Entamons par le résumé du livre :
Aujourd’hui, l’actualité démontre que la réputation des hommes politiques est fréquemment mise à mal par les nouveaux médias (blogs, réseaux sociaux, vidéos amateurs, etc.). Avec internet et les technologies participatives, le citoyen contemporain a hérité d’un nouveau pouvoir à l’envergure encore insoupçonnée.
De scène de théâtre, la démocratie représentative s’est transformée en arène de cirque, où les coulisses sont visibles et les spectateurs bruyantset omniscients. Le manque de réflexion sur l’apport politique d’internet et ledévoiement actuel des outils de participation en ligne appellent une réponseurgente, car c’est le crédit de la fonction de représentant du peuple qui endépend. Ce problème inédit exige des solutions nouvelles : « citoyens »et « représentants » ont besoin de Nouvelles Technologies Politiques pouréchanger et exercer leurs pouvoirs.
C’est un nouvel espace civique qui est à conquérir, aussi stimulant que lorsque la démocratie a connu ses premières heures. La réconciliation entre la démocratie – le pouvoir du peuple – et l’égocratie – le pouvoir de chaque individu – est à ce prix !
Ce livre constitue le trait d’union entre les sciences politiques et les nouvelles technologies. Dans un style clair et accessible, l’auteur analyseavec rigueur l’impact d’internet sur la démocratie et l’art de gouverner.
Il conceptualise des phénomènes sociaux inédits, pose les fondations d’un nouveau champ d’études politiques, et propose un plan d’action qui regroupe les six Nouvelles Technologies Politiques dont nous avons besoin.
L’égocratie
Un nouveau pouvoir
La transition accélérée entre opinion personnelle et opinion « très » publique
Historiquement, l’opinion publique se crée à l’initiative d’un groupe relativement restreint de citoyens concernés et actifs dans leur expression, sur un sujet donné. Elle est très rarement partagée d’emblée par un grand nombre d’individus.
Le petit groupe de citoyens actifs sollicite donc habituellement l’expression d’une même opinion par un groupe plus vaste : appel à signer une pétition, à manifester, recherche des relais de personnalités médiatiques, dans la presse, etc.
Or, les nouvelles technologies de communication en réseau ont facilité la résonance immédiate entre individus, tout en diminuant les coûts d’organisation de collectifs. Un citoyen isolé, ne représentant que lui-même, peut être à l’origine de l’activation d’un grand nombre d’opinions similaires.
Michel Serres donne à ce phénomène de création d’une opinion très rapidement « publique », à l’initiative d’un individu anonyme, le nom d’« égocratie ». « Les nouvelles technologies amènent une nouvelle fonction de l’individu : l’égocratie. Chaque individu pourrait avoir un degré de liberté très important et une manière de recruter ses semblables totalement différente de la démocratie [...] et de ses intermédiaires entre le pouvoir et le non-pouvoir parfois sclérosés. La mobilité et la rapidité de l’égocratie de l’individu peuvent avoir des conséquences politiques inattendues. Je ne saurais en prévoir les effets, mais je les attends depuis longtemps dans la mesure où cela nous libérerait des aristocraties qui pèsent sur nous depuis si longtemps. »(91)
Si le terme « égocratie » est utilisé par certains pour qualifier une personnalisation du pouvoir parmi les représentants du peuple(92), nous l’entendrons plutôt comme le pouvoir d’individus anonymes non élus et non-candidats, dans une interprétation aussi fidèle que possible aux propos de Michel Serres. Pris dans cette acception, l’égocratie signifie alors un pouvoir différent de celui donné à chacun par le suffrage universel(93). Dans quel cadre du fonctionnement démocratique la voix d’un individu, qui ne serait pas un représentant élu, peut-elle compter plus que celle de son voisin ?
Une mécanique fondamentalement nouvelle
L’égocratie, soutenue par les nouvelles technologies de publication personnelle, semble puiser sa force des mêmes ressorts que la presse et les journalistes d’investigation.
