Monceau-la-Honte
Quarante ans après Mai-68, qui dénonçait la société de consommation, d’aucuns cherchent encore comment un capitalisme aussi critiqué a pu reprendre le dessus et devenir aussi forcené. On n’a jamais vu autant de milliardaires au mètre carré sur cette planète. On n’ose plus évaluer l’échelle des salaires en France : elle était de 1 à 20 dans les années 70, je serais bien incapable de fixer un chiffre à ce jour, au-delà du millier ça ne veut plus dire grand-chose. Je ne sais pas comptabiliser l’épaisseur des parachutes dorés, et cette propension actuelle à récompenser le mauvais patron qui plante sa société, mais part quand même avec la caisse. Une masse d’argent pareille, chez certains, ça devient obscène. Mais ça ne choque plus, car tout le monde s’y est fait, à force de magazines où l’on range les yachts par taille, par prix, par pays, ou dans d’autres où l’on établit une cartographie de la Corse argentée. Dans un pays où le président lui-même joue la carte des nouveaux riches bardés d’emblèmes caractéristiques (montres, stylos, vacances en yachts, top model, etc.), plus personne ne s’en étonne. C’est grave.

Les milliardaires existent, et je me dis, à la longue, pourquoi pas. Il doit bien y en avoir d’intelligents, et même parfois d’honnêtes. Seulement voilà, parfois, l’obscénité de l’argent étalé sans vergogne vous est parfois jetée à la tête et vous écœure : on ne vient pas d’une famille ouvrière pour rien, et la cuillère dorée n’a jamais fait partie de l’attirail familial. C’est comme ça, et heureusement ça ne vous arrive pas trop souvent. Cette semaine, nous avons assisté à un événement relaté partout, je suppose (je ne lai pas vérifié) dans la presse people, exaltant cette gabegie et ce rapport malsain à l’argent. Non, il ne s’agit pas de la nouvelle Hummer de Johnny, ni de savoir si Britney Spears a retrouvé des habits disons plus hygiéniques, ou bien encore de contempler des photos d’hélicoptères de la villa à pondre du couple people Pitt-Jolie, qui semble plus doué que certains pour appliquer le rapport sur l’adoption de Colombani.
Non, cette semaine, l’événement obscène par sa "trashitude", pour parler comme notre spécialiste interne de cinéma, c’est une... entreprise de bâtiment. Celle à qui été confiée la destruction intérieure du Royal-Monceau, l’un des hôtels les plus mythiques de la jet-set de la capitale. Oui, celui de Polnareff. Dans un de ses excès dont le tout Paris a le secret, une entreprise de communication n’a rien trouvé de mieux, en effet, que d’en faire une trash-party, en demandant à ses invités de tout venir saccager, pour laisser place... au design de pacotille de Starck, c’est dire l’ampleur des restructurations attendues. Si notre homme fait dans l’hôtellerie les ravages qu’il a pu faire dans la batellerie ou la numismatique, on est pas sorti de l’auberge Monceau...
On est allé loin cette fois-ci dans l’exposition d’une tartufferie évidente, et un site web a même été créé pour l’occasion. Avec accès pour les "happy fews" (pour leur invitation) et même un film noir et blanc censé faire son Hitchcock de pacotille. Un tel mauvais goût encensé et exposé devient grave. Au générique, Philippe Starck lui-même, et l’ineffable Baffie, la potiche à reluire d’Ardisson. L’auteur des premiers sketchs de Bigard. Les pires (euh, je ne suis pas certain qu’il puisse en exister de meilleurs). Sur le site, on peut voir une parodie grotesque moquant le rôle du commissaire-priseur qui vendra les meubles de l’hôtel, joué par Nicolas Ullmann, fort mauvais acteur et roi des animations déguisées branchées, un dernier faux Lalanne piquant sa crise, et on y est... le spectacle peut commencer. C’est obscène, particulièrement obscène. A l’époque où des Français peinent à se trouver un logement ou un salaire correct, la mise en scène de la destruction gratuite d’ameublement aussi coûteux est plus révoltant qu’amusant. Même si on a vendu aux enchères le reste. Qui a bien pu avoir l’idée de ça aujourd’hui ? De quel cerveau défraîchi est sorti cette proposition de mise en scène gerbante ?
