Livre numérique : des perspectives mitigées
Quand Bookeen, BeBook ou iRex (tous fabricants de lecteurs numériques)
se disputent des parts de marché, ce sont de simples querelles de
chapelles. De même, les divergences fondées sur les standards de
composition, le débat des pro et des contre DRM, les préférences sur
les tailles d’écran ou la capacité de stockage ne sont que des
escarmouches dans la guerre du livre numérique. En revanche quand les
géants de la distribution et de la production de contenus tentent
d’engloutir le marché, les effets peuvent s’avérer dévastateurs... Pour
les libraires, pour les imprimeurs, pour les distributeurs, pour les
diffuseurs, pour les éditeurs et pour... les auteurs.
Dès lors tout ce qui ne sera dévoré tout cru par les gros sera jeté en pâture aux marginaux, aux pirates et aux inconditionnels du gratuit. En d’autres termes, toutes les maisons d’édition qui accepteront le nouvel ordre du monde viendront déposer leurs catalogues aux pieds des vainqueurs. Les autres, ceux qui refuseront ou résisteront, sans DRM, sans accès aux codecs propriétaires, seront condamnés au téléchargement illégal, aux copies pirates ou pire, à la diffusion restreinte et anecdotique sur des sites périphériques en marge du « Core Web » avec l’obligation de pratiquer les mêmes prix que la grande distribution. Seuls les éditeurs de luxe et de prestige conserveront un volant de collectionneurs fortunés qui continueront d’acheter des ouvrages rares, chers et précieux sur des papiers spéciaux et en tirages très limités.
En adoptant, tant les éditeurs que les lecteurs, une attitude de consommateur en attente qu’on lui fasse une offre, nous manquons tous de discernement et de compréhension des forces qui sont en action actuellement. Les imprimeurs et les chaînes logistiques seront les premiers à être réduits à leur strict minimum, puis démantelés pour être, progressivement mais rapidement, remplacés par des professionnels hybrides de la « Supply Chain » comme UPS. Les diffuseurs et les libraires seront dans la charrette suivante, dès que la dématérialisation sera en mode marche forcée et non en mode expérimental comme c’est le cas pour l’instant. Et là, il sera trop tard pour faire machine arrière.
Faute de s’être convertis et d’avoir apprivoisé de nouveaux canaux de vente, de nouvelles techniques de marketing et surtout une relation clientèle dont ils n’ont aucune habitude, les diffuseurs disparaîtront purement et simplement, remplacés par des applications intelligentes B2B et des outils de relations sociales. Les libraires les plus en avance se convertiront, s’affranchiront de la boutique avec pignon sur rue et utiliseront les outils de communication pour fédérer des communautés autour de thématiques, de genres, d’auteurs. Les seules librairies qui survivront seront très spécialisées dans des ouvrages d’art, des pièces de collection comme le font les antiquaires et les brocanteurs. Enfin des boutiques de quartier vendront encore longtemps des livres en papier, à la manière des cinémas d’art et d’essai. Il n’est pas sûr que ces boutiques soient tenues par des libraires de métier. Le reste sera un vague souvenir que l’on classera avec les apothicaires, les quincailliers et les cordonniers...
Les grandes enseignes de type FNAC, Cultura ou Virgin resteront-elles sur la scène ? Certainement pas sous leurs formes actuelles. La diversité de leurs offres leur permettra de contenir la marée numérique et de continuer de jouer la carte de la pluralité de produits. Tout comme les multiplexes cinémas se sont transformées en services de restauration rapide autour de la projection d’un film, ces grandes enseignes sauront se transformer en espaces numériques de présentation des dernières innovations technologiques et en agences de recrutement de clientèle pour toutes sortes d’offres d’abonnements et de « packs » culturels.
Que restera-t-il aux éditeurs ? Le stock d’invendus, les droits littéraires et leurs carnets d’adresses d’auteurs. Mais de leur métier de lecteur ? Et de leur passion du texte ? Pour cela il faudra revenir à la source et redevenir libraire. La tâche leur sera facilitée par le déploiement des outils de communication actuels à toutes les étapes de la production d’un livre. Mais leur exposition sera moindre, réduite à la portion congrue et ce à condition que les auteur(e)s ne cèdent à la tentation des agents, ne s’unissent en syndicats indépendants, ne fassent front face aux nouveaux maîtres. Et même dans ce cas, les éditeurs oscilleront selon les caractères entre super-agents et super-libraires...
Il ne restera plus aux auteur(e)s (et à beaucoup de journalistes) qu’à se soumettre ou à s’unir. Isolés, ils seront plus que vulnérables. Regroupés, ils pourront faire corps et sens pour proposer des contenus à des libraires numériques, à des portails culturels thématiques, à des éditeurs-agents capables de les représenter auprès des géants du numérique. Syndiqués, ils se protégeront des contrats léonins et des conditions ridicules qui ont été les leurs pendant des siècles. Ils pourront s’affranchir des organismes collecteurs et des sociétés d’auteurs qui parasitent leurs recettes. Mais ils pourront aussi, individuellement, mener leur propre barque, s’ils acceptent la confidentialité, les expositions dans l’ombre et les cultures tribales qui accompagnent la démarche des francs-tireurs.
Je force volontiers le trait mais cela dans le but d’alimenter du débat et de faire réfléchir. Les géants se moquent complètement du format final du livre numérique, du succès ou de l’échec des lecteurs numériques ou encore de l’application ou non de DRM. Ce qui les préoccupent est de savoir qui va contrôler le marché des contenus. Qui dira la messe. Qui fera la pluie et le beau temps. Pour mémoire, Microsoft n’a pas commencé par construire des ordinateurs, ni des écrans, ni des téléphones. Ses logiciels n’ont jamais été les meilleurs, ni les moins chers. Et surtout, il aurait été possible de s’en passer ou de ne lui laisser qu’une faible part du secteur. Rien ne nous garantit que le même phénomène ne se reproduise de manière analogue dans le secteur du livre.
Amazon a fait la démonstration que le livre est accessible ailleurs qu’à la librairie et Sony a celle qu’un standard inférieur et plus coûteux, le Blu-Ray, pouvait s’imposer face à un standard meilleur marché et de meilleure qualité, le HD-DVD. Barnes & Noble a fait, depuis longtemps, la preuve que le concept d’espace culturel n’est pas synonyme de culture. Enfin Apple a fait date en prouvant qu’un gadget peut devenir incontournable en seulement deux ans... La ligne d’horizon du livre numérique n’est pas aussi nette que l’on pourrait le croire. Et les jalons posés par les défricheurs ne seront certainement pas les pistes que suivront les mastodontes mondiaux de l’économie numérique.
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