Les Beatles, le groupe qui plongea le monde dans les ténèbres
Une tentative d'exorcisme.
On a coutume de lier le sérieux au sombre, comme si le joyeux ne pouvait pas être sérieux, comme s’il ne pouvait être qu’un élan incontrôlé et vain du corps, sans nœud avec l’âme, ce truc forcément torturé comme aiment à nous le rappeler plus de deux millénaires de monothéismes culpabilisateurs. Aujourd’hui, tout se doit d’être sombre. Même un gars déguisé en chauve-souris et un extra-terrestre en collants qui se cognent dessus dans une bande dessinée filmée.
Une coutume dans laquelle les Beatles se sont précipités dès leur quatrième album, « Beatles For Sale », sur la pochette duquel les quatre bonhommes posent avec un air triste sur fond de déchéance automnale. Déjà qu’ils avaient l’air dark sur « With The Beatles »… Sur « Beatles For Sale », Lennon allait pleurer « I’m A Loser », sur « Help ! », pendant sa période « Fat Elvis », il appellerait… à l’aide, des profondeurs de son désespoir. Viendraient ensuite l’expérimentation avec la drogue, douce puis dure, sur « Rubber Soul » et « Revolver », condition indispensable pour pouvoir célébrer le « Summer of Love » avec « Sgt. Pepper », cet album-fleuve où le seul moment de lucidité sur la situation réelle, « She’s Leaving Home », parle d’une jeune femme qui quitte le domicile familial sans prévenir et s’aliène le support inconditionnel de ses parents pour vivre sa vie telle qu’elle l’entend, sans qu’on puisse savoir comment elle l’entend, le seul but de la manœuvre étant d’être « libre ».
En 1963, « I Want To Hold Your Hand », composé conjointement par Lennon et McCartney, célébrait les joies simples et impersonnelles de la vie sur fonds d’accords sautillants et « outrageants », pour reprendre le mot de Bob Dylan, preuve que l’on pouvait être totalement expérimental et totalement conventionnel en même temps. Six ans plus tard, John Lennon écrirait une ritournelle de désir obsédant, « I Want You (She’s So Heavy) » pour Yoko Ono, cette femme souvent caricaturée en démon par ses détracteurs, en utilisant de simples accords de blues ralentis et créerait une atmosphère que Black Sabbath développerait par la suite pour dépeindre les tourments de l’âme effrayée de se perdre dans les tréfonds de l’Enfer. Et McCartney, qui souriait « Can’t Buy Me Love », évoquerait publiquement les disputes financières du groupe dans « You Never Give Me Your Money ».
Comment en était-on arrivés là ? Par quel hasard de l’histoire la période des 30 Glorieuses pouvait-elle se trouver comme groupe étendard quatre jeunes gens qui sombreraient dans la drogue, le mysticisme, la thérapie du cri primal et les bandes originales des plus mauvais James Bond ? Pourquoi, pourquoi, pourquoi l’âme humaine ne peut-elle s’empêcher de plonger droit dans l’abîme quand bien même elle aurait toutes les raisons d’être heureuse ? Ou pourquoi cherche-t-elle au minimum à se détacher du monde matériel, comme George Harrison nous y invite sans cesse à partir de « Revolver », alors même qu’il chantait « I’m Happy Just To Dance With You » à peine trois ans plus tôt ? Questions auxquelles les réponses s’échapperont aussi longtemps que le spectacle cathartique qui nous permet à tous de ronronner chaque jour devant nos écrans continuera. La représentation de la souffrance doit avoir quelque chose de plus attirant que la représentation du bonheur, non ?
On lit souvent que les quatre se séparèrent dès la parution du double blanc à la pochette trompeuse où McCartney offre son morceau le plus violent (« Helter Skelter »), Lennon une partie de son intimité heurtée (« Julia »), Ringo un cri de détresse (« Don’t Pass Me By »), Harrison son ennui profond qui le pousse à la recherche de Dieu (« Long Long Long »). Mais le vers était déjà dans le fruit à partir du moment où John Lennon, meurtri de son enfance, se mit à larmoyer « Misery » sur une mélodie un brin tempérée par le caractère sirupeux de son acolyte McCartney (j’aime ces clichés éternels, il y a de la vérité dans les clichés, clichés, photographies, souvenirs). Un caractère sirupeux qui finira par tourner à l’aigre lui aussi, quel désastre d’entendre les paroles moroses de « The Long And Winding Road » sur un arrangement répudié de Phil Spector, cet assassin de femme qui a longtemps exagéré le bonheur incroyable des amours simples pour dissimuler une personnalité des plus troubles.
L’épopée des Beatles n’est en fait qu’une longue et incessante - indécente - descente vers l’expression du moi déchiré, un moi déchiré, clivé, qui s’apprête à détruire l’unité d’une société toute entière tournée vers le progrès technique et même social. Elle est métonymique du mouvement lamentable qui a poussé les communautés occidentales qui se reconstruisaient collectivement après la seconde guerre mondiale à s’écrouler sous le poids de l’individualisme de masse déjà latent depuis l’invention de cette satanée psychanalyse. L’individualisme, c’était mieux du temps des monarchies, quand tout le monde se moquait de la gueule du roi, ensemble dans des fermes surpeuplées, et pas chacun de son côté dans des pavillons de banlieue.
Après les Beatles, même des musiques entraînantes comme le funk et le disco auront recours à des procédés d’hypnose sur le grand public, morceaux longs, paillettes, drogue. On dansera sur « I Will Survive » dans des clubs crapoteux en croyant qu’on entend autre chose qu’une chanson de lutte. On se trémoussera sur « Born To Be Alive », cet hymne qui dans ses paroles pousse l’autojustification, ce critère de la folie la plus sérieuse, à son paroxysme. Après quoi, on nous montrera de belles bagnoles et du soleil dans les clips de rap tout en rabâchant que les quartiers sont dévastés par la pauvreté et le racisme. Et aujourd’hui, même nos super-héros doivent être sombres, Adam West doit se retourner dans sa tombe, ou alors il le fera quand il sera mort (j’ai la flemme de vérifier sur Wikipédia).
Depuis Beethoven, il est de plus en plus notoire que la joie ne se gagne que de haute lutte, que les gens simples n’existent pas, qu’on ne peut pas être heureux par la simple grâce d’exercer une activité, professionnelle ou pas, les plaisirs de la table, un toit et un foyer. L’idéologie véhiculée par la « culture » est une imposture qui pousse à l’accident et à la faute. Homère n’a chanté que parce qu’il y a eu une guerre, mais au moins, elle n’était pas dans sa tête, derrière ses yeux aveugles, et Ulysse finissait par retrouver Pénélope, après avoir fait quelques dommages collatéraux, certes.
Et plus près de nous, c’est la faute des Beatles si la magnifique culture pop des fifties, celle qui prouvait que manger un mauvais hamburger dans un fast-food bidon avec sa merveilleuse petite amie, celle qui était foutrement plus excitante et exaltante que celle du plaidoyer mortifère du morne « Yesterday » de 1965, cette chanson entendue en rêve par son auteur et qu’il n’a transmise au monde que pour se plaindre que c’était mieux avant, a disparu. Aujourd’hui encore, cette escroquerie au pessimisme est la chanson la plus reprise et la plus radiodiffusée de toute l’histoire. Y a vraiment un problème avec l’humanité. Et dire qu’au départ, « Yesterday » s’appelait « Scrambled Eggs »… C’était plus léger, sauf pour les végétaliens militants.
Bref, y en a ras-le-bol des ténèbres. Rendez-moi mon Batman sixties, mon twist et Mary Poppins. Même si je sais qu’elle s’en va à la fin du film, et que ça me déchire…
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