En effet, l’histoire de cette profession et ce média est jonchée d’impacts non négligeables sur la crédibilité et le potentiel d’éligibilité de certains candidats ou élus. Michel Serres a ainsi « l’impression que nous nous trouvons face à une politique nouvelle. Je vois quelque chose dans l’immédiateté et dans l’individu qui me paraît reconnaissable de la nature même des nouvelles technologies, un peu à la manière dont les démocraties d’antan avaient été liées à l’invention de l’écriture ou de l’imprimerie. » (94)
L’imprimerie, en son temps, a servi à démocratiser progressivement la connaissance, tout en lui permettant de mieux traverser les âges, souvent au profit des libertés individuelles.
Peut-on voir dans l’immédiateté des réactions et de la propagation de l’information en ligne une forme renouvelée d’émancipation individuelle ? Pour cela, il convient d’analyser la différence entre le pouvoir conféré au citoyen par le suffrage universel, et celui conféré par les nouveaux outils d’expression dans l’espace public numérique :
- Dans le cas du suffrage universel, passer beaucoup de temps à étudier les programmes électoraux, pour finalement n’avoir qu’un impact marginal, égal à celui de n’importe qui d’autre au moment de l’appel aux urnes, représente une prise très faible sur le cours des événements démocratiques. Les programmes électoraux sont en outre des éléments mouvants, rapidement caducs au cours du mandat représentatif ;
- Dans le second cas, l’action individuelle se portera sur l’étude d’un pan d’activité étatique en détail, sur l’analyse complète des faits et gestes d’un élu ou d’une organisation à un moment donné. Il en ressortira l’expression d’un avis d’expert sur un sujet d’actualité ou en cours de débat à l’Assemblée nationale. Cet avis peut alors aboutir, via les médias sociaux, à un impact immédiat équivalent à dix, cent, mille, ou un million de « voix ». Que ce soit en ralliant ces dix, cent, mille ou un million d’opinions sans tous les efforts exigés par le passé pour la constitution de collectif 95 ; ou en sautant des étapes pour transformer son opinion en opinion publique via des intermédiaires à l’aura de plus en plus « grand public ».
On observe déjà de nombreux exemples de cette égocratie, et des mécaniques qui la rendent possible. Cela peut être réalisé à travers :
- Un blog(96) avec les écrits d’experts résonnant sur la toile pour arriver aux oreilles des journalistes spécialisés, puis des médias généralistes et enfin des hommes politiques ;
- Un lobby organisé par plusieurs individus directement auprès d’élus via les outils numériques ;
- Une enquête à charge à partir d’informations publiques méthodiquement analysées et distillées de manière subtile dans l’espace public numérique.
L’impact est alors direct(97) et plus ou moins fort sur le fonctionnement démocratique : amendements portés à l’assemblée, projets de loi remis en question, ou de manière plus négative, candidat écarté des listes, ou baisse de la réputation mettant en péril le bon exercice d’une fonction de représentant.
L’exercice de la représentation démocratique doit dans tous les cas s’adapter pour composer avec cette égocratie. Car cette dernière produit une opinion publique plus large, indiquant la voie à suivre aux représentants pour être en adéquation avec la volonté générale.
Opinion publique et viralité
L’accélération du passage de l’opinion personnelle à une opinion publique repose autant sur la découverte de tiers partageant un avis que sur l’agrégation de tiers donnant l’impression de partager la même opinion. En effet, si l’égocratie peut reposer sur l’argumentation ou la délibération dans l’espace public pour rallier des individus à sa cause, le mécanisme le plus rapide et le plus couramment utilisé est le changement de nature du message politique pour le rendre plus viral. Un message humoristique, notamment multimédia, se propage bien plus facilement qu’un message austère98. Les détournements, l’humour, les parodies, sont des procédés couramment utilisés pour faciliter la transmission d’une opinion de proche en proche, donnent l’impression d’une validation du contenu du message par son transmetteur. Ils peuvent faire penser vus de l’extérieur qu’il s’agit d’une opinion largement partagée dans le public. Or, penser que la diffusion virale de la mise en forme d’une opinion équivaut à y adhérer serait créer un raccourci. Il y a fort à parier qu’à partir du second cercle de personnes recevant l’opinion politique sous forme humoristique, la motivation de partage risque de relever plus d’un désir de faire rire que d’une réelle adhésion au message sous-jacent. Néanmoins, un volume important d’activité autour du message ainsi mis en forme attirera l’attention des médias sur le sujet, contribuant à légitimer le message original et à le transformer en opinion « réellement » publique.
