Rapports de concavité et de convexité dans la société moderne
Une fable contemporaine et apocalyptique qu’on aurait tout aussi bien pu titrer « Meetic, tic, tic, tic, Boom ! ». Ce soir, j’ai rendez-vous avec Ludmilla, cheveux longs cuivrés et bouclés, quelques tache de rousseur autour de grands yeux d’un vert boréal, agrégée de lettres modernes, bien sous tous rapports. Ma convexe ?
Je l’ai rencontrée (virtuellement) en début de semaine, nous avons longuement discuté et finalement décidé de nous voir. Mais, à présent, au seuil de l’inconnu, j’ai un terrible problème : une extinction de voix. Je n’avais jamais réalisé jusqu’à ce jour, combien la perte d’un seul organe peut être, dans certaines circonstances, tout à fait pénalisante. 19 heures, je sors du travail et je l’appelle et j’assèche mon dernier filet de voix éraillée pour la prévenir de mon état. Elle préfère maintenir notre rendez-vous, m’assure que ce n’est pas grave. Dans un dernier souffle rocailleux, je marmonne un « oui » cavernicole et je file la rejoindre.
Quand nous arrivons au restaurant, je suis définitivement aphone. Elle, tout à fait charmante. Ayant parfaitement intégré mon infirmité, elle se charge de la commande. Elle choisit les plats, le vin, tout. De temps à autre, le garçon me jette un regard furtif, il épie mon assentiment, un mot... en vain ! Heureusement, Ludmilla n’est pas en peine de discours. Elle aime la littérature et en anime notre repas. Je la laisse hululer aux génies, fioriturer les belles lettres, confiturer les auteurs modernes. Que puis-je faire d’autre dans mon état ? J’acquiesce sporadiquement, un hochement de tête par-ci, un sourire par-là, un signe, parfois. Je picore, mi-Keaton, mi-Marceau. Le temps passe, bon gré mal gré, la cuisine aussi.
Comme je jouis encore d’une audition et d’une vue normales, j’en profite pour observer nos voisins et je réalise que les deux couples occupant les tables mitoyennes parlent de moins en moins. Aux conversations animées du début de repas, ont succédé quelques échanges furtifs, des bribes et puis plus rien. C’est incontestable, ils nous observent, s’amusent du drôle de couple que nous formons, elle pulpeuse et volubile, moi abrupt et muet comme une carpe.
Progressivement, la situation en devient embarrassante. Devant le flot de paroles déversé par ma partenaire, une subtile réserve eût passé pour de la galanterie, voire de la chevalerie. Mais un tel silence de ma part, profond, entêté, cuirassé... à la longue c’est plutôt gênant, déplacé, honteux, à la limite de l’herpès intellectuel.
Elle le ressent forcément et reste pensive, le temps de quelques bouchées. De mon côté, je n’ai de cesse d’échafauder des plans insensés de guérisons miraculeuses à coup de Pessac Léognan, des délires de rémission forcenée, fût-elle temporaire, entre le café et l’addition.
Et puis, elle lève ses yeux vers les miens, me sourit et susurre :
- N’allez pas le prendre mal, ou croire que ce genre de choses soit dans mes habitudes. Mais je réalise le côté... délicat de notre situation et je ne peux pas compter sur vous pour prendre une initiative. Alors, je vous propose, si cela vous dit, de prendre le dessert chez moi. Voilà ! J’ai des fraises.
Le temps pour moi d’écarquiller à cette proposition surréaliste et elle ajoute, désinvolte :
- Et ce sont des françaises, pas des espagnoles.
Bigre ! Elle va droit au suc, à la quintessence, au cinquième élément. L’heure n’est plus aux arabesques, aux chinoiseries académiques, aux méandres... L’instinct me commande de lui obéir, il l’hurle (lui), cet impérieux.
Mais, crénom de nom de dieu de... et tous les jurons présidentiels qui vous passent par la tête, elle habite à l’autre bout de la région parisienne et je dois me lever aux aurores demain matin. Et je suis crevé, laminé par l’angine, frissonnant, pas du tout confiant dans mes organes, je veux dire... en général. Remettre... Oui ! C’est la solution, seule et noble.
Je me racle la gorge, me concentre, prépare le plus petit moindre muscle de mon pharynx à la production d’une explication que j’ambitionne audible, solide, diplomatique et par-dessus tout... concise. Elle guette ma réponse, les deux couples autour de nous guettent ma réponse. La surface habitée de l’univers guette ma réponse. Un, deux... trois... Je me lance. Et là... une seule syllabe rocailleuse, un seul son, rauque, préhistorique, antédiluvien ! Un « noooon » énormissime et râpeux !
Et puis plus rien. Même pas un « nââân meuuuurci », encore moins le début d’une explication. Nada ! Juste un « noooon » de rogomme. A côté de cette saillie, le bramement guttural du cerf qu’on égorge passerait pour suave, chantant, éthéré... séraphique. Malédiction !
Instantanément, les deux couples qui nous entourent partent, à l’unisson, d’un éclat de rire phénoménal. Vexée, ma compagne d’un (seul) soir s’électrise, les irradie brièvement d’un œil noir, reviens vers moi, zébrée d’éclairs. Aïe !
Quand le capitaine expérimenté et réaliste découvre l’iceberg dressé à quelques encablures de l’étrave de son navire lancé en avant toute, il sait que l’affaire est mal engagée. De même, il devient évident qu’elle va éclater. Et c’est ce qu’elle fait ! Elle explose, champignonne. D’un bloc, elle se redresse, thermonucléaire, rue dans la table... Vlan ! Harpie force dix... tonitrue... Bing ! Culbute... furie de transes, et finit par se dégager d’un coup de rein. Bang ! Tout valse, valdingue, chavire, couverts, carafons, pain, sel, poivre... Badaboum ! Les lustres Empire en tremblent. Un tsunami de Pessac Léognan déferle en plein sur ma chemise.
