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Accueil du site > Culture & Loisirs > Extraits d’ouvrages > Récit d’Emanuel d’Aranda, esclave en Alger en 1640

Récit d’Emanuel d’Aranda, esclave en Alger en 1640

Emanuel d'Aranda (né vers 1614 - mort vers 1686) est un Espagnol de Bruges à l'époque où les Pays-Bas sont espagnols. De famille notable, il fait des études de droit. Vers 1640, il se rend en Espagne pour renouer avec ses racines et apprendre la langue. Après un séjour d'un an, il cherche à revenir à Bruges, et prend en principe les précautions nécessaires pour éviter les pirates barbaresques, puisqu'il traverse l'Espagne par voie de terre et embarque à Saint Sébastien au Pays Basque. Son navire est cependant abordé par des pirates algérois à hauteur des côtes de Bretagne.

Son récit de captivité mérite la lecture. Son style est simple, enlevé, coloré. 

L'ouvrage peut se lire gratuitement en ligne, ce qui ne gâche rien.

D'Aranda reste environ un an (1640-1641) esclave à Alger pendant que son échange se négocie. La vie de ce nid de pirates qu'était Alger est décrite de façon saisissante, les anecdotes fourmillent, les personnages hauts en couleur animent le récit. Mais la personnalité la plus attachante est celle de d'Aranda lui-même qui, malgré sa situation dramatique, reste optimiste, ouvert, et généralement capable de dire au moins quelques mots en faveur de chaque personnage qu'il dépeint, fut-il le pire des pirates.

Doté d'un caractère fondamentalement optimiste et bienveillant, d'Aranda est de fréquentation plaisante pour le lecteur. Il saisit toutes les occasions d'apprendre ou de sourire, et sait reconnaître un brave homme, même coiffé d'un turban, quand il en croise un. Même les mauvais obtiennent de lui un examen attentif plutôt que des cris d'indignation. La fascination qu'il éprouve pour son maître principal Ali "Pegelin", plus connu sous le nom d'Ali Bitchnin est sensible, sans qu'on puisse dire pour autant qu'il est dupe. Il sait écrire avec distance. On a pu lui reprocher d'édulcorer la situation des esclaves d'Alger. 

Bitchnin, né Piccini ou Piccinini est un Italien peut-être un Vénitien, arrivé en Alger dans les circonstances non élucidées (tous les pirates d'origine européennes n'étaient pas d'anciens captifs loin de là). Il se hisse au rang d'amiral des galères et devient même, à la fin de sa vie, quasi-roi d'Alger. Ce grand seigneur méchant homme, très haut en couleur, donne beaucoup de relief à l'ouvrage de d'Aranda. Il ne tremble que devant sa femme, une mégère d'une telle rapacité qu'il arrive à d'Aranda de laisser paraître quelque compassion pour son maître. Par d'autres sources, nous savons que Bitchnin avait une partie de sa fortune à Livourne en Italie, ce qui nous donne quelque idée de l'imbrication des circuits de la piraterie et du recel ; la frontière entre les circuits criminels chrétiens et musulmans n'est pas étanche.

La situation politique d'Alger est complexe, marquée par la rivalité entre le Pacha (représentant du pouvoir turc), les janissaires, dont le chef est l'Agha, et les capitans pirates, dont le chef est précisément Ali Pegelin/Bitchnin, maître de d'Aranda. Celui-ci a l'occasion de faire le service à un festin où son maître a invité le Pacha. Dans le contexte d'une Alger où le poison règle souvent les différends, le Pacha arrive avec vingt de ses propres esclaves ainsi qu'avec sa propre nourriture et sa propre boisson, ce dont Bitchnin ne se formalise pas.

La complexité des relations avec l'Europe chrétienne est inouïe, la guerre permanente étant entrcoupée de traités mal respectés. Nous apprenons donc avec surprise qu'il y a une chapelle dans le bagne d'Ali "Pegelin" (de même qu'à la même époque il y a une mosquée à Marseille pour les barbaresques capturés).

