Mishima - Quarante ans après
Dans le Japon moderne, en 1970 déjà, ce suicide d’un autre âge faisait tache. Le Premier Ministre de l’époque traita Mishima de fou. L’homme qui mettait ainsi fin à ses jours à l’âge de quarante-cinq était le plus international des écrivains japonais, tout en maniant avec aisance les plus anciennes formes d’écriture et s’érigeant en partisan intransigeant d’un « empereur culturel » incarnant l’âme du Japon éternel. Pratiquant forcené de culture physique et d’arts martiaux, Mishima souhaite correspondre à l’idéal de la « Voie conjuguée de l’homme d’étude et de l’homme d’action » (Bunbu Ichi). Conspué tout à la fois par la droite et la gauche, Mishima dérange encore de nos jours. Le philosophe et budoka Christopher Ross raconte comment sa quête du sabre de Mishima, qui l’a conduite au Japon, a buté sur d’innombrables obstacles, notamment la suspicion de certains yakusas (1) ; John Ivan Palmer, malgré tous ses efforts, n’a jamais réussi à localiser et encore moins interviewer « Furu » Koga, le jeune escrimeur qui réussit à mener à bout les suicides de Mishima et de Morita (2 )
Seuls quelques traditionalistes authentiques lui rendent honneur – il y a quelques années j’eus le privilège de participer à un stage de coupe (Battodo) organisée par Nakayama Taisaburo Sensei ; à la fin d’un dîner très tardif, lui-même et deux autres maîtres, tous octogénaires ou presque, se levèrent pour chanter un hommage à Mishima.
Mishima c’est d’abord un immense talent littéraire, un quart de siècles de titres prestigieux, les Confessions d’un Masque, Le Pavillon d’Or, Après le Banquet, Le Marin rejeté par la Mer, Le Soleil et l’Acier, Cinq Nohs modernes, pour ne citer que les titres traduits en français. Sans oublier son véritable testament, les quatre volumes bouleversants de la Mer de Fertilité, Neige de Printemps, Chevaux échappés, le Temple de l’Aube et l’Ange en Décomposition. En tout quarante romans, des centaines d’essais, vingt volumes de nouvelles, dix-huit pièces de théâtre.
Le matin de son suicide, Mishima avait mis en enveloppe, destinée à son éditeur, le manuscrit de cette tétralogie. Sur sa table de travail il laissa un mot : « La vie humaine est brève, mais je voudrais vivre toujours. »
Chronique d’un suicide annoncé, en effet, l’oeuvre de Mishima en offre les prémices. Le suicide d’Isao, notamment, jeune fanatique qui prend part à un complot contre les oligarques des zaibatsu, dans Chevaux emballés ; mais surtout, dans la nouvelle "Patriotisme", que Mishima lui-même a adapté à l’écran en y incarnant, surtout, le rôle principal (la bobine originale, escamotée par sa femme Yoko, fut récemment retrouvée). Sur fond de Liebestod de Wagner, on assiste aux dernières minutes de la vie d’un jeune officier, compromis dans l’ « Incident du 26 février 1936 », qui rentre dans sa maison, fait l’amour une dernière fois avec son épouse, puis se livre au rituel du suicide. Son épouse le suivra dans la mort. En somme, Mishima se livre à la répétition de sa propre mort.
Le sous-titre, "Rites d’Amour et de Mort", nous rappelle toute une thématique, depuis le « Seigneurs, vous plaît-il d’entendre un beau conte d’amour et de mort. » qui annonce la funeste tragédie de Tristan, héritée de la tradition de l’amour courtois et du dualisme cathare. Plus près de nous, on songe à un auteur que Mishima appréciait, Gabriel d’Annunzio, celui du Triomphe de la Mort .
