Métamorphoses du désir : De René Girard à Astérix
René Girard occupe une place de choix parmi les philosophes contemporains les plus snobés du sérail universitaire. Trop atypique sans doute, trop chrétien certainement… Ce bref article ne sera pas de trop pour lui rendre justice, et contribuer par la même occasion à démocratiser une réflexion assurément précieuse à l'ère du désir commercial et de la concurrence hyperbolique. Ses intuitions, faute d'être originales quant à leur expression, le sont quant aux multiples champs d'application qu’elles permettent d'embrasser. Nous entendons, à travers cet hommage, risquer une vision synoptique d'une œuvre à la fois accessible et riche (ce qui, convenons-en, ne s'inscrit pas dans la tendance actuelle de la philosophie). Pour assortir cet exposé d'un ton moins doctoral, et démontrer il peut fournir une clé de lecture pour bien d'autres supports que la littérature, le mythe ou l'historiographie, nous chercherons matière à illustrer dans le domaine du neuvième art, et plus précisément dans l'univers très pittoresque d'Astérix le gaulois…
Partant d’une analyse des mécanismes de l’amour dans la littérature, René Girard pose, en 1961, la première pierre de ce qui deviendra sa théorie du désir mimétique. Dans Mensonge romantique et vérité romanesque, il remarque que les grands auteurs tels que Dostoïevski, Cervantès, Proust, ont en partage une sensibilité aigüe aux lois psychologiques qui président aux comportements humains. Ces lois régissent nos relations inter-individuelles mobilisant l’amour, la jalousie, la haine ; passions diverses en apparence, mais suspendues chacune à sa manière au désir qui les porte. La première découverte de Girard, c’est que ce désir-même dont seraient tributaires la multiplicité de nos affects, désir dont Spinoza a fait l’essence de l’homme, bien loin d’être premier, serait toujours déjà greffé sur le désir d’un tiers.
Car le désir est mimétique. Il s’inocule, s’infecte et se transmet comme une maladie – d’amour (incubation, crise, contamination : proximité du lexique du désir, de la pathologie, de la violence et du sacré). Ce qui veut dire que tout désir pour quelque chose est suscité par le désir qu’un autre – « le modèle » – a de cette chose. Désir que le modèle lui-même a contracté auprès de son modèle. Que ce modèle désire ou non cet objet véritablement n’a que peu d’importance ; c’est bien assez d’imaginer qu’il le désire. Le modèle se trouve donc investit d’un statut triple : il est l’inspirateur, le médiateur et l’aiguillon qui assure la jonction entre le sujet désirant et l’objet désiré. Il n’est pas même exclu, mais c’est anticiper sur un prochain chapitre, qu’il constitue l’obstacle entre le sujet désirant et l’objet désiré. La structure du désir est de ce fait toujours triangulaire.
Les déboires de Zaza ou la nouvelle Education Sentimentale
Les tentatives de séduction de Coriza (alias Zaza) à l'égard d’Obélix dans le Cadeau de César présentent une variation sur le registre platonique de ce désir triangulaire. « Zaza », de passage en province, nourrit des ambitions pour Obélix dont elle veut faire le nouveau chef du village des Gaulois. Ce qu'elle désire n'est pas exactement tendresse maritale du tailleur de menhirs, mais le pouvoir que son nouveau statut lui pourrait obtenir. Ce désir est, au reste, un désir imité : celui d'une mère autoritaire, jalousant secrètement les honneurs du pavois. Dans la présente séquence, Zaza entraîne l'élu de ses pensées au cœur de la forêt. C'est-à-dire loin du monde, des regards indiscrets. L'erreur est manifeste : si le désir d'autrui donne sa valeur à l'objet désiré, elle consiste à priver le sujet du désir de médiateur par lequel désirer. Loin des yeux, loin du cœur. Obélix reste impénétrable aux qualités nubiles de la jeune fille. Conclusion : l'amour n'est pas un cœur-à-cœur. Le modèle édénique d'un amour exclusif est une chimère théologique. Tout couple est un trio qui s'ignore. Si donc l'instinct (en l'occurrence l'appétit d'Obélix) se passe de médiateur, il n'en va pas de même pour le désir. À quoi bon rechercher le Graal s'il n'était douze compétiteurs en lice pour lui donner son prix ? Que serait le chevalier courtois sans un modèle-obstacle ? Sacha aspirerait-il à devenir maître Pokémon sans son rival Régis ? Hélène sans Ménélas serait-elle aussi belle aux yeux de l'impudent Pâris ? Tout rapport désirant implique un tiers intercesseur. Zaza s'en souviendra.