« Tu es vraiment trop con ! », qu’elle me lance, fulminante, appuyant ostensiblement sur la dernière syllabe dans le même élan qu’elle jette rageusement sa serviette en travers de la table. Pour ma liquette, c’est même plus Blücher, c’est Waterloo et Trafalgar réunis... Trop absorbé à rattraper mon assiette au vol avant que le reste du filet de sole n’atterrisse sur mon jean, je ne peux empêcher le fond de sauce Dugléré d’y rejoindre la vinasse.
Il m’est tout à fait impossible de la calmer, plus un son ne passe ma gorge. Elle a déjà tracé, comète rougeoyante, filé en bombe, porte, trottoir... Vroum ! Happée par la nuit, loin, drapée dans sa colère, vers chez elle, l’infini, ses fraises... « Tu es vraiment trop con ! »... Une seconde, j’en suis rétrospectivement ému, pensez ! La première fois qu’elle me tutoie et le dernier témoignage d’un amour définitivement sacrifié et irrémédiablement râpé.
J’oscille un moment entre considérations évanescentes sur le fragile équilibre des rapports homme femme et observations désolées des très concrets dégâts matériels que je viens de subir, quand je sens un silence énorme monter de la salle et les paires d’yeux se braquer sur moi. Et quels regards... Misère !
Je me sens lourd, subitement perclus d’adversité, gourd, moulu, liquéfié, fluide comme mille hectolitres de honte. Imagine-toi, cher lecteur, chantant à tue-tête « Sex bomb, sex bomb, you’re my sex bomb », sur le court central de Roland-Garros, vêtu d’un sobre string léopard et entouré d’une demi-douzaine de mamies en transes et bikini rose censées matérialiser lesdites bombes sexuelles. Toi et... des milliers de personnes dans les tribunes et... toi. Ressens-tu cet étrange et confus sentiment de désarroi qui te gagne alors ? Eh bien, tu es encore loin de ma détresse. Ah comme j’étranglerais volontiers l’idiot qui a dit que le ridicule ne tuait pas...
Un temps, je me débats dans un brouhaha hostile suintant l’ironie et le débinage. Du fond des estomacs tirebouchonnés, les biles refoulent, refluent aux goulots, se mêlent aux salives. J’essuie une marée de quolibets réprobateurs sur fond de graillon, relents de travers de porc croustillants, côte du Rhône éventé et vieux marc de café. « Ah le cochon ! », éructe une bourgeoise boursouflée, exaspérée par l’abus de calories qu’elle vient de s’infliger. « Tu l’as dit, Maman », marmonne le mari calciné, sans sortir le nez de sa mirabelle. Tassé contre le bar, hilare, un vieux hibou hulule longuement « houhou-hou, houhou-hou ». L’animal ironise !
De toutes parts, on m’assassine avec cette assurance tranquille que confèrent un relatif anonymat et une écrasante majorité. Je paye pour leurs remords de bombances, leurs digestions acides, les mauvais relents, les plis graisseux et les viandes distendues. On me transperce... Quelle corrida et bientôt... la mise à mort ! Ah mais pardon ! C’est que j’ai déjà perdu la voix, alors si je dois y laisser les deux oreilles et la queue... ça risque de faire beaucoup en une seule soirée !
Puis tout le petit monde se met à rire énormément, grossièrement. Je préfère... En un sens, c’est plus humain. Je me contente de leur sourire... péniblement... je vais puiser la poussière de dignité que toute bête, même confrontée à des adversités cataclysmiques, recèle encore au tréfonds de son âme.
Le garçon revient, jovial. « Monsieur prendra-t-il un dessert ? ». Veut-il ma mort, ce facétieux pingouin ? Basta ! J’ai déjà eu mon flan. L’instinct me pousse à décamper, mais je me ravise et fais signe pour un café et l’addition. Je ne leur ferai pas ce plaisir de déguerpir calamiteux, de ramer vermineux vers la sortie, cette autre rive de mon Styx.
Dans cette histoire, je suis réellement la seule victime et j’entends le démontrer par une allure d’insouciance glaciale et ironique. Je savoure donc mon café, le temps de me composer une figure d’indifférence, puis je règle l’addition et sort, assez lentement, hautain, indifférent... en un mot, grand !
Dehors, il fait froid. A intervalles réguliers, le souffle du vent d’hiver porte à mes narines une exhalation de vinasse à la sauce Dugléré, et plaque un cataplasme glacé sur mon ventre. Ah quel merveilleux bonheur, l’existence ! Voilà pourquoi je ne veux plus faire de rencontres et pourquoi je ne me marierai probablement jamais. Stop ! Plus de bulles, plus de flûtes pétilleuses, plus de champagne, je me contenterais d’une petite bière, de temps à autre, très économe d’amour, parcimonieux à l’extrême, chameau.
Harmoniser concave et convexe peut paraître naturel, simple. Eh bien non ! Croyez-moi ! J’ai sillonné tant de voies de traverse... jusqu’à la trame du cosmos, pour l’apprendre. J’ai exploré la femme, cet être prétendument co-égal et consubstantiel à l’homme. Et j’ai trop connu les déboires, la détresse des grands naufrages et, pour être franc, trop abusé des visions anthropomorphiques de l’amour pour qu’aujourd’hui, parvenu au seuil de la sagesse, les rapports de concavité et de convexité dans la société moderne ne m’inspirent plus qu’une colossale et reposante indifférence...
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