Le suicide de Mishima peut se lire, en effet, comme un pacte qui le liait à son disciple, Morita. « L’amour (…) se renforce toujours de la mort. On doit mourir d’aimer et la mort purifie et intensifie l’amour » écrit-il dans son commentaire du Hagakurè.(3)
L’aspect politique de son geste relèverait plutôt d’une variété de kanshi, ou suicide pour admonester un supérieur (la tradition japonaise offre plusieurs catégories qui traduisent le désir de suivre son seigneur dans la mort, l’indignation devant une injustice, l’expiation). Il n’est point besoin de rappeler la place du suicide au Japon, depuis les Quarante-Sept Ronin jusqu’aux kamikazes, sans parler de tous ceux qui émaillèrent, collectifs ou individuels, la résistance traditionaliste aux réformes Meiji.
Mais faut-il nécessairement inscrire le geste de Mishima dans une utilité quelconque ? Son suicide était médité depuis longtemps déjà. Son épouse, Yoko, s’étonna simplement que le passage à l’acte n’ait pas eu lieu un an ou deux plus tard. Sa mère, en revanche, se contenta de dire : « Ne le plaignez pas. Pour la première fois de sa vie, il a fait ce qu’il désirait faire. »
Laissons la parole à Mishima lui-même :
« Nous nous réfugions dans l’illusion que nous sommes capables de mourir au nom d’une croyance ou d’une théorie. Ce qui nous dit le Hagakurè c’est que même une mort sans gloire, une mort futile qui ne porte ni fleur ni fruit, a une dignité en tant que mort d’un être humain. Si nous plaçons si haut la dignité de la vie, comment ne pas placer aussi haut la dignité de la mort ? La mort ne peut jamais être qualifiée de futile. »(4)
En somme, le hara-kiri serait « l’expression ultime d’un libre-arbitre » - un acte de liberté absolue.
Il n’empêche, l’aboutissement visible de cet acte, si mûrement réfléchi, accompli avec minutie et méthode, a quelque chose de dérisoire : ces deux têtes posées sur la moquette en synthétique du bureau du général dont Marguerite Youcenar fit une description saisissante :
Deux épaves, roulées par la Rivière de l’Action, que l’immense vague a laissées pour un moment à sec sur le sable, puis qu’elle remporte." (5)
Cet autre monde serait-il la vision d’un merveilleux ciel vide, comme celui, enserré par les murs du monastère, dont le vieux juge Honda se voit gratifié à la fin de l’Ange en décomposition ? Quarante ans après, devant une telle débauche de talent, aboutissant à la terrible et précise mise en scène du seppuku, on serait tenté de se demander, comme l’abbesse Satoko, interrogée au sujet du jeune Kioyaki, qui se consuma d’amour pour elle, soixante-dix ans plus tôt, « Etes-vous sûr qu’une telle personne ait existé ? »(6)
Les interrogations demeurent, ainsi que toutes les interprétations de ce personnage fascinant, à la fois grand romancier, poète, essayiste, mais aussi exhibitionniste, vaniteux, provocateur, profondément japonais et résolument cosmopolite, Mishima reste réfractaire à toute récupération, politique, sexuelle, stylistique. Et les problèmes existentiels qu’il met à nu - quel est le sens de la vie ? qu’est-ce que la mort ? comment concilier action et contemplation ? quelle est la relation entre réalité et subjectivité ? et tant d’autres, sont de tous les temps, même s’il nous est permis de ne pas y apporter des solutions si extrêmes.
1)Christopher Ross, Mishima’s Sword (2006)
2)"I Cut off the Head of Yukio Mishima", http://www.corpse.org/archives/issue_10/broken_news/palmer.html
3)Yukio Mishima, Le Japon moderne et l’éthique samouraï, Gallimard 1985.
4)Yukio Mishima, Le Japon moderne et l’éthique samouraï, Gallimard, 1985.
5)Marguerite Yourcenar, Mishima ou la Vision du Vide, Gallimard, 1980.
6) Yukio Mishima, L’Ange en décomposition, trad. Tanguy Kenec’hdu,Gallimard, 2004.
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