Le cadeau de César, p. 25
Obélix aime. Les sangliers. Et Falbala. Dans l'ordre. Peut-être l'un faute d'avoir l'autre. Mais il n'aime pas Zaza. Zaza échoue à susciter en lui les élans de l'amour. La cause en est qu'il n'y a pas, d'Obélix à Zaza, du sujet à l'objet du désir, d'intermédiaire contaminant ; pas de modèle à imiter ou d'obstacle à combattre qui serait susceptible de valoriser Zaza. La jeune Zaza qui languit d’être désirée crée donc pour Obélix un concurrent ad-hoc qui va la rendre désirable. D'autant plus désirable que ce rival putatif est proche d'Obélix. Astérix. L'introduction du tiers, son irruption comme adversaire, transforme le rapport végétatif d'Obélix à Zaza en passion amoureuse. Il permet d'esquisser le troisième angle du triangle mimétique.
Le cadeau de César, p. 35
L’acerbité soudaine dont fait preuve Obélix n'est pas l'indice d'une vanité blessée. Il s'est laissé embobiner dans les filets du désir mimétique, s'est laissé imposer un concurrent virtuel. Imitations fielleuses mais non moins rigoureuses de la démarche et des paroles de la jeune fille, ses simagrées dissimulent mal l'hostilité qu'il conçoit désormais à l'endroit d'Astérix. Il s’imagine à tort que son ami désire Zaza et qu'il a le pouvoir de l'obtenir ; cela, il souhaite aussi le posséder, être Astérix ou à la place d'Astérix comme Iznogoud calife à la place du calife. Le modèle du désir en interdit l'objet. Une seule issue : le conflit mimétique. |
Fiodor Dostoïevski, dans L’éternel Mari, met en scène un bourgeois qui semble fasciné par l’amant de sa femme. Et pour cause : c’est en effet l’amant, le médiateur qui, désirant sa femme, communique au mari du désir pour sa femme. (On pourrait sans difficulté reconduire ce modèle, à peine voilé dans les Vaudeville, aux pratiques échangistes). Désir triangulaire du mari pour sa femme ; mais également désir du mari pour l’amant ! Un désir d’être l’amant de sa femme. D’aimer sa femme comme son amant. Car tout désir est désir d’être. Cette spécificité du désir humain, en tant que ce désir concerne moins l’avoir que l’être (de celui qui possède), le rend métaphysique et, par essence, illimité.
La crise mimétique
Le rapport du sujet désirant à l’objet désiré n’est donc pas radical. Il passe par une médiation. Cette médiation sera dite extérieure lorsque le médiateur est socialement ou réellement hors de portée du sujet désirant. Tel l’est le Christ pour les chrétiens ; et telles sont, pour le commun des hommes, les figures historiques, littéraires, politiques qui peuplent l’imaginaire collectif. La médiation sera dite intérieure lorsque le médiateur est non seulement réel, mais sur le même palier que le sujet. Tel est le frère, le voisin, le collègue, qui devient un rival en tant qu’il s’interpose entre le sujet désirant et l’objet de désir – objet dont la valeur augmente à proportion que la rivalité s’intensifie. C’est cette situation, vécue comme un « scandale », qui précipite les frères ennemis dans une « lutte à mort ».
Des mythes tels que celui de Romulus et Remus, de Caïn et Abel ou d’Osiris et Seth, proposent un archétype (ou plutôt un prototype, une première occurrence ; nous verrons très bientôt pourquoi) de ce qui, à plus grande échelle, fera le lit de la crise mimétique. C’est dire qu’à l’origine des crises sociales ou venant les exaspérer, il y a l’imitation. Un objet convoité par deux individus ne laissera pas de susciter le désir d’un troisième, d’un quatrième, d’une multitude d’individus, créant une dynamique d’emballement mimétique. L’objet de la discorde est très vite oublié, mais les rivalités s’aggravent et se propagent ; larvées, elles contaminent bientôt l’ensemble du corps politique.