Pegelin/Bitchnin a fait construire une mosquée en Alger, devenue Notre Dame des Victoire du temps de la présence française, mais il ne la fréquente guère et se montre d'un athéisme ouvert.

Un temps, il a parmi ses esclaves le père Angeli, un prêtre gênois ; celui-ci est apprécié de tous : catholiques, luthériens, russes orthodoxes et même musulmans ; Ali Bitchin le fait venir pour lui demander quel sera son sort à sa mort ; après maintes hésitations, le prêtre ose répondre qu'il ira droit en enfer ; Bitchnin lui ayant demandé s'il y avait un moyen de l'éviter, le prêtre ose lui suggérer d'être meilleur musulman : s'abstenir de voler, montrer quelque miséricorde, s'abstenir de se moquer du Coran ; mettre quelquefois les pieds à la mosquée ; s'abstenir, quand il est chez le Régent et que le cri du muezzin retentit, de se couvrir le visage d'un mouchoir pour montrer qu'il fait ce qu'il peut pour cacher son rire ; tout cela paraissant un peu compliqué, Bitchin décide que le diable fera de lui ce qu'il voudra le moment venu.

En parallèle des efforts du père Angeli pour rendre Bitchnin meilleur musulman, ce dernier fait son possible pour que ses esclaves restent bons chrétiens ; celui qui parait vouloir se convertir à l'Islam est roué de coups, Bitchnin craignant que cette conversion ne l'oblige à terme à affranchir l'esclave.

Le bagne d'Ali "Pegelin" comprend aussi plusieurs tavernes (d'Aranda en parle au pluriel), tenue par des captifs chrétiens puisque le commerce d'alcool (mais non sa consommation) est interdit aux musulmans d'Alger. Ce bagne est donc un haut lieu de l'Alger-by-night. La taverne principale est située ''"entre des galeries de deux étages",'' juste à côté de l'église qui peut contenir 300 personnes ; la présence de la taverne amène, pour les esclaves du bagne, quelques coups de leurs gardiens quand une bagarre d'ivrogne a réveillé Ali "Pegelin", dont le palais est limitrophe, mais aussi une petite circulation d'argent dont certains réussissent à attraper leur part.

Les anecdotes fourmillent et l'on ne peut pas les raconter toutes.

Le mieux est de lire le livre de d'Aranda directement.

 

REFERENCES :

Le lecteur interessé pourra suivre les liens suivants : 

Le texte intégral sur Google Books

Quelques éléments sur l'auteur dans la Biographie nationale de Belgique

La Régence d'Alger, capitale de l'esclavage blanc

Ali Bitchnin, ou Pegelin, dont d'Aranda fut l'esclave

Le corso barbaresque mécanismes généraux de la piraterie en Méditerranée.

Pirates européens d'Alger : 1, 2

La lingua franca, langue véhiculaire des marins de Méditerranée

Documents joints à cet article

Récit d'Emanuel d'Aranda, esclave en Alger en 1640

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13 réactions à cet article    


  • voxagora voxagora 4 août 2011 11:12

    Un petit poids de l’autre coté de la balance, pour équilibrer les choses,

    et élargir les points de vue trop étroits et les mots d’ordre hypocrites,

    ça fait du mal à personne, ce pourquoi je plusse l’article.
    .


    • easy easy 4 août 2011 15:35

      @ Navis

      Il y a autant de gens qui démarrent l’esclavage avec la Traite négrière qu’il y en a qui la démarrent 5000 ans avant JC.

      Le statut des esclaves a été très varié selon les endroits et époque.

      Globalement, la période où l’esclavage aura été le plus industrialisé avec des transports massifs non plus à pied mais dans des navires et avec une utilisation très restrictive en équivalent de bêtes, c’était bien pendant la Traite négrière.

      C’est dans cet épisode que l’esclave était le plus interchangeable.

      Car il existe un paradoxe, valable pour les autres épisodes, où l’esclave disposait parfois d’un certain statut lui permettant de rendre des services difficilement remplaçables, qui est que le maître dépendait alors parfois fortement de lui.

