Une semaine avec… Le meilleur des mondes d’Aldous Huxley
Dans le domaine de la littérature de science-fiction, la notion d’uchronie ou de société imaginaire, voire parfaite ; nous sommes tentés de nommer en premier lieu 1984 de Georges Orwell. Au cinéma, les tentations de citer entre autres titres Métropolis, de Brazil ou de V pour Vendetta sont pour le moins evidentes ! Mais en ce qui est de 1984, s'il est une référence, s'il est un ouvrage aux qualités indéniables et à la vision incroyablement prophétique, il éclipse pour autant une autre pépite d’une incroyable force, d’écriture anglaise également, et pourtant de quelques quinze ans son aîné.
Le meilleur des mondes d’Aldous Huxley est intéressant à plus d’un titre. D’abord car plus que 1984, il se place dans la perspective d’une recherche du bonheur. La société utopique inventée par Huxley fait froid dans le dos. L’humanité a été ravagée par la bêtise des hommes au cours de la guerre de 9 ans (est-ce là un prophétisme de la future seconde guerre mondiale ? Rappelons que l’ouvrage est écrit en 1931). Heureusement, l’industrie lourde et les révolutions scientifiques ont permis au monde de se reconstruire. La procréation naturelle n’existe plus : toute naissance est un clonage pratiqué en laboratoire. Chaque individu appartient à une classe et sa vie obéira à un déterminisme imposé par et pour le bien de la communauté. Parmi les cinq classes représentées, deux sont considérées comme supérieures (les Alphas et les Bêtas) et trois comme inférieures (les Gammas, les Deltas et les Epsilons). Cette classification se fait en fonction de l’activité pratiquée par chaque individu : les individus supérieurs sont ceux qui réfléchissent et participent à la conception scientifique à plus ou moins grande échelle tandis que les classes les plus inférieures ne sont constituées que de travailleurs manuels. Cela entraine bien évidemment le mépris des plus faibles par les plus forts.
L’objectif de ce meilleur des mondes est la recherche d’un bonheur collectif, garanti par un bonheur individuel indéniable et inébranlable. Or, le bonheur individuel est garanti à son tour par un nombre de préceptes et d’obligations étonnantes. La fidélité n’existe pas. L’appartenance d’un individu à un autre est proscrite, cela empêche également les envies d’enfantement. Le mariage est de ce fait, inconnu. La vieillesse n’est plus un problème puisqu’on la retarde au maximum. Les corporations dans lesquelles les individus travaillent ne mélangent pas les classes, d’ailleurs les individus les plus insignifiants sont pour la plupart des clones indistincts les uns des autres. Enfin, la seule croyance restant dans cette société est celle du Fordisme : signe d’une industrialisation triomphante qui seule a réussi à sortir le monde du chaos.
Mais cela est bien connu, dans cette société si réglée et régulée, des entités subjectives vont se faire jour. Dans cet univers mécanisé, nous allons assister à la naissance de plusieurs consciences individuelles : la renaissance de l’Individu réflexif. Car pour empêcher leurs concitoyens de penser, les dirigeants ont trouvé deux solutions radicales. La première, c’est le soma, sorte de drogue antidépressive produite en nombre astronomique et permettant d’éviter tout trouble d’ordre sentimental ou émotionnel. Car tout trouble individuel, toute motivation négative de l’individu est susceptible de se répercuter sur la société toute entière. Comment ne pas lier cette société de la consommation d’expédients pour le plaisir personnel à notre société, oscillant constamment entre bonheur obligatoire, antidépresseurs à la demande, boissons et drogue à foison ? Huxley livre de la même façon une vision pour le moins intéressante des liens entre micro et macrocosme, entre individu et société. La deuxième solution et non des moindres, c’est l’interdiction de s’intéresser, de se procurer et même de parler de la civilisation disparue. Cette même civilisation qui était celle d’Huxley au moment de la rédaction est considérée comme irresponsable et barbare : ne sachant pas contrôler ses émotions, ni réguler sa population, elle ne rien de plus qu’une preuve de l’état sauvage de l’être humain.
Lorsque nous réalisons que dans cette société idéale, le cinéma doit être contrôlé et approuvé par l’état, que les œuvres d’arts barbares (Shakespeare en tête) doivent être bannies ; nous comprenons vraiment l’âme visionnaire que pouvait posséder un tel auteur : qu’il s’agisse de la politique culturelle nazi du côté de l’histoire, ou encore de l’inspiration intergénérationnelle que l’on retrouve par exemple dans un film comme V pour Vendetta. Et comment ne pas également mesurer le cynisme du grand dirigeant de ce pouvoir : Mustapha Menier. Grand admirateur de Shakespeare et de culture « barbare », il régule justement ce que lui apprécie et ce qui pourrait éveiller l’intelligence des hommes. On sent déjà à l’avance ce que Michel Foucault identifiera comme le savoir-pouvoir des dirigeants de la société moderne. L’intérêt de cet ouvrage est également l’émergence d’un contre-pouvoir intellectuel mené par deux individus Alphas (de caste supérieure donc) sentant des émotions que les autres individus, n’ont plus. Ceux-ci subiront bien sûr le sort des mutations disciplinaires en des endroits peu recommandés : l’un en Islande, l’autre sur une île presque déserte. Malgré le conditionnement le plus parfait, des grains de sable viennent toujours faire dérailler la machine. Enfin, il faut considérer l’un des aspects les plus intéressants de l’ouvrage. Cette société si parfaite a conçu au Etats-Unis une réserve sauvage où les derniers humains de souche vivent sans régulation aucune de la part de l’état. Cet endroit est le seul où les enfants sont enfantés de manière naturelle. Il faudra, à la suite d’imbroglios, la naissance d’un jeune garçon du monde civilisé dans cette réserve indienne pour que la face du monde en soi changée. Lorsque celui-ci arrivera à la civilisation, nous reconnaitrons l’admiration d’Huxley pour Voltaire tant ce sauvage se trouvera en analogie avec le Huron du conte l’Ingénu.
Huxley est un auteur qui mérite d’être connu et lu. Evidemment on retiendra souvent de lui, et à l’instar de son homologue américain Lovecraft, sa passion pour le mysticisme et la parapsychologie. Mais il convient aussi de se souvenir qu’Huxley était un passionné d’anthropologie : il aimait étudier l’humain et sa société. Humaniste dans l’âme, il viendra jusqu’en France pour s’intéresser à l’histoire incroyable des possédés de Loudun, petite ville de la Vienne dans Les Diables de Loudun. Autre texte des plus intéressants pour son attrait psychologique. Les réflexions du meilleur des mondes n’ont pas fondamentalement vieillies. Jusqu’à quel point peut-on manipuler les individus d’une société ? Quel est le prix à payer au point de vue éthique pour faire le bonheur de la société ? Et enfin, la vérité peut-elle être assumée par chaque individu ou bien apparait-elle comme un facteur essentiel d’instabilité politique ? Autant de questionnements qui méritent toujours d’être posés de manière universelle.
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