Ce climat délétère nourrit dans la cité une violence dans un premier temps latente et dispersée. Violence qui, pour être contenue, n’en porte pas moins préjudice à l’unité du groupe, mais également, en tant qu’elle ruine la nécessaire coopération entre ses membres, à l’état des récoltes, à la prospérité économique et commerciale, à l’harmonie sociale et politique. De proche en proche, cette violence s’objective et tourne en un antagonisme généralisé, marqué du sceau de l’anarchie et de l’indifférenciation (gémellité de Romulus et Remus, de Caïn et Abel ou d’Osiris et Seth). C’est le fameux état de nature hobbien, guerre potentielle-actuelle de tous contre tous. Comment dès lors éviter le carnage et restaurer la paix ? Là où Rousseau, Hobbes, Locke, sont acculés à postuler la fiction d’un contrat, Girard fait l’hypothèse d’un événement réel : la mise à mort d’une victime émissaire.
Principe du sacrifice
Ce n’est qu’alors, au paroxysme de la crise, qu’une conversion psychologique est susceptible d’avoir lieu. Ce mécanisme salvateur aura pour résultat de convertir le tous contre tous en tous contre un ; cela au prix d’une injustice que tous auront à cœur de (se) dissimuler (Ndlr : Platon était à cet égard plus conscient qu’Aristote des périls de l’imitation, lui qui vécut la crise dont son mentor fut le bouc émissaire. Cet épisode tragique expliquerait la méfiance du philosophe à l’égard de la mimésis.) Ultime recours face au péril de la dislocation du lien social, ce processus consiste à polariser la violence partout disséminée sur un unique individu, le coupable « idéal » – animal, homme, famille – ; un trompe violence, un pharmakon à la fois remède et poison, dont la fonction est de catalyser les haines, de les expier, seul contre tous, en proie à l’unanimité violente d’un collectif enfin réconcilié… dans la violence.
Il y aurait lieu de croire que nombre de communautés aient succombé à leur propre violence et sombré dans la guerre civile, faute d’avoir su l’exorciser efficacement par le truchement d’une victime expiatoire. Ces victimes sont le plus souvent internes à la communauté (sorcières, juifs, hérétiques, esclaves, rois, vizir, éminence grise, ministre, fous du roi, ou loups dans le monde paysan) ; mais il arrive qu’elles lui soient extérieures (le saltimbanque, le voyageur ou les Nations). C’est ce dernier cas de figure que formalise Rousseau lorsqu’il conclut du citoyen qu’il est l’ennemi du genre humain (avec toutefois un dépassement possible vers la conciliation des intérêts particuliers ou nationaux par l’universalité des principes de la religion) ; c’est, selon Hobbes, la raison d’être des conflits entre les différents Etats. Quant aux critères qui président à la sélection d’une victime émissaire, ils se résument en général à son statut, son apparence, et son degré d’appartenance à la communauté.
Les romains : une victime extérieure à la communauté
Une singulière coutume, reparaissant régulièrement dans les albums d'Astérix le Gaulois, est la mêlée totale ou le « tous contre tous » que l'on voit éclater sur la place du village. Cette guerre civile chronique – tel est le terme qui convient – prend pour prétexte les « poissons pas frais » d'Ordralphabétix. Assurément, le poisson clive. Et ce détail n'est pas sans importance. Les causes profondes de la crise mimétique ont souvent partie liée avec l'état désastreux des récoltes. La coopération sociale, gagée sur l'expulsion violente et unanime d'une victime expiatoire, en est la porte de sortie. Mais ne grillons pas les étapes. Revenons à nos Gaulois. Il s'ensuit donc une logomachie entre le poissonnier et son rival Cétautomatix qui se « renvoient la bulle » dans une saynète gagesque tisée de surenchère imitative : - « Il est pas frais mon poisson ? » - « Il n'est pas frais ton poisson ! », etc. les événements s'enchaînent de manière stéréotypée (car Cétautomatix !). L'empoignade dégénère, le processus s'emballe, fait boule de neige. Tous les Gaulois se retrouvent entraînés dans une rixe dont ils ignorent jusqu'à l'objet. Ils ne formeront plus bientôt qu'une masse compacte et indifférenciée. Une autre forme de violence, une violence « différante », doit alors prendre le relais. Elle vise à proposer aux villageois une victime expiatoire pour de nouveau les fédérer dans la désignation d'un coupable idéal. Pour rétablir, à terme, les conditions d'une harmonie sociale. (Dans la glossologie contemporaine, une telle recherche s'énonce en termes de « valeurs communes » : laïcité, droits de l'homme, etc. ; chacune correspondant de fait à une antivaleur dont les incarnations vont du trader au musulman.) Pour ce qui touche à nos Gaulois, en dehors d'Assurancetourix qui excelle dans ce rôle, « les Romains » constituent les plus parfaits boucs émissaires (une lettre en sus et nous avions les nôtres). Nous n'en dirons pas plus : à l'évidence, un strip vaut toujours mieux qu'un long discours…
