Le perfectionnisme de Kubrick est célèbre, mérité, mais aussi méconnu tant celui-ci passe souvent pour une rigueur maniaque. C’est oublier l’usage que Kubrick fit du hasard : bien que toujours soigneusement réfléchis et construits, ses films ne manquent pas de trouvailles fortuites, d’imprévus conservés. Ainsi l’air du beau Danube bleu dans 2001, l’odyssée de l’espace (tout d’abord simple musique d’ambiance accompagnant le visionnage de rushs), la chanson I’m singin’ in the rain dans Orange mécanique (idée de l’acteur Malcom Mcdowell) ou les improvisations de Peter Sellers dans Docteur Folamour. De fait, pour Kubrick l’important n’était pas de construire un château de carte, aussi rigide que fragile, mais de créer une oeuvre en accord avec sa vision du monde, sa vision du cinéma. En obtenant son indépendance artistique et financière par la réussite du film de commande Spartacus, Kubrick fut enfin libre de faire des films à son image. A partir de Lolita, voir un film de Kubrick, c’est voir le monde avec les yeux de Kubrick.
Avec Shining, pour la première fois dans son oeuvre, le héros est un artiste, un ancien professeur désirant être écrivain : Jack Torrance. Pour écrire, celui-ci s’isole de la société en acceptant un poste de gardien d’hotel en hiver. Seul ou presque (il n’a plus avec lui qu’une femme impersonnelle et un fils qui le craint), il entre confiant dans ses longs mois de solitude à la fin desquels devrait être né un livre.
Kubrick : "Vous savez, faire un film revient à s’isoler, à ne plus voir ce qui nous est proche. Cela vous prend tout entier, vous possède, vous réclame, et il est difficile d’y échapper. A un moment ou à un autre, on se demande si l’on ne devient pas fou, commandé par des forces invisibles. Faire un film impose une totale abnégation de soi, une complète disponibilité, et c’est la raison qui me pousse à m’enfermer, à m’isoler du monde extérieur. Dès qu’on devient imperméable à ce qui nous entoure, on ne reçoit plus la réalité en face, on bascule vers ces choses indéfinissables qu’on appelle la créativité. Dans ce sens, oui, je suis assez proche de Jack."
Le pouvoir catharsique de l’art est connu. Sublimant les pulsions humaines, la création artistique apporte à l’homme réconfort et raison de vivre. Mais les semaines passent et Torrance reste désespérément stérile artistiquement. Cet état de fait le travaille, il en cherche l’explication. Ne pouvant s’accuser lui-même – qui le peut ? - il trouve dans sa famille un parfait bouc émissaire et libère sur elle ses pulsions non-sublimés, rancunière, destructrices. Son inconscient les libère d’abord à travers des rêves – ainsi Torrance avoue à sa femme avoir rêvé de les tuer, elle et son fils – mais rapidement les rêves ne suffisent plus.
Kubrick : "L’hypocrisie de l’homme l’aveugle sur sa propre nature et se trouve à l’origine de la plupart des problèmes sociaux. L’idée que la crise de notre société a pour cause les structures sociales plutôt que l’Homme lui-même est à mon avis dangereuse. L’homme doit être conscient de sa dualité et de sa propre faiblesse pour éviter les pires problèmes personnels et sociaux."
Comme la plupart des hommes, Torrance ne connait pas sa nature, qui n’est pas spéciale, juste humaine. Tout être humain, dans certaines conditions, peut devenir "fou". Cette état personnel à des conséquences similaires dans une société humaine. Pour les mêmes raisons que Torrance, la plupart des sociétés ont effectués et effectuent des sacrifices catharsiques. Choisissant un bouc émissaire, la société rejette sur elle ses pulsions puis détruit cet objet porteur du mal humain.
Kubrick : "L’homme s’est détaché de la religion, il a dû saluer la mort des dieux, et les impératifs du loyalisme envers les états-nations se dissolvent, alors que toutes les valeurs anciennes, tant sociales qu’éthiques sont en train de disparaître. L’homme du XXe siècle a été lancé dans une barque sans gouvernail sur une mer inconnue. S’il veut rester sain d’esprit la traversée durant, il lui faut faire quelque chose dont il se préoccupe et quelque chose qui soit plus important que lui-même"
L’homme doit avoir une raison de vivre, telle que la création artistique, mais aussi un modèle de conduite, ce qu’on nomme l’humanité. Ce modèle, c’est les autres, et en abandonnant la société, Torrance perd peu à peu l’humanité au profit de son seul soi, de ses pulsions. Si la plupart des sociétés, quelle que soit l’époque et le lieu ont lutté contre l’inceste, ont fait usage du respect, ce n’est pas par hasard mais par sélection naturelle : ces usages renforçaient la société contre l’homme qui, lui, est par nature individualiste jusqu’à la tyrannie et la folie.
Kubrick : "Toute histoire tragique doit être en conflit avec les choses comme elles sont"
Par sa bande sonore, par ses images, la séquence d’ouverture ne laisse aucun doute sur le caractère tragique de l’histoire, tragique accentué ensuite grâce à la narration théatrale du film : division en jour/actes, lieux et personnages restreints. Conscient de l’inévitable, le spectateur peut s’intéresser aux rouages de la tragédie, au "pourquoi ?". Le film donne des indices, indique des pistes. Les rares interviews de Kubrick permettent de mieux cerner l’intention du cinéaste. Les zones d’ombres sont comblées du mieux possible par diverses connaissances. Voici, parmi mille autres, une des interprétations générales qui s’ensuivent :
A travers le cas particulier de Jack Torrance se dessine une vision pessimiste de l’humanité, celle d’un Sisyphe qui en cherchant une raison de vivre supérieure à lui-même construit des religions, des sociétés ou des civilisations ; mais tous ces édifices finissent par s’écrouler sous les conflits individualistes provoqués par les raisons de vivre personnelles ancrées dans la nature humaine. La sociabilité n’est que la conséquence de désirs naturels de possession et de domination, mais la société permet à l’homme de dépasser ces pulsions et d’atteindre une certaine humanité, qui n’est finalement que le respect des autres, des raisons de vivre des autres.
Cet éternel renversement de raisons de vivre supérieures par des raisons de vivre personnelles, on peut appeler cela la tragédie humaine.