« À quoi sert un journaliste » de Radio-France embarqué sur un bateau militaire croisant au large de la Birmanie ?
« À quoi sert un journaliste ? » se sont demandé pendant trois jours, du 21 au 23 mai 2008 les 2e Assises du journalisme à Lille. Au même moment, Radio-France leur offrait un cas d’école susceptible d’éclairer une des réponses possibles à cette question, mais parmi les moins valorisantes.

On savait que, depuis samedi 17 mai, un navire de guerre français, Le Mistral stationnait à la limite des eaux territoriales de la Birmanie avec à bord 1 500 tonnes de nourriture et de matériel de secours : la junte birmane l’empêchait d’y entrer pour les débarquer. Or, les auditeurs des stations de Radio-France ont pu découvrir, par ses interventions « en direct » du Mistral, qu’un journaliste maison était à bord, Stéphane Fort.
Sans doute était-ce le souci d’enquêter « sur le terrain » qui avait conduit la direction de Radio-France à y envoyer un reporter. Seulement, quelle variété d’information le maheureux était-il condamné à relayer ? À quoi sert donc un journaliste sur un navire de guerre ?
1- Un journaliste accrédité
Il saute aux yeux qu’il ne peut y être admis qu’autorisé par les plus hautes autorités du ministère de la Défense nationale. Il a dû être accrédité, c’est-à-dire avoir montré patte blanche. On sait comme « le secret défense » est jalousement gardé et avec raison tant qu’il ne sert pas à dissimuler les turpitudes des gouvernants. Une stratégie militaire ne se divulgue pas sur les ondes ou dans les colonnes des journaux.
2- L’auxiliaire d’une stratégie de promotion
On peut même dès lors en déduire que la présence d’un journaliste à bord n’est acceptée que si elle entre dans la stratégie poursuivie. Le ministère de la Défense avait donc intérêt à diffuser des informations sur la mission humanitaire confiée à un navire de sa flotte. Qui sait s’il n’a pas sollicité lui-même un journaliste à Radio-France pour la promotion de l’armée française dont il entendait faire connaître la nature humanitaire de certaines de ses missions ?
Et, de fait, les reportages diffusés à l’antenne ne tarissaient pas d’éloges sur la mission humanitaire du Mistral entravée par une junte qualifiée de « particulièrement paranoïaque » (19 mai 2008). L’interview des officiers à bord en constituait le morceau de choix puisque le stationnement forcé en mer offrait peu de prise à la description épique d’actions héroïques.
Or, que pouvait bien révéler, par exemple, qu’on ne sût déjà , le contre-amiral, commandant du navire appelé familièrement « le pacha » par le journaliste tout heureux de montrer par ce jargon de bord son intégration à l’équipage ? Il n’avait pas de mission guerrière, bien sûr, comme l’en accusait la junte birmane ; son objectif était seulement humanitaire ; l’autorisation du gouvernement local était attendue d’autant plus impatiemment que la vie de centaines de milliers de victimes du cyclone était en jeu, la France n’avait d’autre but que de leur porter secours. Dans l’attente, l’équipage allait s’entraîner à manier sous la pluie, annonciatrice de la mousson, les bateaux de débarquement, pour être fin prêt le moment venu, etc.
3- Un journaliste porte-micro
Réduit au rôle de porte-micro, le journaliste n’était là que pour enregistrer ce que l’équipage avait ordre de lui dire. Cet exemple illustre bien ce qu’est « l’information donnée », cette variété d’information peu fiable parce qu’elle est livrée volontairement par l’émetteur conformément à ses intérêts. On ne voit donc pas, en revanche « l’intérêt » qu’avait Radio-France de dépêcher à grands frais un reporter à l’autre bout du monde pour seulement servir de « porte-micro » à la marine nationale française. Sauf erreur, celle-ci est équipée d’appareils de transmission les plus modernes : le contre-amiral aurait très bien pu être interviewé par radio ou téléphone depuis le siège de Radio-France à Paris.
4- "Le leurre de l’information donnée déguisée en information extorquée"
Alors « à quoi sert un journaliste » embarqué sur un bateau de la marine nationale ? Autrement dit, à quoi bon « médiatiser » l’information d’un contre-amiral en la faisant transiter par « l’intermédiaire » d’un journaliste dont on peut se passer ?
Il semble que le ministère de la Défense ait cherché à crédibiliser davantage son « information donnée » en lui conférant le label journalistique censé l’authentifier. Les apparences sont sauves : un journaliste sur « le terrain », introduit au cœur de l’action, donne à « l’information donnée » l’aspect d’une information obtenue par enquête. Ressemblant à « une information extorquée » par la supposée investigation du journaliste, « l’information donnée » paraît plus fiable. Mais l’illusion ne peut être créée qu’auprès des auditeurs qui ne savent pas faire la différence entre « information donnée » et « information extorquée » et qui ignorent « le leurre de l’information donnée déguisée en information extorquée » qui vise à donner à la première la plus grande fiabilité de la seconde.
Cette technique est vieille comme le reportage de guerre. La première guerre du Golfe en 1990-1991 a montré comment les services d’information des armées savaient regrouper les reporters dans des « pools » qu’ils nourrissaient chaque jour d’« informations données » utiles à leur stratégie, au besoin en emmenant les journalistes sur « le terrain » pour assister à des simulacres de manœuvres. La seconde guerre du Golfe en 2003 a vu ensuite des reporters « embedded », selon le sabir anglo-américain qu’affectionnent les médias persuadés de gagner ainsi en autorité, c’est-à-dire embarqués dans des unités pour suivre leurs actions et relater ce qu’on les autorisait à en dire.
Les colonnes blanches dans les journaux dues à la censure militaire ont ainsi été remplacées par « l’information indifférente » (c’est-à-dire tout ce qui n’importe pas) et la promotion militaire.
La question s’éclaire. « À quoi sert un journaliste » fourvoyé dans cette galère ? À faire de Radio-France, « la voix de la France », selon le mot du président Pompidou au sujet de l’ex-ORTF. Mais à ce jeu, c’est le crédit du journalisme qui en ressort amoindri, comme chaque fois qu’il s’exerce sous le pavillon d’une accréditation. Le débat est cornélien : le journalisme d’accréditation est condamné par nature à n’être que « la voix de son maître » et donc à perdre tout crédit auprès des récepteurs avertis, sous peine, dans le cas contraire, de perdre aussi son accréditation auprès de l’autorité qui la lui octroie.
Paul Villach
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