Obélix et cie, p. 46
Et l'histoire se répète. La même histoire. Seuls changent les interprètes. Et parfois le décor. De même les chefs rivaux du Grand fossé, de même les tribus corses, de même les Belges et les Gaulois, de même enfin les partis concurrents d’Orthopédix et d’Abraracourcix dans le Cadeau de César : tous se réconcilient grâce à leur victoire remportée au coude à coude sur la légion romaine. Peut-être les Gaulois ne sont-ils pas tout à fait dupes du phénomène. Pourquoi sinon ne pas reconquérir la Gaule ? Simple formalité pour qui détient « la potion qui rend invincible ». Pourquoi tant de sollicitude à l’égard de César ? À croire que les Romains remplissent, comme Assurancetourix, un rôle plus essentiel quant à la survie du village que ne le suggèrerait une lecture trop historiciste… L'imprenabilité du village anonyme de la Gaule éternelle, l'invincibilité des quelques résistants massés – le hasard a bon dos – à quelques pas des plages de Normandie, l'inflexibilité de ces guerriers irréductibles qui « résistent encore et toujours à l'envahisseur » ne tiennent qu'en apparence à la vertu de leur potion roborative. C'est un fait établi : les drogues et autres hallucinogènes occupent une place centrale dans la plupart des rites. Elles plongent les participants dans un état second, état de transe ou, au contraire, d'exaltation, propre à favoriser la communion sacrée. Aussi, notre potion magique, dont « seul le druide a le secret », peut bien faciliter cette communion, elle ne la provoque pas directement. Ce qui l’engendre est la violence polarisée du « tous contre un ». Créditer la potion de tels effets conciliateurs, c'est prendre le poignard pour l'assassin. C'est manquer l'essentiel.
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Sont en effet privilégiés les « sacrifiables » dont la mort ne risque pas de précipiter les survivants dans le cycle infini des représailles, de la vengeance de sang. D’autant que, pour être efficace, le sacrifice nécessitera la participation active (lapidations) ou symbolique (imprécations) du corps social en son entier. De ce même corps, il réclamera la conviction que la victime est imputable des méfaits dont on l’accuse – d’où la genèse du mythe. Ces conditions réalisées, la mise à mort ou le suicide contraint du condamné, en délivrant la foule de son ressentiment, permet la (ré)génération de la communauté. C’est ce pourquoi tant de tribus, de peuples, de civilisations ont un cadavre pour berceau.
L’ancêtre fondateur
La victime gît devant le groupe, inerte, et le groupe hébété fait l’expérience d’une quiétude équivoque. De cette foule possédée, furieuse et cannibale qui sévissait quelques instants plus tôt, ne demeure plus qu’un chœur d’individus subitement délivré de sa faim sanguinaire. L’harmonie règne de nouveau. Un calme assourdissant succède à la tempête. Bénédiction que l’on ne manquera pas de faire l’ouvrage de la victime elle-même, apparaissant tout à la fois comme l’auteur de la crise et du miracle de la paix ressuscitée. Ce pouvoir numineux de déchaîner l’enfer comme de rétablir l’ordre est ce qui va permettre son apothéose. Le « criminel » diabolisé, est intronisé dieu. Il devient l’archétype et le dédicataire de tous les futurs sacrifiés, le Père, le Bâtisseur, l’Ancêtre fondateur. René Girard voit dans cette « première mise à mort » une réponse à l’énigme, jusqu’alors insoluble, de l’émergence du sacré archaïque.
La genèse du religieux archaïque est aussi celle du rite. Ce rite qu’on peut désormais lire comme une répétition édulcorée et stéréotypée du meurtre originaire – les mêmes moyens devant produire les mêmes effets. La danse en est souvent partie prenante ; elle simule l'emballement de la violence disffuse qui prélude à sa polarisation sur le bouc émissaire.
Une occurrence originale du rite sacrificiel : le banquet du village
Cet événement rituel, tout lecteur d’Astérix y participe à son insu dans chaque album de Goscinny et d’Uderzo. Il y prend part chaque fois qu’il se joint aux Gaulois, unis sur la grand-place pour le traditionnel banquet. Le banquet vespéral vient clôturer la crise commencée au matin avec le chant du coq ; ainsi dans tous les Astérix. Il vient à point nommé rassembler les Gaulois, réintégrer les deux héros dans la communauté chaque fois que leur périple les contraint à s’en désolidariser. Le banquet – Cène gauloise – scelle l’unité retrouvée dans laquelle tous se fondent à l’exception d’un seul. Après la division vient ainsi la restauration du lien social moyennant l’expulsion de la victime providentielle. Sur les 34 albums parus à ce jour, 26 font du barde Assurancetourix l'agent sacrificiel de cette réconciliation.