Un impact visible et direct
L’égocratie consiste en une prise plus directe sur la production de la volonté générale lors de la délibération entre représentants, via l’appropriation personnelle de la création d’une opinion publique. Il en découle un plaisir proche de celui que pouvaient ressentir les citoyens athéniens dans l’exercice direct de leur pouvoir démocratique. En effet, Benjamin Constant explique, dans sa comparaison de la liberté des Anciens et celle des Modernes, que dans le monde moderne l’individu est perdu dans une multitude et qu’il « n’aperçoit presque jamais l’influence qu’il exerce. Jamais sa volonté ne s’empreint sur l’ensemble : rien ne constate à ses propres yeux sa coopération. » Alors que dans l’Antiquité, « la part que chacun prenait à la souveraineté nationale n’était point, comme de nos jours, une supposition abstraite. La volonté de chacun avait une influence réelle : l’exercice de cette volonté était un plaisir vif et répété. »(99)
L’égocratie contemporaine consiste également en l’influence par une minorité sur les termes à propos desquels tous les citoyens seront amenés à se prononcer lors d’un vote. L’égocratie n’opère pas aux dépens de l’égalité du poids des voix dans le suffrage universel, mais plutôt entre les suffrages ; c’est-à-dire pendant cette période où des candidats légitiment leur candidature ou leur programme, ou bien gonflent leur capital réputation pour briguer des postes à responsabilité.
Un double rééquilibrage
Pour bien comprendre cet impact, un rappel du mécanisme d’obtention d’une légitimité électorale est nécessaire : comment devient-on potentiellement éligible ? De nombreuses études aboutissent actuellement à la conclusion d’une inégalité historique entre les citoyens pour accéder aux plus hautes fonctions de l’État. Bernard Manin évoque ainsi que « la procédure élective n’est pas nécessairement méritocratique et ne garantit pas ce que l’on entend en général aujourd’hui par égalité des chances »(100). Un individu peut déjà être connu avant d’entrer en campagne électorale, en raison de son accès aux médias, de son nom ou de sa position sociale, et les électeurs peuvent décider que c’est un argument suffisant pour l’élire – c’est-à-dire le considérer comme meilleur que les autres(101). Ou bien un candidat peut avoir acquis sa légitimité électorale dans un parti, via des mécanismes et des règles de sélection propre à cet organe politique. En le plaçant au dessus des autres militants, le parti envoie alors un signal de distinction au plus grand nombre. Dans tous les cas, des éléments externes (comme les partis politiques(102) ou les médias), et fonctionnant selon des règles propres de distinction des meilleurs, vont prélégitimer et préimposer la liste des candidats à une élection.
L’égocratie va opérer un rééquilibrage à deux niveaux. D’une part, elle va déclasser des candidats en impactant leur réputation, via les mécanismes historiquement dévolus à la presse d’investigation et dorénavant à la portée des individus connectés. À titre illustratif, on pourrait citer le cas d’un candidat qui aurait eu des chances de remporter des élections au suffrage universel, mais qui verrait sa candidature avorter parce qu’un individu aura dévoilé un dossier à charge, ou mis en avant des incohérences ou des lacunes politiques. D’autre part, et c’est là son apport totalement nouveau, l’égocratie contribue à légitimer un candidat – au même titre que les médias traditionnels – via son média de prédilection : internet. Les événements politiques récents nous montrent comment une femme politique telle que Ségolène Royale a pu crédibiliser sa candidature aux primaires socialistes de 2007, en partie à travers le soutien de la blogosphère de gauche, et de la base militante présente sur son site participatif (desirdavenir.org(103)). Peu appréciée par les cadres du parti, son accession comme représentante aurait été impossible autrement. De la même manière, les primaires démocrates de 2007-2008, ouvertes à n’importe quel membre du Parti démocrate américain, ont vu la victoire du candidat Barack Obama, quasi inconnu du public, face à Hillary Clinton, en partie grâce à l’usage des nouvelles technologies pour démultiplier les effets de la mobilisation militante.
