La paix des profondeurs, Aldous Huxley
Aldous Huxley écrit La Paix des Profondeurs en 1936. Il y étudie des thèmes qui lui sont chers tels que la société industrielle, la science, la liberté, la vérité, la quête mystique … Comme dans ses autres ouvrages, on est frappé par la pertinence de ses analyses et les échos contemporains de celles-ci. Il évoque par exemple déjà avec clairvoyance les dangers des régimes totalitaires qui s’imposent en Europe tout en élargissant ses observations à des dynamiques sociétales plus générales. Par ailleurs, la vie intérieure des personnages est très développée, de même que l’évolution de leurs pensées face aux évènements de leurs vies personnelles, mais aussi du monde qui les entoure.
On y retrouve ainsi de nombreuses réflexions sur la vie intérieure et les tensions/contradictions que cela implique vis-à-vis de l’extérieur… On y voit poindre des éléments qui préfigurent les thèmes explorés dans ses essais tels que La Philosophie Éternelle ou dans ses romans tels que Ile (recherche de vérité d’ordre universel à travers la singularité de chacun, quête d’équilibre, d’harmonie, de paix intérieure…).
Ce qui frappe chez Huxley, mis à part peut-être dans Le Meilleur des Mondes, c’est sa capacité de faire face aux constats les plus sombres sans se laisser aller ni au cynisme ni au pessimisme, mais à persévérer dans sa quête de sens, conscient qu’une compréhension plus profonde du monde permet d’éclairer les ombres, voire de les transmuter en lumière… Voici quelques extraits choisis de ce roman très stimulant à lire :
- « Question : comment combiner la croyance que le monde est dans une large mesure illusoire avec la croyance qu’il n’en est pas moins essentiel d’améliorer l’illusion ? Comment être simultanément sans passion et sas indifférence, serein comme un vieillard et actif comme un homme jeune ? »
- « Le bonheur consiste donc, principalement et substantiellement, en un acte d’intelligence plutôt qu’en un acte de volonté… »
- « Tu veux dire qu’on peut arriver à la vérité par une espèce d’union directe avec elle ?
(…) Et pour la catégorie de vérité la plus précieuse et la plus importante, c’est le seul moyen. » - « Pour la plupart des gens, le nom compte plus que la chose. »
- « La vérité qu’on connaît, ce n’est pas la même que la vérité qu’on a éprouvée. Il devrait y avoir deux mots différents. »
- « Être un érudit ou un artiste, c’est comme si l’on poursuivait son salut personnel. »
- « Au microscope, un corps de femme ne diffère pas d’un lavabo et l’expérience de Napoléon de celle de Wellington. Pourquoi nous imaginons-nous que la matière solide existe ? A cause de la grossièreté de nos organes sensoriels. Et pourquoi nous imaginons-nous posséder des expériences cohérentes et une personnalité ? Parce que notre esprit fonctionne lentement avec une très faible puissance d’analyse. »
- « La masse de connaissance que peut posséder un homme simplement intelligent est énorme – supérieure à celle d’un homme de génie ne comptant que sur l’intuition. »
- Ophélie (cf. Hamlet) : « Nous savons ce que nous sommes, mais ne savons pas ce que nous pouvons être. »
- « Comme la personnalité idéale selon Jésus, l’homme total, inexpurgé, non canalisé est : 1) non pharisaïque, c’est-à-dire qu’il ne s’intéresse pas aux conventions et à la position sociale, qu’il n’est pas gonflé de l’orgueil d’être meilleur que les autres hommes ; 2) humble, dans l’acceptation de lui-même, dans son refus de s’exalter au-dessus de son état humain ; 3) pauvre en esprit, en ce qu’ ‘’il’’ – son ego – n’émet de prétentions durables sur rien, qu’il se contente de ce qui semblerait à une personne du type ancien, être le dénuement psychologique et philosophique ; 4) semblable à un petit enfant, dans son acceptation des données immédiates de l’expérience, dans son refus de songer au lendemain, dans son empressement à laisser les morts enterrer les morts : 5) ni hypocrite, ni menteur, puisqu’il n’y à pas de modèle étable auquel les individus doivent prétendre ressembler. »
- « Les circonstances changent plus vite que les institutions. Ce qui fut jadis sensé, cesse d’être sensé. Une institution désuète est comme une personne qui applique un raisonnement logique à une situation non existante créé par une idée fixe ou une hallucination. Un état de chose analogue se produit quand les institutions appliquent la lettre de la loi aux cas individuels. »