Le barde est l’homme qui se dérobe à la communauté. Il est célibataire, privé du secours familial d’où pourraient des représailles. Il vit en marge du village dont il ne subit pas les modes. Sa hutte est perchée dans un arbre, située comme le rocher de Prométhée entre le monde des hommes et l'empyrée des dieux. C'est par ailleurs la seule à l’être. Bien qu'il habite au centre du village, il ne participe pas au développement économique de la cité. Nous apprendrons dans La rentrée gauloise qu'il enseigne aux enfants (d'Orphée jusqu’à Chiron, en passant par Socrate, Thorgal le scalde et le Schtroumpf à lunette, on sait combien les instructeurs et les poètes sont exposés à devenir boucs émissaires). L’inspiration, apanage du poète, lui prêtre un rôle d’intercesseur des hommes auprès des dieux. Il est le responsable de la mauvaise pluie de l’avis des Gaulois qui ne craignent qu’une chose : l’effondrement du ciel (l’indifférenciation cosmique). Sa voix de sistre polarise naturellement sur lui les dissensions sociales. Semblable au « mauvais œil » des sorcières médiévales, elle constitue l'explication ultime, pratique et suffisante, qui permet aux Gaulois d'incriminer unanimement le barde. Ce dernier, par son chant, attire sur le village la foudre et l’ire des dieux ; mais c'est aussi précisément cette qualité qui en fait un « paratonnerre », soit le remède et le poison à tous les phénomènes de crise. La mise au ban du barde est une caution rituelle contre l’écueil de la stasis ; une crise dont il est l’origine, mais aussi le recours – future divinité déjà transfigurée dans le corps sélénien, hissé au firmament. Il n’est pas même jusqu’à son nom qui ne trahisse la fonction qu’il incarne. Il est exclu, mis à l’écart et bâillonné – mais c’est bien lui qui trône au premier plan. Le sagace Uderzo ne s’y est pas trompé.
Le mécanisme du bouc émissaire ne révèle toute son importance que lorsqu'il cesse de fonctionner. Les officiers de Jules César ont tenté bien des stratégies pour balayer la résistance gauloise : de l'enlèvement du druide (Astérix le Gaulois), à l'isolement (Le tour de Gaule), des dissensions tribales (Le combat des chefs) à l'assimilation urbaine (Le domaine des dieux). En vain. Toutes échoueront. Il nous faudra attendre le 15e album pour que César découvre le ferment le plus puissant de la discorde. Rien ne sert d’attenter du dehors à l’unité gauloise ; il faut œuvrer de l’intérieur, par où celle-ci est vulnérable. Autrement dit, monter les villageois les uns contre les autres et retourner contre eux leur propre force. C’est tout l’enjeu de La zizanie. La zizanie fait le récit parfait d'une crise mimétique provoquée par Tullius Détritus. Notoriété, puissance, richesse, secrets, ligues clandestines, Tullius joue sur tous les tableaux. De sorte que chacun soupçonne bientôt chacun d’entretenir une ambition cachée qui mord sur son propre désir – désir d’autant plus obsédant qu’il admet un rival. La crise prend un tour politique lorsqu’Abraracourcix le chef abat les hiérarchies pour briguer les honneurs dont Astérix a fait l’objet. Tullius ne vient-il pas de remettre la poterie qui le consacre « l'homme le plus important du village » ? Et qui pis est, sous les yeux de Bonnemine ? Ainsi du reste. Personne n’est épargné. Au point que Goscinny ose suggérer pour la première et unique fois la possibilité que le village succombe à son propre chaos.
