A la recherche de l’intellectuel perdu
(Réponse à « Marianne », II)

Ce fut déjà le cas, entre autres illustres et courageux exemples, de Voltaire au temps de l’affaire Calas, de Bernard Lazare et de Zola au temps de l’affaire Dreyfus, de Malraux et d’Hemingway au temps de la guerre d’ Espagne, de Georges Canguilhem, de Desnos et d’ Adorno au temps d’ Auschwitz, de Soljenitsyne et d’ Andrei Sakharov au temps du Goulag, de Bertrand Russell au temps de la guerre du Vietnam. C’est toujours le cas, aujourd’ hui, de Salman Rushdie, Taslima Nasreen et autre Shirin Ebadi, pour ne citer là encore que les plus connus, en cet obscurantiste temps du fondamentalisme islamique.
Entendons-nous : je ne dis pas, soucieux de la nuance conceptuelle, qu’un Bernard-Henri Lévy, un André Glucksmann, un Jacques Attali, un Alain Minc, un Jean d’Ormesson, un Alain Finkielkraut ou un Pascal Bruckner, puisque ces faiseurs de « best seller » (car ils ne sont fondamentalement rien d’autre aux yeux des vrais philosophes) figurent parmi les 22 élus de cet échantillon arbitrairement décrété représentatif de l’ intelligentsia française, ne soient pas intelligents ni brillants. Et animé par cette vertu qu’ est l’ humilité, qui suis-je, de toute façon, pour même prétendre à une autre et nouvelle liste, non moins ridicule ou subjective, de noms ? Mais, enfin, la question, elle, se pose, néanmoins, très objectivement : que valent réellement leurs livres et que pèsent véritablement leurs réflexions, malgré leur indéniable notoriété auprès du grand public, face à ces pierres angulaires de la pensée française contemporaine que sont, pour me limiter aux vivants, un Edgar Morin, un René Girard, un Jean Daniel, un Jacques Bouveresse, un Alain Touraine, une Elisabeth Roudinesco, un Emmanuel Le Roy Ladurie, un Jacques Le Goff, une Michelle Perrot, un Jean-Luc Nancy, un Marcel Gauchet, un Jean-François Mattéi, un Paul Virilio, un Georges Didi-Huberman, un Yves Michaud, un Marc Fumaroli, une Sylviane Agacinski, un Michel Wieviorka, un François Jullien, une Monique Canto- Sperber, une Jacqueline de Romilly ou un Michel Serres ? Rien, ou si peu ! Car ces derniers, pourtant grands absents de ce sondage, à la fois pathétique et risible, de « Marianne », ont, eux, qu’on les apprécie ou qu’on ne les apprécie pas sur le plan théorique, une œuvre considérable, substantielle et sérieuse, et qui, pour certains d’entre eux, passera certainement, qu’on le veuille ou non, à la postérité.
C’est dire si ce très conformiste hebdomadaire - c’est là le reproche majeur que je lui adresse en ce fameux et fumeux hit parade - confond, en la circonstance, « célébrité » (et, encore, à l’intérieur des seules frontières de l’Hexagone) et « influence » (ce qui, à l’une ou l’autre exception près, n’est guère le cas).
Conclusion ? Savait-il, Bernard-Henri Lévy, combien le titre de son article que j’ai cité plus haut - « La fin des intellectuels ? » - se révélait, en réalité, tragiquement prophétique ? Mais combien surtout, paradoxalement, il en est, de cette mort annoncée, l’un des principaux responsables, n’en déplaise à « Marianne » et à son intellectuel perdu ? Tel est le véritable crime contre l’esprit !
Rien d’étonnant, en d’aussi funestes conditions, à ce que, de ce cadavre qu’est aujourd’hui l’intellectuel français, BHL en soit, par ses postures tout autant que ses impostures, le plus visible et bruyant fossoyeur.
DANIEL SALVATORE SCHIFFER*
* Philosophe, auteur des essais « Les Intellos ou la dérive d’ une caste - de Dreyfus à Sarajevo » (Ed. L’ Âge d’ Homme), « Grandeur et misère des intellectuels - Histoire critique de l’ intelligentsia du XXe siècle » (Editions du Rocher) et « Critique de la déraison pure - La faillite intellectuelle des ‘nouveaux philosophes’ et de leurs épigones » (Bourin Editeur).
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