Spore : une non-évolution par les créateurs des Sims
Alors que Spore devait être un chef-d’œuvre vidéoludique révolutionnaire, un jeu d’une profondeur et d’une richesse encore inégalées, permettant ni plus ni moins que de recréer le monde à l’image de son choix, sa sortie déclenche une polémique sur la politique agressive de protection du contenu de l’éditeur Electronic Arts. Au-delà de ce mini-psychodrame, le jeu en lui-même est bien décevant et loin des espoirs fondés en lui par de nombreux joueurs.
Spore, le nouveau jeu de Will Wright, créateur des Sims, était attendu depuis deux ans par les joueurs du monde entier.
Le jeu s’annonçait comme le jeu de gestion et stratégie ultime. Un énorme bac à sable permettant au joueur de créer tout un monde et la civilisation qui avec, en partant de l’organisme unicellulaire et en le faisant évoluer jusqu’à une espèce intelligente capable de conquérir l’espace.
Pour l’éditeur Electronic Arts, l’enjeu était de taille. Pour Will Wright aussi. Après l’énorme succès commercial des Sims, le jeu familial par excellence, qui a amené tout un nouveau public à jouer aux jeux vidéo - avant la Wii et la DS de Nintendo - il s’agissait de ne pas décevoir.
Cinq septembre 2008. Spore sort dans le monde entier en grandes pompes. Campagne de pub à la télé comme on en voit désormais à chaque "gros" lancement de jeu vidéo, énorme buzz sur internet et dans la presse, y compris sur des sites et dans des magazines non spécialisés, qui voient en Spore le digne successeur des Sims, et donc un sujet grand public méritant quelques lignes. Will Wright en personne accorde des interviews, comme une star en tournée pour le lancement d’un nouveau blockbuster. Le jeu est en tête de gondole dans les magasins de jeux vidéo et même dans les grandes surfaces. Il est placé en page d’accueil des principaux sites de vente de produits culturels.
Et soudain c’est le drame...
Le lendemain de sa sortie, Spore se retrouve avec la médiocre note moyenne de 1,5 sur 5 sur Amazon.com, le plus gros site marchand de produits culturels. Des dizaines de mauvaises notes affluent. Justification : ce n’est pas la qualité du jeu qui est mise en cause, mais la politique agressive de protection introduite par Electronic Arts sur son produit, avec l’utilisation de DRM particulièrement restrictive. Impossibilité d’installer le jeu plus de trois fois (attention donc à ne pas changer d’ordinateur trop souvent) sauf à appeler le service client et fournir des explications et une preuve d’achat du jeu. Impossibilité de disposer de plusieurs comptes d’utilisateurs au sein d’une même famille partageant le même jeu et le même ordinateur - un comble pour un jeu vendu comme le nouveau bébé des créateurs des Sims, LE jeu auquel tout le monde peut jouer.
L’affaire est relayée sur les principaux blogs consacrés aux jeux vidéo et aux produits numériques en général (voir par exemple Numerama : Spore lapidé pour ses DRM ou encore BoingBoing : Amazon reviewers clobber Spore DRM), avec pour effet d’amplifier le phénomène. En quelques heures, Spore passe de 150 à 500 évaluations, toujours avec une moyenne proche de la note la plus basse possible.
Mini-drame en réalité, puisque le jeu reste numéro 1 des ventes dans la catégorie jeux vidéo d’Amazon, toutes plates-formes confondues...
Mais cette affaire de DRM - qui finalement ne semble pas déranger outre mesure le grand public, qui constitue le cœur de cible d’Electronic Arts avec ce produit - n’est que la partie la plus visible d’un problème plus gênant peut-être : celui de l’intérêt du jeu lui-même.
Comme indiqué en introduction, Spore devait être énorme. Des possibilités de jeu infinies, le croisement ultime de tous les jeux de gestions et de stratégie réunies, la possibilité de tout créer, depuis les individus peuplant le monde jusqu’aux véhicules, bâtiments et villes. Une révolution vidéoludique d’après les concepteurs.
Le tout devait reposer sur le concept d’évolution. Mais Darwin est totalement absent du jeu. Une créature à quatre pattes se déplace à la même vitesse qu’un bipède. On peut passer d’une créature à huit pattes et douze yeux à une bestiole volante cyclope sans pattes, puis revenir à un bipède à quatre bras et visage de singe pour finir avec un quadrupède à tête de canard. Le tout sans aucune transition progressive entre les différentes "versions" successives de l’espèce. Il n’y a pas vraiment de notion de continuité, et les choix faits n’engagent pas vraiment l’avenir de l’espèce - mis à part son apparence. Les deux dernières phases du jeu ne sont absolument pas basées sur les caractéristiques de la créature que vous avez créée. Vous rêviez de voir à quoi pourrait ressembler un monde construit par des cyclopes à huit bras ? Eh bien c’est à peu près le même monde que celui qui serait créé par des singes ailés à cornes.
La construction des villes est d’une ridicule simplicité, même un jeu de stratégie militaire comme Age of Empires offre davantage de possibilités que Spore. Will Wright n’est-il pas le papa de Sim City ? Où est passée la richesse et la complexité ? L’immense liberté d’action ?
La phase dite "civilisation" n’a absolument rien à voir avec la profondeur et le côté "progression à travers les âges" d’un jeu comme Civilization. Vous commencez la phase civilisation - juste après la phase tribu - avec des véhicules. Vous aurez exactement les mêmes véhicules à la fin de la phase civilisation. La planète sera rigoureusement la même, seule la propriété des villes (dont les emplacements sont prédéterminés par l’ordinateur) aura changé. Pas de technologies à découvrir, pas de modifications de l’environnement. La personnalisation des bâtiments (qui ne sont qu’au nombre de quatre : les maisons, les mairies, les usines et les complexes de loisirs) n’a aucun intérêt autre que cosmétique. Un cube sans porte ni fenêtre jouera aussi bien son rôle de maison qu’une reproduction fidèle d’une "vraie maison", avec un toit, des fenêtres aux balcons fleuris et une antenne sur le toit.
La phase la plus complexe et a priori la plus riche est la phase spatiale. Mais elle souffre de gros problèmes de jouabilité. L’univers à gérer est tellement grand qu’il est impossible de tout coordonner à partir du seul et unique vaisseau dont vous disposez. Contrairement aux Sims qui mènent leur vie même sans actions de la part du joueur, les créatures de Spore ne font rien en l’absence d’instructions.
Spore est joliment réalisé. Spore s’appuie sur un concept au potentiel considérable. Spore est très bien marketé, présenté comme le successeur des Sims, un jeu avec une liberté totale. Spore reçoit - étonnamment - un accueil favorable de la critique (note moyenne de 86 % d’après le site Gamerankings ; les journalistes sont-ils aveuglés par le rayonnement du maître Will Wright ? Sont-ils plus sensibles au côté bling-bling du jeu qu’au gameplay ?).
Mais en réalité Spore est bien en dessous de ce que ça aurait pu être.
Electronic Arts en vendra certainement beaucoup, grâce à un marketing bien orchestré et les énormes moyens dont dispose l’éditeur, mais fera également certainement beaucoup de déçus. Sur le long terme, il est clair que Spore n’aura pas la longévité des Sims, qui bien que moins ambitieux (la vie d’une famille ou d’un quartier contre la création d’un monde entier...) était pourtant plus riche, plus varié et plus complexe.
[cet article est une adaptation pour AgoraVox d’un avis publié initialement sur mon blog]
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