Les techniques numériques : un autre rapport à l’image
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L’arrivée du numérique dans les domaines de l’image ne sera pas le simple remplacement de grains argentiques par des petits carrés nommés pixels. La transformation risque d’être beaucoup plus profonde qu’il y paraît au premier abord. Les fondements mêmes de la photographie sont déjà ébranlés et on peut supposer que l’image connaîtra prochainement une révolution comparable à celle qu’elle a connue après l’invention... de la photographie, justement.
La perte de matérialité
La photographie n’est plus un objet mais une information, une série de 0 et 1 qui peut prendre une multitude de formes, qui est transmissible, reproductible à l’infini. Plus d’original, plus de copies, plus de support, rien de palpable. Les images, dès l’instant où elles sont numérisées, n’ont plus à être préservées (au sens de restaurées). Les archives deviennent une banque de données et pas un lieu de conservation de documents. Que vendra-t-on, dans quelques années, sur le marché de l’art comme photographie ? Un fichier numérique ? Un collectionneur est-il prêt à investir dans une série de chiffres ? Réussira-t-on à dissocier l’œuvre d’art picturale de son unicité ? Les tirages vendus étaient jusqu’à présent limités et numérotés, un artifice destiné à contourner artificiellement le côté reproductif de la photographie. Quel sens cette limitation prend-elle dans le cas du numérique quand la copie a valeur d’original et inversement ?
Le tirage papier qui était porteur de l’affectif lié à la représentation (y compris son jaunissement et sa dégradation) n’a plus de raison d’être et, le plus souvent, on s’en passe même. L’individu est-il prêt à canaliser ses sentiments sur un calcul abstrait ?
La preuve photographique
Bien
que juridiquement pas reconnue, la photographie fait toujours preuve
dans nos mentalités du XXIe siècle, preuve certes imparfaite mais
bien plus fiable que les mots ou le dessin. Et donc la photo est le
plus souvent utilisée pour apporter du crédit aux mots, que ce soit
dans le monde journalistique, scientifique, ou même plus généralement
narratif. Un journal à grand tirage ne se conçoit pas sans
photographies, une revue scientifique est impensable sans les images
qui génèrent une représentation concrète du discours abstrait. La
photographie ne se comprend pas sans les mots qui vont avec, mais
aujourd’hui les mots sont infirmes sans les photographies qui leur
sont associées. Or le numérique possède la faculté de transformation
indécelable et, de facto, fait s’écrouler la notion de preuve
photographique. Pas d’original (comme le négatif argentique), pas de
témoignage de la manipulation (trace informatique), un pixel en
remplace un autre et tout le monde n’y voit que du feu pourvu que la
retouche soit bien faite. Les agences commencent à s’en inquiéter.
L’AFP garantit que les images fournies sont brutes et sans artifices,
mais comment peut-elle certifier la bonne foi de tous les photographes
qui l’abreuvent chaque jour de milliers de clichés ?
Les subterfuges ne datent pourtant pas d’hier. Tout le monde se souvient de la disparition de personnages passés en disgrâce, du remplacement des individus compromettant, mais la supercherie ne résistait pas à l’examen de l’épreuve à travers une simple loupe, à la présentation du négatif complet, coupé en bandes de six. Aujourd’hui, ni vu ni connu, on rajoute, on enlève, on modifie. La tendance ne pourra que se confirmer et la photographie y perdre irrémédiablement sa crédibilité.
La notion d’empreinte
Jean-Pierre
Montier écrit : « En fait, il semblerait que ce soit davantage à son
caractère d’empreinte indubitable que la photo doit son usage de
souvenir, plutôt qu’à ses pouvoirs de restitution du passé, car elle
est rarement un acte de souvenance véritable. » La photographie de Proust à Barthes et réciproquement.
Difficile de parler d’empreinte pour une image numérique. Les intermédiaires entre les photons et l’image sont si nombreux, les transformations tellement accessibles, à tout moment, que l’adjectif « indubitable » ne peut perdurer dans la mesure où la valeur photométrique des pixels est en évolution permanente, de toute façon jamais définitive.
Relation à la réalité
Elle était déjà bien écornée depuis le début du XXe siècle. Les historiens et théoriciens de l’art, l’ont assez clamé ces dernières décennies : une photo n’est qu’une représentation possible du réel. Pas question de lui donner valeur de substitution.
Nonobstant
ces discours doctrinaux, la photographie représente encore la plus
fidèle représentation de ce qui nous entoure. Cela rejoint le
paragraphe précédent sur la notion de preuve. C’est à l’image
photographique qu’on se réfère en permanence quand on parle de réalités
objectives (photos de son enfant, de sa maison, de ses vacances, etc.).
Cette image du réel est aujourd’hui transformable, transfigurable. Son
enfant peut embellir, sa maison s’élever d’un étage, ses vacances
modestes devenir luxueuses, tout devient possible avec des
reproductions sur lesquelles tout un chacun peut intervenir librement.
La notion de « réalité photographique » perd ainsi le peu de sens qui
lui restait encore.
La fin de la paternité
Qui est l’auteur de cette image ? L’usage argentique voulait qu’on superpose la projection du négatif (qui faisait gage de propriété) sur l’image contestée. Si la superposition était parfaite, le propriétaire du négatif était déclaré auteur de l’image. Plus possible aujourd’hui. Il suffit de jouer légèrement sur les perspectives en post traitement pour que la superposition ne fonctionne plus. Ce qui signifie, en clair, que le photographe n’a plus les moyens de prouver la paternité d’une image. Le droit d’auteur pour la photographie, encore plus que pour la musique, est voué à la disparition. Il ne s’agit pas de le regretter en s’apitoyant mais de considérer une évolution de la photographie vers une gigantesque banque d’images en libre accès qui constituera un réservoir dans lequel chacun pourra puiser. Une photo ne sera donc plus liée à son auteur et deviendra anonyme à partir de l’instant où elle est diffusée. Du pain sur la planche pour le législateur.
Il ne s’agit plus d’être pour ou contre le numérique et cet article n’a pas pour but de s’épancher sur la disparition d’une technique. En revanche, tous ces changements radicaux qu’on mesure encore mal auront des conséquences inévitables. Si les peintres n’ont plus peint de la même façon après l’invention de la photographie, il y a fort à parier que les photographes ne photographieront plus de la même façon après l’essor du numérique. Les pixels pourraient bien devenir une sorte de matière première, à comparer avec les pigments de la couleur, à partir de laquelle la création photographique, libérée de toute relation obsessionnelle avec la réalité, pourrait prendre une tout autre direction. Ses prolongements restent encore à explorer.
Illustrations : Portrait retouché-anonyme (haut), Ecole jésuite à Beyrouth (bas)
Documents joints à cet article
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