      L’industrialisation de l’esclavage puis du travail rémunéré aura constamment cherché à rendre les individus interchangeables.



      Concernant l’épisode que nous rapporte Catherine, il y avait aussi des prisonniers sud-méditerranéens dans les bagnes de Toulon et Marseille, ainsi que sur les bancs de nos galères.

      Concernant un nord méditerranéen capturé, dès qu’il semblait avoir un profil de valeur d’échange, il était préservé et, en toute logique marchande, bien traité.
      Cervantes s’était très courageusement déclaré responsable unique de 5 tentatives d’évasion avec d’autres prisonniers. Mais alors que les Turcs tuaient ceux qui tentaient de s’évader, alors que toute la journée, dans Alger, ce n’était que cris de souffrances et violences gratuites contre les prisonniers, il n’a perdu ni langue, ni oeil, ni doigt ni moral.


    • Aafrit Aafrit 4 août 2011 15:47

      Oui, c’est un drame tout ça.
      Si l’on remonte encore un peu loin, on peut rencontrer les sarrasins capturés et réduits en esclaves, et peut être si l’on remonte encore plus loin on trouve des chrétiens capturés bien avant et puis des sarrasins, et puis des chrétiens,etc,etc ? J’entends d’ici des cris viennent d’ici et de là-bas:C’est vous qui avez commencé les premiers !Non c’est vous ! 
      ..Que c’est malveillant, ces trucs de classements et de comparaisons dans les hit-parade des souffrances, qui n’apporte rien, quand ils ne scotomisent des faits, comme on peut le lire chez l’anthropologue, qui souffre à son tour, car pris entre deux tenailles persécutrices : celle de ses convictions politiques et l’autre du devoir qu’il faut remplir si l’on se veut scientifique, à savoir la neutralité, or notre anthroplogue tranche et préfère (comme souvent) son appartenance et ses prises de positions politiques à la neutralité scientifique.
      Dommage !
      N’empêche que j’ai bien aimé non seulement comment est matérialisé l’affect (par navis) mais aussi la façon dont il raconte les souffrances des eslaves chrétiens dans la bougnoulerie barbaresque d’antan..de sorte il donne l’impression qu’il n’ait lu qu’avec des yeux mi-ouverts, mi-fermés d’un cow boy qui sous son arbre guette et se repose en même temps.. il guette son côté et les autres tombent sous le point aveugle...et le mal dans tout ça ce sont ces drôles d’illusions auxquelles on croit comme si on les a déjà vécues..
      la science vection (pas fiction ) pour sûr smiley


    • Aafrit Aafrit 4 août 2011 17:42

      J’ose espérer que vous ne faites pas le tri sélectif entre les « bons esclavagistes », i.e ceux dont vous vous sentez proche

      Monsieur Navis, c’est ce que j’aurais esperé lire dans votre premier commentaire.

      Quant à moi, je me sens proche de l’être humain, et j’apprécie toujours toutes sortes d’études sérieuses dépassionnées et loin des prises de positions politiques et idéologiques, afin, du moins, rendre hommage à tant de gens ayant souffert quelles que soit leurs appartenances, et bien sûr je me sens loin et me sont étrangers tous ces salopards qui occultent encore et encore des faits historiques, qui pourtant se sont déroulés il y a peu de temps (preuves à l’appui)..
      Sinon pour le reste, j’espererai, après que toutes ces mauvaises fois auront disparu, dire depuis le néolithique, nos aieux, et donc nous, on est tous responsables..


    • easy easy 4 août 2011 11:22

      Quasiment un siècle après Cervantes (qui avait fait preuve d’une très, très haute éthique) , un autre témoigne des mêmes choses.

      L’activité de pirate preneur d’otages était donc une profession à part entière.


      Il n’y a pas grand chose à retenir sur le plan technique mais beaucoup d’enseignements à tirer sur le plan de la psychologie de l’homme.

      Quand quelqu’un était donc pris en otage, (qu’il fût Maure, Turc, Juif ou Chrétien) il passait un premier temps à espérer que les siens lui viendraient en aide en payant la rançon. Puis, cette rançon n’arrivant pas, il commençait à considérer qu’au fond, tout le monde auquel il croyait apartenir, ce monde où il se croyait utile voire indispensable, se désintéressait de son sort. Il basculait alors dans l’autre camp.

      A l’ époque l’expression n’existait pas encore mais aujourd’hui on parlerait du syndrome de Stockholm (que l’on considère négatif et dont il faut guérir à tout prix)


      • Catherine Segurane Catherine Segurane 4 août 2011 12:50

        Pour légender les illustrations de cet article, je n’ai pas pu obtenir ce que je voulais.

        Donc je précise :

        - l’illustration en couleurs montre Alger vers 1670, donc peu après la présende de d’Aranda

        - l’llustration en noir et blanc nous montre la mosquée d’Ali Bitschnin (maître de d’Aranda) ) l’époque de la présence française, quand elle était transformée en église ; pour l’imaginer en mosquée, il faut juste ôter mentalement les chaises.


        • Catherine Segurane Catherine Segurane 4 août 2011 18:44

          @ Omar


          Aller dépenser son fric en Algérie n’est pas encore obligatoire.


        • Catherine Segurane Catherine Segurane 5 août 2011 04:21

          @ Omar


          Dites donc, vous avez l’air de vous y connaître, en explosifs !

        • Serpico Serpico 4 août 2011 15:44

          l’esclavage hors Europe ne fait pas le poids.

          C’est pourquoi Segurane et les racistes de format courant se ruinent la santé à essayer de trouver laborieusement des archives « noires » concernant les arabes et les musulmans.

          Cherchez encore, vous trouverez bien quelques horreurs mais rien ne pourra jamais égaler l’épouvantable soif de chair et de sang de l’occident.

          Mais je suis obligé de reconnaître qu’entre les recherches sérieuses et les inventions pures et simples, on penche souvent pour la diffamation. Les préjugés et les stéréotypes (et surtout la haine) servent à faire avaler toutes ces saloperies plus facilement.


          • Serpico Serpico 5 août 2011 20:28

            Navis

            Je connais tout ça mais moi je parlais du « rendement » : en trois ou quatre fois moins de temps, l’occident a massacré et réduit en esclavage à une échelle stupéfiante.

            De plus, l’esclavage arabe, mesuré évidemment par analogie avec l’occident comme de bien entendu, n’a pas la même origine raciste. La preuve : ce sont les prisonniers, aussi bien blancs que noirs ou même arabes qui sont asservis.

            Les conditions ne sont pas les mêmes non plus.

            On conclut très vite à un « esclavage » au sens occidental par paresse, par ignorance ou par simple volonté de nuire par l’amalgame.

            Il ne s’agit pas tout à fait de la même chose MÊME si c’est aussi condamnable.


          • Laratapinhata 4 août 2011 16:40

            Un super compte-rendu de lecture... Vous m’avez donné envie d’acheter le bouquin. Merci.


            • Catherine Segurane Catherine Segurane 4 août 2011 17:26

              Très heureuse de vous avoir donné cette envie.


              Mais vous avez vu : le bouquin est en ligne gratuitement, par lien cliquable.

            • Lilia Marsali Lilia Marsali 5 août 2011 02:42

              @ l’auteur,

              Même derrière de mauvaises intentions politiques vous nous fournissez des liens intéressants sur la présence des pirates en Algérie.
              Et les indigènes colonisés à cette époque ? Etaient-ils esclaves également ?


              J’ai trouvé cette vidéo traitant de l’esclavage des blancs par les blancs White slaves. (il y a plusieurs parties)

              L’esclavage a pris cette forme -ci.
               
              Et nous sommes tous concernés.

              Merci pour ces liens qui alimenteront d’autres intentions. En effet Alger est une ville fascinante aux récits riches dont votre contribution.

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