On sort du Monceau on entend "pouvoir d’achat", on voit des gens vivre chichement, on y rentre à nouveau et on voit ce que l’on fait quand on a le pouvoir de l’argent : on y casse tout par plaisir. Le mot qui revient quand on parle industrie en France ce moment : la casse. Là, on va la filmer, en faire une soirée copieusement arrosée... et le lendemain se plaindre que des zonards de banlieue ont tagué toute une rame de métro, saccagé un local associatif et brûlé une école. Or, regardez bien ces photos obscènes : nos invités vont faire de même : inscrire des slogans à la bombe, brûler les moquettes et vandaliser les chambres. Chez eux, c’est "fun". A Tourcoing, c’est un an ferme. Obscène, jamais vu aussi obscène. Répugnante mascarade de riches, répugnants invités qui se sont prêtés à ce massacre de mauvais goût. Participaient sans honte à cette escroquerie médiatique, entre autres, Jude Law, Kanye West, MC Solaar, Guillaume Canet, Sébastien Tellier, Jacques Toubon, Jack Lang, Mélanie Laurent, 2Many Djs, Axelle Lafont, Raphaël, Jean-Louis Aubert, Thomas Dutronc, venu jouer de la guitare "tzigane", car c’est bien connu, ces gens-là, Monsieur... ne sont bons qu’à tout casser.
Le nouveau propriétaire est présent, un geek de belle facture semble-t-il. Ça sent l’échappé au bon moment de start-up en déconfiture. Ça se confirme. L’heureux élu est Alexandre Allard, 39 ans, "un homme d’affaires qui a fait fortune dans l’internet" nous apprend Le Figaro sans plus de précisions. Il y en a plein qui ont fait fortune dans l’internet : les vendeurs à la sauvette de Viagra, les vendeurs de faux sacs Vuitton, bref on n’est pas vraiment renseigné. On est donc prêt à le croire, ce garçon. Le PDG d’Equation graphique, Pschitt, Diacom, Consodata, en fait. La seule société à avoir laissé sa trace dans le monde du web est la dernière. En 2000, Consodata a été revendue à Telecom Italia pour 500 millions d’euros... Son boulot ? "Constitution et exploitation de base de données comportementales"... Oui, vous avez bien lu. Les fameux aspirateurs à cookies, qui viennent fouiner chez vous pour établir des statistiques sur la façon de naviguer des internautes. Ça vaut de l’or, et plus les bases sont grandes plus les lingots sont épais. Avec Consodata, on parle de "mégabase". La firme s’appelle aujourd’hui Acxiom. Et pèse donc un demi-milliard d’euros. Pour en ramasser combien au bout, pour les utilisateurs ? Ceux qui participent bêtement aux fameuses enquêtes de consommation, fer de lance de la société. Votre opinion vaut de l’or, c’est bien connu : mais pas pour vous ! Notre homme, en fait, fortune faite, s’est alors tourné vers l’hôtellerie. Là, il a d’autres clients à "cibler". Et une grande famille à retrouver.