- « Les Etats et les Nations n’existent pas en tant que tels. Il y a seulement des gens. (…) Les Nations ne modifieront pas leurs politiques nationales, à moins que les gens ne modifient auparavant leurs politiques individuelles. Tous les gouvernements, même ceux de Hitler, de Staline, de Mussolini, sont représentatifs. Comportement national d’aujourd’hui, projection à grande échelle du comportement individuel d’aujourd’hui. Ou plutôt, pour être plus exact – projection à grande échelle des intentions et désirs secrets de l’individu. (…) En la personne de notre nation, il nous est loisible, par procuration, de brutaliser et de tromper, qui mieux est avec la sensation d’être profondément vertueux. Il est doux et convenable d’assassiner, de mentir, de torturer pour l’amour de la patrie. »
- « La violence et la guerre produiront une paix et une organisation sociale possédant en puissance de nouvelles violences et de nouvelles guerres. La guerre qui devait en finir avec la guerre a eu pour résultat, comme d’habitude, une paix essentiellement semblable à la guerre ; la révolution qui devait réaliser le communisme, un Etat hiérarchique où une minorité gouverne par des méthodes de police à la Metternich-Hitler-Mussolini ; où le pouvoir d’opprimer parce qu’on est riche est remplacé par le pouvoir d’opprimer parce qu’on est membre de l’oligarchie. La paix et la justice sociale sont réalisables seulement par des moyens justes et pacifiques. »
- « Pour elle la fin justifie les moyens ; pour moi, ce sont les moyens qui justifient la fin. »
- « Pourquoi tous ces hurlements, ces hourras, ces grincements de dent pour les aventures d’un moi qui n’est pas réellement un moi – qui n’est que le résultat d’une série d’accidents. (…) une fois qu’on commence à se poser la question, on voit immédiatement qu’il n’y a aucune raison de faire tant d’histoires. Et alors on en fait pas. »
- « Comment pouvait-on se contenter de l’anonymat de la simple énergie, d’une puissance qui, malgré son mystérieux caractère divin, était cependant inconsciente, au-dessous du bien et du mal ? »
- « On ne peut jamais influencer quelqu’un au point qu’il soit autre que lui-même, ni l’influencer par des moyens dont il n’accepte pas déjà la validité. »
- « ‘’Comment fait-on pour croire à des choses qui sont manifestement fausses ?’’ avait-elle demandé, moitié par méchanceté, moitié parce qu’elle était sincèrement désireuse d’apprendre un secret précieux. ‘’En vivant. Si l’on vit comme il le faut, toutes ces choses se révèlent être manifestement vraies.’’ Et elle s’était lancée dans des discours incompréhensibles sur l’amour de Dieu et l’amour des choses et des gens par amour pour Dieu. »
- « Les hommes à la foi religieuse et révolutionnaire puissante, les hommes aux plans bien conçus pour améliorer le sort de leurs semblables, que ce soit dans ce monde-ci ou dans l’autre, ont été plus systématiquement et froidement cruels qui n’importe quels autres. »
- « Car si l’on commence par considérer des gens concrets, on voit immédiatement que l’absence de coercition est une condition nécessaire pour qu’ils puissent devenir des êtres humains bien développés ; que la forme de prospérité qui consiste à posséder des objets inutiles ne conduit pas au bien-être individuel ; que des loisirs occupés par des divertissements passifs ne sont pas un bien ; que les commodités de la ville s’achètent un énorme prix, physiologique te mental ; qu’une éducation qui ne permet pas de vous bien employer est à peu près sans valeur ; qu’un organisation sociale qui oblige les individus, à intervalles de quelques années, d’aller s’assassiner les uns les autres doit être mauvaise. Et ainsi de suite. Tandis que si l’on part de l’Etat, de la Foi, du Système économique, il y a renversement complet des valeurs. Il faut que les individus s’assassinent parce que les intérêts de la Nation l’exigent ; il faut qu’ils soient élevés à penser aux fins et à se désintéresser des moyens, parce que les maîtres d’école ne connaissent pas d’autre méthode ; il faut qu’ils vivent dans des villes, qu’ils aient des loisirs pour acheter les journaux et aller au cinéma, il faut qu’ils soient encouragés à acheter des choses dont ils n’ont pas besoin, parce que le système industriel existe et doit être maintenu en fonctionnement ; il faut qu’ils soient réduits en esclavage, parce que sinon ils pourraient réfléchir par eux-mêmes et créer des difficultés à leurs gouvernants. »