La Zizanie, p. 21
La première case présente les Gaulois réunis pour le banquet traditionnel. L’image est familière ; du moins, à première vue… car le diable est dans les détails. Les Gaulois sont en froid ; ils ne font pas un bruit ; ils fixent leur assiette. La présence d’Assurancetourix détonne au milieu des convives. d’être devin pour voir qu’il y a anguille sous roche. La seconde case dévoile le sens latent de la première. Le barde seul est attablé, tandis que tous les villageois se retrouvent ligotés à même le sol et bâillonnés, double symbole de neutralisation et de rupture de communication. La scène évoque l’échec du rite sacrificiel. Elle recèle l’intuition la plus profonde et fulgurante de Goscinny : la collectivité ne survit pas à la faillite du mécanisme du bouc émissaire…
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Le mythe fait le récit de la crise surmontée ; la tragédie s’en fait l’écho (ainsi dans l'Orestie, Œdipe ou Les Bacchantes). Quant aux tabous, indissociables du sacré, ils visent à interdire l’accès à tous les objets susceptibles d’avoir exacerbé les conflits mimétiques. De proche en proche, le sacrifice humain le cède au sacrifice d’un animal qui le simule ; puis d’un fétiche, d’une effigie, d’un simulacre 2. Cette propriété de la violence à se donner des substituts trouve un écho dans l’épisode biblique de la ligature d’Isaac ; à quoi répond dans le monde grec le sauvetage in extremis d’Iphigénie par Artémis. Elle s’exprime dans les contes (dont notamment Blanche Neige, le petit Chaperon Rouge, le Petit Poucet, Poule Rousse, etc.) chaque fois qu’un dieu, qu’un loup, qu’un ogre ou qu’un géant dévore un simulacre en lieu et place de sa victime. Avec la lente instauration de système judiciaire, le processus de réconciliation rituelle s'estompe. L'État conquiert le monopole de la vengeance unique et légitime. Les sociétés humaines désertent alors l'orbite du mythe et, plus lentement, celui du religieux… On ne détruit que ce que l'on remplace : le tribunal laïque prend la relève du rite.
La clef des Évangiles
Pour séduisante qu'elle soit, la théorie du sacrifice n'est rien de plus qu'une théorie – stricto sensu. Elle ne saurait, en d'autres termes, être l'objet d'une expérience cruciale. Elle propose des modèles et non des vérités. Comme toutes les théories, sa valeur est d'abord explicative et prédictive. Ce qu'elle permet précisément d'anticiper sont les similitudes entre les rites, entre les mythes et les us religieux de civilisations très différentes, distantes et sans contact : la récurrence d'une victime-dieu, coupable, porteuse d'une singularité physique ou d'un statut social particulier, à l'origine de l'ordre politique (et censément cosmique) qui règne sur la collectivité. Ces éléments sont bel et bien présents dans le récit de la Passion, mais d'une manière, selon Gérard, tout à fait singulière. Si donc les Évangiles se présentent indéniablement comme n'importe quel récit mythique, avec une victime-dieu lynchée par une foule unanime, un sacrifice réitéré symboliquement lors d'un rituel – l'eucharistie –, ils introduisent une révolution en racontant l'autre version de l'histoire officielle.
En révélant l'innocence du bouc émissaire – devenu Agneau de Dieu –, les Évangiles amorcent la rupture d'avec l'ancien système sacrificiel qui requiert une méconnaissance de ladite innocence par le groupe des lyncheurs (ceux-ci « ne savent pas ce qu’ils font ») 2. Face à Satan, littéralement, « l'Accusateur », qui symbolise le processus de vengeance mimétique, se dresse Jésus, « le Paraclet », plaidant sa cause au tribunal de Dieu (bene ha elohim). Un pareil éclairage versé sur l'accusé est ce qui dissocie les mythes chrétiens et parfois des vétérotestamentaires des mythes conventionnels, en cela que les premiers épousent le point de vue de la victime, et les seconds celui de ses persécuteurs. Le Dieu jaloux, le Dieu vengeur brandi par Ezéchiel, par Isaïe et les Prophètes cède place au Dieu de grâce et de miséricorde évangélique. (Du moins, sur le papier…)
Critique de la psychanalyse freudienne
Girard décèle dans les premiers essais de Freud, singulièrement dans Totem et tabou, une prénotion du désir mimétique. C’est en effet pour s’arroger les concubines du pater familias que les enfants de la tribu le mettent à mort. L’erreur de Freud, selon Girard, vient de ce qu’il n’a pas perçu le caractère justement mimétique de ce désir : le père n’est pas d’abord le castrateur, cet Interdit venant contrecarrer le désir de l’enfant, mais celui qui l’inspire, plus significativement, celui qui inspire à l’enfant de désir pour d’autres objets que sa mère. Ainsi, là ou la conception mimétique du désir le désengage de tout objet (car tout désir est désir d’être), Freud tient le désir greffé sur son objet (la mère et ses indénombrables substituts).