Vous allez me dire, comment fait-on pour passer de start-up aux VIP et à la jet-set ? C’est simple, pour ça il faut avoir de la famille, de l’argent et de bonnes relations. On commence par la famille : on trouve derrière Allard, son beau-père, Michel Junot, ancien administrateur de l’hôtel (tiens tiens...) et fils lui-même d’un des propriétaires fondateurs du Monceau. Une histoire de famille, à part que Junot a fait de la politique, et a été ancien adjoint au maire de Paris de 1977 à 1995 (avec donc qui vous savez)... il a même écrit un livre là-dessus. Bien, très bien. Avec un hic, quand même. Notre homme est depuis toujours au CNI, dont on vous a déjà parlé ici, dont l’implication droitière n’est plus à prouver, et possède quelques (lourdes) casseroles accrochées à ses basques. A la mairie de Paris, il a longtemps plaidé auprès de Chirac pour un retour en grâce de son ami d’alors, J.-M. Le Pen (il s’est fâché avec depuis). Comme il n’est plus tout jeune, il a bien connu la guerre. En effet. Il était sous-préfet d’arrondissement dans le Loiret entre 1942 et 1943. En 1997, un article du Point révèle qu’à ce titre, "il a veillé au parfait déroulement de la déportation vers Drancy d’un millier de juifs, dont cent soixante-trois enfants, le 20 septembre 1942. Tous furent exterminés à Auschwitz." On retrouve des textes signés de sa main attestant une implication toute administrative, comme un autre avait pu dire pour sa défense. "J’ai l’honneur de vous faire connaître, écrit-il, qu’un embarquement de mille israélites du camp de Pithiviers ayant lieu demain matin à partir de 17 heures à la gare de Pithiviers, la totalité des gendarmes de mon arrondissement, à une exception près par brigade, sont requis pour participer à cet embarquement." Plus tard, l’homme, pour sa défense encore, fera dans le cynisme : "On imaginait bien qu’ils ne partaient pas pour des vacances agréables. Mais je n’ai appris l’existence des camps d’extermination qu’en avril 1945, avec le retour des premiers déportés." On a déjà démontré ici que les camps de regroupement français (dont Gurs) avaient reçu des parents allemands sauvés de l’extermination attendue dès 40, mais bon... Junot s’occupait en qualité de préfet du camp de transit de Beaune-la-Rolande un camp "placé sous la double responsabilité de la préfecture du Loiret et de l’autorité allemande". A partir de ce camp, "le 17 août 1942 a eu lieu la déportation en masse des enfants, en très grande majorité français, dont les parents avaient déjà été déportés. Environ 1 500 enfants du camp de transit de Beaune-la-Rolande font partie du convoi n° 20 qui les acheminera à Drancy dans des conditions épouvantables."
Comme beaucoup de gens de Vichy, il va se trouver une âme tardive de résistant : "se découvrant gaulliste en 1944, il ne parvient pas à tromper la Commission nationale d’épuration qui le décrit comme un « modèle d’arriviste, dénué de tout scrupule. A écarter de toute fonction publique »." L’hôtellerie n’étant pas un corps d’Etat constitué... l’homme effectue sa traversée du désert pendant un bon 32 ans, se retrouve néanmoins élu chiraquien fin 70, et administrateur d’hôtel prestigieux, sans que jamais on ne mette son parcours en parallèle avec celui de... Maurice Papon. Quand Chirac énonce son courageux discours sur la repentance, notre homme ne peut s’empêcher de s’écrier "j’ai été surpris de cette prise de position". On le comprend, ce brave homme, fonctionnaire faisant tranquillement son métier et le défendant des années après bec et ongles, qui a même gagné un procès devant la Cour européenne des droits de l’homme contre France-Info en 2003, pour la diffusion en boucle des accusations du Point. Parmi les juges, le représentant français est Pierre Truche... le procureur au procès Barbie ! La condamnation de Bruxelles est certes adroite : elle ne vise que Radio France, qui "aurait dû être plus mesurée", et non la France. L’intitulé est abscons à souhait "Dans ces circonstances, la Cour estime que les mesures prises contre les requérants n’étaient pas disproportionnées au but légitime poursuivi et peuvent, dès lors, passer pour « nécessaire dans une société démocratique ». Par conséquent, la Cour conclut à la non-violation de l’article 10 de la Convention. L’article 10 stipule : "Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les Etats de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations". En résumé, France Info avait le droit de le dire, mais pas autant d’insister toute la journée ! Aucune attaque juridique n’avait été menée par Junot contre Le Point, à l’origine des révélations, ni contre L’Humanité qui avait repris les infos du premier. Leurs infos étaient bien véridiques et difficilement discutables.
Bon, on a déjà vu la famille, passons aux relations. Et à l’argent qui va avec. Ce n’est guère plus reluisant. Le Royal Monceau, pour tout dire, a déjà été en travaux. Le 12 février 2007, on le ferme même pour ça. Trois cents emplois sont menacés. Marie-Antoinette Dain, sa propriétaire d’alors, présidente de Hoche Investissement, décide de le fermer après un audit pour manquement à la sécurité : en réalité, "la fermeture du Royal Monceau était une simple opportunité pour tirer avantage dans la bataille financière de ceux qui revendiquent la propriété de l’hôtel" affirme un procureur saisi du conflit entre les deux propriétaires existants. Selon Dain en effet "Notre objectif est de remettre sur pied le Royal Monceau pour ensuite en proposer l’exploitation à une chaîne de renommée internationale". Car à l’époque, ils sont... deux propriétaires, effectivement, à se chaparder l’immeuble. Dain, d’un côté, et, de l’autre, Osmane Aïdi, qui a été purement et simplement jeté dehors manu militari par la première après avoir été débouté par le tribunal de commerce, par un référé du 31 janvier 2007. "Le Syrien, réputé proche de la famille de l’ex-dirigeant Hafez el-Assad, a aussi dû délester son empire (hôtellerie notamment au Liban, ingénierie hydraulique...) de quatre établissements français, dont le Vernet à Paris et le Miramar à Port-Crouesty. Voilà des années que ce francophile, devenu ingénieur en France, luttait pour conserver son palace, en proie à de lourds déficits. C’est en 2001 qu’il s’était allié à Hoche Financement qui avait alors apporté 120 millions d’euros (le montant de sa dette cumulée). Mais les pertes s’étaient creusées depuis, et les rapports entre actionnaires envenimés", nous dit toujours Le Figaro, fort marri visiblement de l’aventure. Hoche Investissement finira bien par vendre en 2007... à Alexandre Allard, "avec le soutien financier de Qatari Barwa Real Estate"... Mais dans le conseil d’administration présenté on retrouve Osmane Aïdi, (et l’inévitable Junot !) qui détient à lui seul pour 30 % encore des parts de l’hôtel. Sorti par la porte, le Syrien est rentré par la fenêtre en ouvrant adroitement le capital de la société Compi France, le véritable propriétaire de l’hôtel. Outre les fonds Qataris, le palace fait désormais partie d’un groupe hôtelier suisse... (faut suivre, l’économie mondiale c’est quelque chose !) qui s’appelle Raffles (c’est un pur hasard...). Le groupe envisage d’ouvrir un hôtel 5 étoiles à Marrakech... voilà qui est idéal pour les jet-setteurs : de Paris à Marrakech direct, je vois déjà d’ici des candidats (et des candidates). La construction de celui-là sera assurée par "l’américain Raffles Hotels & Resorts, lequel appartient au Groupe Fairmont Raffles Hotels International". "Un des leaders mondiaux de l’hôtellerie de luxe qui compte 80 établissements implantés dans 25 pays sous l’enseigne Fairmont & Swissôtel." Derrière eux, il y a la Somed, où on trouve des fonds "d’Abu Dhabi pour le Développement", du Trésor marocain (l’Etat !) et d’autres provenant "des institutionnels privés."
Pour la démolition parisienne programmée, on a donc tout mis en scène jusqu’au bout, Allard et Starck posant même sur une photo de studio marteau piqueur à la main, en smoking et nœud pap’. Allant jusqu’au bout de ce délire de très mauvais goût, qui représente une injure à la France qui se lève tôt pour aller gagner moins. Pendant ce temps, chez Emmaüs, des armées de bénévoles s’esquintent à retaper ce qui ce soir-là est saccagé à coups de marteau ou de hache : la France de la fracture sociale, sans doute. J’apprends en finissant de rédiger cet article que je ne suis pas le seul à penser ainsi. Même l’ami de Carla pense pareil. Comme il le dit, on aurait pu songer à des associations caritatives. A minima, mais ces deux-là vivent tellement sur une autre planète. Celle de l’argent obscène.
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