- « Nous sommes tous pour la paix, pourvu que nous gardions la guerre qui nous convient. Résultat : chacun est la victime prédestinée de la guerre exceptionnellement permise d’un autre. Le pacifisme à quatre-vingt-dix-neuf pour cent est simplement un autre nom pour désigner le militarisme. Si l’on veut qu’il y ait la paix, il faut qu’il y ait un pacifisme à cent pour cent. »
- « On continue à croire au progrès automatique, parce qu’on veut chérir cette stupidité : elle est si consolante. Consolante, parce qu’elle transfère à quelqu’un ou à quelque chose d’autre que soi-même l’entière responsabilité de tout ce que l’on réussit ou échoue à faire. »
- « La méditation – précieuse non pas comme fin agréable ; uniquement comme moyen d’effectuer des changements désirables dans la personnalité et la façon de vivre. Vivre d’une façon contemplative, ce n’est pas vivre dans quelque voluptueuses ou flatteuse Poona ; c’est vivre en plein Londres, mais d’une façon autre. »
- « Il se peut que Dieu existe ou non. Mais il y a ce fait empirique, que la contemplation de la divinité – dans sa forme la moins spécifique – est une méthode pour réaliser un peu de cette bonté dans sa propre vie et fait souvent éprouver que l’on reçoit une sorte de secours pour atteindre à la réalisation de cette bonté, secours provenant de quelque être autre que le moi habituel et immensément supérieur à lui. »
- « On ne peut pas être intelligent au sujet des ^^êtres humains si l’on n’est pas au préalable un peu sentimental. Sentimental au bon sens du mot, bien entendu. Au sens de s’intéresser à eux. C’est la première condition indispensable pour les comprendre. Si vous ne vous intéressez pas à eux, vous ne pourrez jamais les comprendre ; tout votre acuité d’esprit ne sera qu’une autre forme de stupidité. »
- « Tous les hommes sont capables d’amour pour tous les autres hommes. Mais nous avons restreint artificiellement notre amour. Au moyen de conventions de haine et de violence. Nous l’avons restreint à la famille, au clan, à la classe sociale, à la nation. »
- « Même pour le bien suprême la lutte n’a pas de fin, car jamais, dans la nature présente des choses, le fermé ne peut devenir le totalement ouvert, le bien ne peut jamais se libérer complètement du mal. (…) En attendant, il y a l’amour et la compassion. Constamment entravés. Mais puissent-ils être infatigables, implacables contre tous les obstacles, la paresse intérieure, le dégoût, le mépris intellectuel ; et, de l’extérieur, les aversions et les soupçons d’autrui. L’affection, la compassion – et aussi, en attendant, l’approche contemplative, l’effort pour comprendre intellectuellement l’unité des vies et de l’être, et enfin, peut-être, intuitivement, par un acte de compréhension complète. (…) Pas à pas vers l’expérience de n’être plus entièrement séparé, mais d’être uni dans les profondeurs avec les autres vies. Uni dans la paix (…) Au fond de tous les esprits, la paix. La même paix pour tous, continue d’un esprit à l’autre. A la surface, les vagues séparées, les tourbillons, l’écume, mais, au-dessous, l’étendue continue, indifférenciée de la mer, plus calme à mesure qu’elle est plus profonde, jusqu’au calme absolu. La paix sombre des profondeurs. Une paix sombre qui est la même pour tous ceux qui peuvent descendre en elle. Une paix qui, par un paradoxe étrange, est la substance et la source des tempêtes de surface. Nées de la paix, les vagues détruisent cependant la paix ; elles la détruisent, mais elles sont nécessaires ; car sans la tempête à la surface, il n’y aurait pas d’existence, pas de connaissance du bien, pas d’effort pour arrêter la frénésie du mal ; on ne redécouvrirait pas le calme fondamental, on ne comprendrait pas que la substance de la frénésie est la même que la substance de la paix. »
- « La paix par la libération, car la paix est la liberté accomplie. La liberté est en même temps la vérité. La vérité de l’unité que l’on éprouve par expérience. La paix dans les profondeurs, sous la tempête, loin au-dessous des vagues et de l’écume. (…) Car maintenant il n’y a plus que l’obscurité qui s’étend et qui s’approfondit, qui s’approfondit en lumière ; il n’y a plus que cette paix finale, cette conscience de n’être plus séparé, cette illumination… »
110 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON