chef de la police du régime de Vichy. Si on écarte l’hypothèse de l’inconséquence ou celle de la générosité pure et désintéressée du président socialiste, il nous reste l’idée qu’il n’était sans doute pas inutile à ses yeux, de faire un peu de pédagogie pour expliquer aux gens que l’attitude des français en 1944, n’était pas la même en 1940, et qu’il faut donc juger les hommes qui ont vécu ces événements (y compris Mitterrand lui-même) avec indulgence et lucidité.
Dès lors, si on comprend mieux les raisons pour lesquelles, les autorités ont dans les années 1970, jugé raisonnable de nous priver d’un tel chef-d’oeuvre, on se demande à lire certains historiens d’aujourd’hui, si
le Chagrin et la Pitié est totalement en 2009, sorti du purgatoire. Par exemple,
Marc Ferro dans son livre,
Cinéma, un vision de l’histoire, commence par des lignes assez élogieuses à l’égard de l’entreprise d’Ophuls, avant de changer rapidement de ton. Il s’interroge tout d’abord sur le choix des témoins : “
il n’y a pas d’ouvriers ou de cheminots interrogés“, nous dit-il. Ce qui est vrai, mais l’eminent historien oublie de préciser qu’Ophuls donne la parole à un agent britannique ne tarissant pas d’éloge à l’égard précisément des ouvriers et des cheminots toujours disposés (contrairement aux bourgeois indique-t-il) à l’héberger en dépit du danger, ou à se priver de leurs propres cigarettes pour lui en fournir ; quitte plus tard à fumer les mégots laissés par l’Anglais… Ils ne sont donc pas tout à fait absents d’un film qui dure déjà 256 minutes (on imagine où l’aurait conduit une totale exhaustivité…). Dans le fond, Marc Ferro pense que l’auteur dissimule ses vraies intentions : l’historien très sceptique parle d’une “
impression d’authenticité“, d’une orientation qui “
semble favorable à la Résistance“, de “
l’éclatement du film en séquences (qui) rendent opaque son idéologie profonde“, ou encore d’”
objectivité apparente“. Et Ferro de citer un exemple précis : pour montrer que le documentariste ne traite pas ses témoins de la même façon, il explique que le collaborateur “
dispose d’espace, (…) est cultivé, a une haute personnalité, une maitrise de soi, ce qui n’est pas le cas des résistants interrogés, ces paysans maniant mal les idées…”. La critique est si injuste et dénuée de sens qu’on se demande si on a vu le même film ! Le collaborateur évoqué par Ferro, s’il est effectivement cultivé, apparait bien souvent ridicule voir pathétique. Par exemple, lorsqu’il raconte à son interlocuteur que désirant à tout prix rencontrer Pétain ou Laval dans leur château, il est brutalement éconduit. Ce désaveu prouve que dans les hautes sphères de Vichy, on ne l’a jamais vraiment pris au sérieux. Alors qu’à l’inverse, on sent chez le paysan tel qu’il nous est présenté par Ophuls, non seulement du courage quand il raconte ses péripéties, son arrestation, une grande lucidité face aux événements, mais aussi des sentiments humains dans la volonté de ne pas infliger aux allemands ce que lui-même aurait subi, et dans le refus de se venger de celui qui dans son village, l’a visiblement dénoncé.
A mon sens, Marc Ferro a donc tort de conclure son texte en prétendant qu’Ophuls “
substitue le mythe de la lâcheté à celui de l’héroïsme“. Les interviews d’
Emmanuel d’Astier de la Vigerie ou de Pierre Mendès-France suffisent à réfuter cette assertion. Revel définit mieux à mes yeux, les intentions réelles de Marcel Ophuls :
“…à travers les témoignages de survivants, il dressait le catalogue de tous les comportements possibles des Français sous l’Occupation. Ce film discréditait le mythe angélique d’une France unanimement antinazie, exception faite d’une poignée de vendus collabos. Mais il n’accréditait pas non plus le contre-mythe diabolique d’une France unanimement collabo, exception faite d’une poignée de héros résistants. En tout cas, il invitait à reprendre l’histoire à la base.” Reprendre l’histoire à la base, tâche perpétuelle de l’historien-Sisyphe…