Dès 1770, le Prince
Nicolas Esterházy*, sa famille, ses serviteurs et ses musiciens partagent leur temps entre le palais d’hiver baroque d’
Eisenstadt et le palais d’été que le Prince a entrepris de construire six ans plus tôt en Hongrie sur son terrain de chasse de Sűttőr (
Fertőd), malgré les conseils négatifs de ses amis, effrayés par le caractère marécageux du lieu. Dénommé
Esterháza, ce palais grandiose, très largement inspiré du château de Versailles, ne sera achevé qu’en 1784 et comportera, parmi ses 126 pièces, trois espaces entièrement dédiés au spectacle : un théâtre de marionnettes, une salle de concert et un opéra.
1772. Bien que le palais d’Esterháza soit encore très loin d’être achevé, le Prince Nicolas est déjà très entiché de sa mirifique résidence d’été. Au point que les saisons estivales s’allongent de plus en plus chaque année, au grand dam des musiciens dont les épouses et les enfants sont restés à Eisenstadt. Une « pénitence » à laquelle échappent quelques membres de l’orchestre, notamment
Joseph Haydn, Kappelmeister respecté du Prince, et son adjoint, le Konzertmeister
Luigi Tomasini. Ceux-là possèdent le privilège de disposer d’un appartement privé dans le château d’Esterháza pour eux-mêmes et leur famille. Le compositeur n’en comprend pas moins le désarroi des musiciens privés des leurs et pressés de reprendre la route d’
Eisenstadt. Malgré des demandes répétées, Nicolas Esterházy reste toutefois sourd à leurs légitimes revendications. Tant et si bien que le Prince, sa famille, ses collaborateurs, ses serviteurs et ses musiciens sont encore tous présents dans la résidence d’été d’Esterháza au mois de... novembre.
C’est alors que Haydn a une idée de génie : décrire dans une nouvelle symphonie le désarroi et la nervosité des musiciens, contraints par la volonté du Prince de rester éloignés si longtemps de leurs proches. Le style
Sturm und Drang (tourmente et passion) s’impose alors dans les milieux musicaux, et Haydn lui-même est un adepte de cette approche dramatique de la composition, marquée notamment par le recours aux sombres accents du
mode mineur. La 45e symphonie, écrite dans la tonalité rarissime de fa dièse mineur, n’échappe pas à l’air du temps. Fait inhabituel, elle est constituée de cinq mouvements, le finale comportant deux parties enchaînées, un presto suivi d’un adagio. Achevée en quelques jours, la symphonie 45 est donnée dans le salon de musique d’Esterháza devant un public limité au souverain, à sa famille et à quelques amis.
Et si nous partions soudain ?
Tandis que les spectateurs s’installent, les musiciens prennent place sur la scène, chaque lutrin étant éclairé par une bougie pour permettre la lecture de la partition. Comme le veut la tradition, les musiciens accordent leurs instruments par groupes sur le « la » donné par le premier hautbois. Ce préalable accompli, le silence se fait : l’orchestre est prêt. Sur un signal du premier violon, tenu par Joseph Haydn lui-même, les premières mesures, sombres et tourmentées, emplissent alors le salon de musique. La suite est savoureuse et si bien racontée par l’excellent claveciniste et chef d’orchestre belge
Jos van Immerseel que le mieux est de lui laisser la parole :
« Dans le premier mouvement, on entend la fureur et le désespoir, mais dans le développement apparaît soudain un thème doux (le compositeur voulut-il traduire la réunion familiale tant attendue de ses musiciens ?). Dans l’adagio, les violons jouent en sourdine une musique incohérente, ce que nous pourrions qualifier avec lyrisme de « sanglots ». Tristesse et misère sont partout présentes. Vient ensuite un menuet revêche et peu gracieux. Le trio est clairement plus positif : l’espoir l’emporterait-il à présent ? Le finale commence par un thème du premier violon et soulève une question : « Et si nous partions soudain ? ». L’adhésion de l’orchestre résonne à l’unisson. Chacun fait alors montre du style le plus brillant et de la plus grande virtuosité : « N’avons-nous pas donné le meilleur de nous-mêmes de façon convaincante durant tout l’été ? ». Intervient ensuite, inattendu, un merveilleux adagio. Après la 24e mesure, le premier hautbois joue un beau solo, souffle sa bougie et s’en va calmement. Peu après, le deuxième cor suit son exemple et disparaît, imité par le basson, le deuxième hautbois et le premier cor. La contrebasse se manifeste alors comme jamais dans cette pièce et... quitte également la scène. Les troisième et quatrième violons font entendre, avec le violoncelle, le thème initial. Le violoncelle pourtant s’interrompt et part. L’alto prend la partie de basse à son compte, et un peu plus tard les troisième et quatrième violons s’arrêtent de jouer. Les premiers et deuxième violons* continuent doucement, accompagnés par l’alto, jusqu’à ce que celui-ci s’en aille à son tour. Les deux violons s’arrêtent alors dans le plus grand silence. »
On imagine aisément la stupéfaction des spectateurs dans le salon de musique au spectacle inattendu d’une scène plongée dans une quasi-obscurité après le départ progressif des musiciens et l’extinction de leurs bougies. Mais le symbole a porté, et le Prince Nicolas, beau joueur, rejoint les musiciens dans l’antichambre et s’adresse à son Kapellmeister : « J’ai compris, Haydn : demain, tous ces messieurs pourront rentrer à Eisenstadt. » Moralité : non seulement la musique adoucit les mœurs, mais elle peut également être le support efficace d’une juste revendication !
* Féru de musique, le Prince joue lui-même avec un certain talent du baryton à cordes, instrument apparenté à la viole de gambe et doté de cordes sympathiques. Á la demande du Prince, Haydn composera près de 150 sonates, duos et trios pour ou avec le baryton.
** Le premier violon tenu par Joseph Haydn, c’est un autre musicien et compositeur de qualité, Luigi Tomasini (1741-1808) qui tenait le second, délaissant pour l’occasion son rôle de Konzertmeister (premier violon) au profit de Haydn dont l’Italien était de facto l’adjoint.
Lien musical :
Symphonie 45 « Les Adieux », finale : presto puis adagio (Baltic Chamber Orchestra)