L’égocratie n’a sans doute fait qu’accélérer ou appuyer l’accession des candidats à la représentation du parti, soutenus également par la presse ou la télévision. En outre, les deux candidats faisaient partie au préalable d’un organe politique. La légitimation n’est donc pas véritablement sortie du schéma préétabli. Mais il pourrait en être autrement à moyen ou long terme. En effet, la politisation progressive de sujets techniques amène des organisations civiles ou des individus engagés à jouer des rôles politiques de premier plan, sans pour autant s’inscrire dans le schéma de la machinerie électorale constituée par les partis politiques.
Ces activistes ne sont pas passés, dans la plupart des cas, par les concours de la fonction publique, et disposent d’un savoir accessible au « profane ». L’obtention d’une crédibilité, potentiellement à usage électoral, est alors plus démocratique, dans le sens où ces structures sont moins pyramidales que celles des partis et que le mérite s’y objectiviste relativement plus facilement. Actions, résultats obtenus, visibilité, soutiens recrutés, sont autant de critères d’une distinction renouvelée des « meilleurs ». Là encore, la grande liberté d’action au sein de ces mouvements est propice à l’établissement d’une réputation, éventuellement utilisable à des fins électorales.
Les médias sociaux constituent bien souvent leur principale tribune, soutenus par la mobilisation individuelle qu’ils suscitent, et appuyés par des invidivus-relais d’opinion. La porosité entre l’espace public traditionnel et l’espace public numérique les place alors directement en position de représentant de l’opinion publique, sur un média grand public.
Encore faut-il, pour accéder aux plus hautes fonctions de la représentation, un désir de prise de pouvoir. Or, il semblerait que cette égocratie, les collectifs qu’elle génère, l’appareillage qui la supporte, et les soutiens qu’elle accorde, soient plus orientés vers l’influence du pouvoir en place, plutôt que vers sa captation.
(...)
(91) Michel Serres, conférence pour les 40 ans de l’INRIA, décembre 2007.
(92) Voir par exemple François Bayrou, Abus de pouvoir, Plon, 2009. Il y évoque, à propos de l’actuel président de la République, l’« égocratie » d’un président qui gouverne à la première personne et « aime se mettre en scène comme un surhomme ».
(93) Le suffrage universel est par construction non discriminant d’un individu à l’autre ; il ne pourrait donc être à la base d’un « surpouvoir » de certains individus par rapport à d’autres.
(94) Michel Serres, op. cit.
(95) Par un mécanisme de pétition en ligne ou autre groupe virtuel, par exemple.
(96) Ou tout autre forme de publication personnelle en ligne.
(97) Dans le sens où le citoyen peut s’attribuer une responsabilité, et également parce que la conséquence de son action est visible à très court terme.
(98) En ce qui concerne les messages textuels, les marques ont notamment réalisé qu’un communiqué de presse intéressera des initiés déjà aguerris au sujet, alors qu’une mise en forme humoristique du même message touchera un plus grand public de non initiés.
(99) Benjamin Constant, De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes (1819), cité par Pierre Rosanvallon, La Contre-démocratie, op. cit., p. 315.
(100) Bernard Manin, op. cit., p. 177.
(101) Bernard Manin définit alors ce qu’il appelle l’aristocratie élective, l’aristocratie étant entendue comme le gouvernement des meilleurs, la qualité de « meilleure » étant laissée à la libre appréciation de chacun lors du vote, « les représentants élus doivent seulement être perçus comme supérieurs, c’est-à-dire présenter un attribut (ou un ensemble d’attributs) qui d’une part est jugé favorablement dans un contexte culturel donné, et que d’autre part les autres citoyens ne possèdent pas ou pas au même degré », op. cit., p. 187.
(102) Qui regroupent en France moins de 1 % de la population.
(103) Les questions soulevées par ce système seront abordées dans la suite de l’ouvrage.
Alban Martin
Egocratie et démocratie
La nécessité de nouvelles technologies politiques
224 pages
FYP Editions