La violence n’émane pas d’une intuition latente de la rivalité, comme « engrammée » depuis la nuit des temps dans les replis de la psyché ; elle est seconde. Elle sourd de l’effective rivalité qui s’institue lorsque le père, « modèle », devient « obstacle » aux appétits du fils. Faute de le concevoir ainsi, et pour théoriser le delta conflictuel père-mère-analysant qu’il entrevoit (ou qu’il projette ?) partout chez ses patients, Freud a recours au complexe d’Œdipe. Mais déférant au fils le sourd désir de posséder sa mère et tuer son père, il se condamne à devoir postuler le refoulement, énumérer ses corrélats, dont la névrose et la sublimation ; il doit conjecturer les deux instincts – de vie, de mort – toujours entremêlées, les trois instances de la seconde topique, etc. ; ce que Girard conçoit comme autant d’hypothèses superflues. L’instinct de mort que Freud décrit comme une tendance du vivant à recouvrer un état antérieur – anorganique – de la matière, prend alors une toute autre signification dans la conception mimétique du désir.
En vérité, plus le modèle-rival devient rivalitaire, et plus inaccessible il rend l’objet de nos désirs, plus impérieux notre désir pour cet objet. Ce dont les témoignent les conduites d’échec, le masochisme dans la sphère des relations humaines, c’est d’une phase avancé du désir mimétique, mais prise comme un point de départ. L’échec en est la conséquence, et non pas le mobile. Deleuze l’avait déjà montré dans un autre contexte – en faisant d’elle le pis-aller moral de la jouissance – : il n’est pas de souffrance recherchée pour elle-même. Ainsi, René Girard estime que son concept de désir mimétique permet de rendre bien plus cohérentes les interprétations de la psychanalyse.
Critique de la psychiatrie
La théorie du désir mimétique permet de comprendre que l'homme équilibré ne se distingue pas du fou sur la base d'une différence de nature, mais de degré. Nous avons établi plus en amont que la rivalité opposant le modèle à son imitateur peut éluder jusqu'à l'objet de leur dispute. Que l'un désire suffit à rendre l'autre envieux ; et l'objet du désir d'autant plus désirable à proportion que le rival nous empêche de l'atteindre. C'est là qu'est le pivot, la bascule entre l'homme rationnel et le fou. L'homme rationnel se résigne à l'obstacle, s'efforce autant que faire se peut, de lutter contre lui ; l'objet reste son but. Le fou l’a oublié qui ne s'intéresse qu'à l'obstacle, par cela seul qu'il valorise et nourrit le désir. L'homme rationnel : celui qui garde en vue l'objet de son désir. Le fou : celui qui, faute de se régler sur des objets, va se fixer sur des relations sans maîtriser la règle des échanges. Sombrer dans la folie, ce serait donc s'abandonner à la fascination pour le modèle en tant qu'il nous résiste et qu'il nous fait violence. S'inventer des rivaux pour augmenter la côte de ce qu'on aime et donc tout sauf absurde. La folie suit une pente logique, mais c'est une pente.
« Ils sont fous ces gaulois ! »
Nous avons d’Astérix l’image d’un héros raisonnable, mesuré, équilibré, opiniâtrement chaste ; soit en un mot d’une sorte de « Tintin velu ». Un personnage conçu pour constituer – ôté les poils – une base d’identification parfaite pour le lecteur. À première vue du moins… Car sous une apparence d’impassibilité se dissimule une tout autre réalité. Imagine-t-on notre héros trop raisonné pour se laisser contaminer par le désir d'autrui ? Rien n'est moins sûr. Le croirions-nous opaque à la folie des autres ? Il n'en est rien. Pour être un être de fiction, Astérix reste humain, trop humain. Voyons de quelle manière il le démontre en se livrant, dans Le Chaudron, à la plus aberrante des scènes d’hystérie mimétique. Notre Tintin poilu, son Haddock gastrolâtre et leur Milou de Lilliput ont pour mission de garnir leur chaudron d’espèces sonnantes et trébuchantes. Ils se rendent au marché afin de monnayer leur stock de sangliers (dûment provisionné par Obélix). Peu rôdé aux arcanes du marketing, Astérix se résout à prendre pour exemple un autre commerçant. Il imite son voisin d’étable, le bien-nommé Antibiotix. Jusque-là, passe encore. Mais de l’imitation à la rivalité, il n’y a qu’un pas ; touché dans son orgueil, Antibiotix va s’empresser de le franchir.
Le chaudron, p. 20
…suivi par Astérix. Il en résulte une surenchère de vocifération, visant, en apparence, à vanter au chaland la qualité de la marchandise, en fait, à triompher de l’enclos d’à-côté. Un client semble intéressé – et c’est tout juste si son intervention ne les prend pas de cours. À peine est-il question de prix que le Gaulois des deux, galvanisé par la présence de son rival, se prépare à brader sa harde à n’importe quel prix. Ce sera quinze sesterces les quatorze sangliers ; une parfaite hérésie ! À peine de quoi racheter un autre sanglier. Que s’est-il donc passé ? Antibiotix et Astérix sont devenus l’obstacle l’un de l’autre, l’obstacle dont la résistance vaut pour elle-même la peine de résister. En fait d’objet, leur concurrence s’est installée sous l’hypothèque de la rivalité. Le piège s’est refermé sur eux. Seul Obélix est demeuré placide : lui seul a su garder présent à son esprit l’objet réel de la dispute. Les autres ont déraillé dans le phantasme et dans la dé-raison.
Le chaudron, p. 21
Ce qui s’est joué ici n'a rien à voir avec une stratégie de commerce (fût-elle de dumping déloyal) ; ces cinq vignettes relatent la simple évolution d’une situation de concurrence élémentaire vers un état de guerre autoréférentiel dont l’enjeu véritable – le prix des sangliers – est bien vite écarté. Exhausteur de désir, la concurrence prévaut sur l’objet du désir. Si bien que le héros en vient à oublier son objectif premier : celui de lester son chaudron. Il vient de déraper dans la rivalité. Expérience certes passagère, mais diagnostique de l’authentique aliénation. L'erreur serait ici d’interpréter cette expérience comme analogue à celle vécue par Obélix et Coriza, telle qu’exposée plus haut. La supposée concurrence d'Astérix (modèle-obstacle) était alors pour Obélix (sujet) ce qui confiait de la valeur à l’objet du désir, en l’occurrence Zaza. Cette concurrence induite n’était pour la jeune fille que le moyen de dessiner un trait d’union entre elle et Obélix. Dans la présente situation, la concurrence est recherchée non plus comme le moyen de mettre en désir un objet, mais comme une fin en soi, et conduit finalement à perdre cet objet de vue. La folie douce, celle d’Obélix, n’est pas encore la vraie folie, celle d’Astérix, captif du processus rivalitaire de valorisation.
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Le caractère statique de ses modèles maintient la psychiatrie dans l'incompréhension quant à l'aggravation de l'état de patients : elle la constate, la traite, et parfois la provoque, mais ne la comprend pas. Pour résorber cette aporie, Girard propose un modèle dynamique à plusieurs voix. Le faux est toujours deux. On pense à tort qu'il a rompu d'avec la loi sociale, alors qu'il est toujours et pleinement englué dans une relation de rivalité avec un double (imaginaire ou réel, peu importe). L'aggravation de son état s'explique par l'actuelle position de son rival : s’il est en haut, lui est en bas et ainsi de suite, de pire en pire… La folie manifeste une volonté qui mord sur la puissance au point de la détruire, d’un désir sans limite qui se refuse à transiger. Être fou, c'est toujours quelque part être fou de désir.
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1 Ndla : Il faut toutefois rester prudent, et se défier de toute lecture trop simplificatrice et progressiste de l’histoire de la contention du mal, telle que l’auteur semble parfois l’esquisser. D’une part, parce qu’il n’est pas certain que les oboles humaines aient étés si nombreuses par le passé : nos projections nous voilent des vérités bien plus complexes. Enfin, parce que les sacrifices humains pourraient avoir été bien plus massifs à l’ère moderne que jamais dans l’histoire de l’humanité – quoi qu’ils aient pris d’autres visages.
2 Ndla : En somme, René Girard estime que L’Evangile, en réhabilitant la figure de Jésus comme l’Ancien Testament l’avait fait avec Job, à découvert le processus aveugle de la diabolisation. Cette connaissance de la victime comme innocente est supposée faire dérailler le mécanisme du bouc émissaire ; ce qui revient à conjurer tout nouveau cycle mimétique. Toutefois, pour autant que l’on en puisse juger, les textes contredisent l’analyse passablement irénique de l’auteur : à la seconde où Jésus fut innocenté, Judas, le Sanhédrin, les juifs furent inculpés (« Que son sang retombe sur nous et sur nos enfants » Matthieu 27.24). A peine désamorcée, la chasse à la victime providentielle reprenait de plus belle.
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