Vers l’inéluctable étouffement ?
Après avoir, dans une première partie, expliqué comment un système de corruption croisée entre la France et le Pakistan, au bénéfice chez nous d’Édouard Balladur, avait causé la mort des 14 victimes de l’attentat de Karachi en 2002, puis établi dans une deuxième l’implication au moins probable de Nicolas Sarkozy, voici notre troisième et dernière partie sur ce scandale d’État.
Reprenons : il dit d’abord "qu’est-ce que vous voulez que je vous dise" puis deux fois "qu’est-ce que vous voulez que je réponde là-dessus" et enfin termine par "qu’est-ce que vous voulez que j’aille répondre là-dessus". Pourquoi s’apesantit-il ainsi sur une prétendue impossibilité de répondre, répétée quatre fois ? Parce que "c’est une fable", qu’il qualifie tour à tour de "ridicule", deux fois, puis de "grotesque", ajoutant, à nouveau deux fois : "qui peut croire à une fable pareille ?" Qui ? Eh bien tous ceux qui connaissent l’affaire des frégates de Taïwan, tout simplement, Monsieur le Président. Exactement le même mécanisme : des commissions occultes versées à des officiels véreux locaux, assorties de rétro-commissions dont la justice française a hélas renoncé à connaître les bénéficiaires (lire L’enterrement de première classe). En quoi ce qui est avéré dans l’affaire des frégates de Taïwan deviendrait-il une fable ridicule et grotesque transposé au Pakistan ? Depuis Taïwan, on connaît le mécanisme, aussi est-il très loin d’être invraisemblable qu’il ait également été mis en œuvre dans la vente des sous-marins au Pakistan. D’autant que les noms des deux sociétés citées pour intervenir discrètement dans la transaction secrète avec le Pakistan, Heine et Eurolux Gestion, sont précisément dans le coup de l’affaire des frégates, nommées par exemple dans cet article de Spyworld de février 2008, citant Le Monde, qui les accuse de renseignement parallèle autour de Taïwan et de l’affaire Clearstream*, d’ "approche de personnalités", de "recherche de sources dans l’entourage immédiat de décideurs politiques français" notamment dans l’entourage de Michèle Alliot-Marie, de "recrutement d’une source dans un cabinet d’avocats, avec comme objectif la manipulation de la source recrutée" et de "missions illégales de lobbying". Ça sent bon les barbouzeries. Tout cela d’après les propres documents internes, saisis dans le cadre d’une enquête préliminaire diligentée par les services fiscaux, des sociétés Heine et Eurolux gestion, créées avec votre aval, rappelons-le (voir De Balladur à Sarkozy). Bakchich écrit aussi : "Des perquisitions dans les locaux de ce saint des saints de l’armement, où sont conçus et fabriqués les bateaux, frégates et autres sous-marins, et de DCN International (DCNI), sa branche commerciale d’alors, ont permis aux flics de la Division nationale des investigations financières (DNIF, un service de la direction centrale de la police judiciaire) de ramener du gros dans leurs filets : les preuves des filières de commissions distribuées par l’appareil d’État à l’occasion de la vente à l’étranger de ses frégates et ses sous-marins." Des frégates à Taïwan et des sous-marins au Pakistan, par exemple... Sarkozy-le-pitre a beau répéter, l’air navré, trois fois "franchement" et une fois "honnêtement", l’hypothèse évoquée par le confrère, loin d’une fable, est tout-à-fait plausible (probable ?).
"Soit il y a des éléments, donnez-les nous" et "si vous avez des éléments donnez-les à la justice et demandez à la justice qu’ils enquêtent", tente aussi le président, qui fait semblant d’ignorer que la justice est précisément en train d’enquêter là-dessus : mauvaise foi flagrante ! Sarkozy réclame des éléments ? Mais le confrère de l’AFP vient de lui en donner : "Selon les informations qui ont été rapportées hier à la suite d’une réunion entre les parties civiles dans l’attentat de Karachi et les juges d’instruction, il semblerait que l’origine de l’attentat ne soit pas due à un acte terroriste mais plutôt à des représailles de l’Etat pakistanais après le non versement de commissions. On parle même de rétro-commissions qui auraient pu alimenter la campagne d’Edouard Balladur en 1995." Est-il censé faire un exposé complet en pleine conférence de presse ? Son rappel est suffisamment clair pour ridiculiser la posture invoquant le soi-disant défaut d’éléments, alors qu’il y en a précisément à foison. Mais s’il faut reposer la question au président, plus détaillée, allons-y : la DCNS, détenue à 75% par l’État et 25% par Thalès, travaille avec les sociétés Heine et Eurolux gestion, que vous connaissez si bien. Elle construit des frégates et des sous-marins. Pour les frégates, elle met en place un système de corruption croisée avec rétro-commissions à destination de politiques français. Pourquoi pas pour les sous-marins ? Alors, Monsieur Sarkozy ?
Pour ne pas répondre sur ce terrain pour lui si glissant, le chef de l’État essaie aussi d’invoquer le temps passé - "14 ans" prononcé deux fois - comme si ça changeait quoi que ce soit. Ou alors veut-il nous faire le coup de : "j’ai la mémoire qui flanche, j’me souviens plus très bien" ? Balivernes et foutage de gueule !
Mais le pire de toute cette pitoyable défense réside dans cette phrase : "On est dans un monde où tout se sait, où la notion de secret d’État n’existe plus". Les bras nous en tombent. Ce n’est pas la première fois que Sarkozy ose pareille déclaration, comme nous l’évoquions dans un billet d’octobre 2006 : "Dans un long entretien publié aujourd’hui dans la revue Le Meilleur des mondes, Nicolas Sarkozy affirme rejeter "la notion de secret ou de raison d’Etat". Il s’explique en mettant en avant le contexte de la mondialisation où "l’on sait tout et en temps réel". Fort bien. Il devrait le dire à son collègue de l’Économie et des finances : on a appris aujourd’hui par l’entourage de Thierry Breton que Bercy a décidé de refuser de remettre à la justice les documents détenus par les services des douanes, dépendant de son ministère, concernant la vente des frégates à Taïwan en 1991. Pour mémoire, le gouvernement Villepin est le troisième à refuser de lever le secret-défense dans cette affaire, après ceux de Lionel Jospin et de Jean-Pierre Raffarin. La demande des juges était motivée par la volonté de démasquer les bénéficiaires des commisssions occultes versées à l’occasion de cette opération, d’un montant évalué à 5 milliards de francs par Roland Dumas, ministre des Affaires étrangères d’alors. Ils peuvent dormir tranquilles, la transparence n’est pas pour demain" (Secret-défense maintenu sur les frégates de Taïwan). Lisez cet autre article de Plume de mai 2006, qui détaille les circonstances dans lesquelles nos politiques, y compris socialistes, ont brandi le "secret défense" au nez des enquêteurs, interdisant toute investigation avec autant de cynisme que de constance. On connaît l’épilogue : "Ainsi donc, Jean-Claude Marin, procureur de Paris, a requis le 6 août dernier un non-lieu général dans l’affaire des frégates de Taïwan (L’enterrement de première classe, Plume 2008). (...) Sa décision est en effet motivée par le fait que l’enquête "n’a pas permis d’identifier les bénéficiaires" des pots de vin, dits rétro-commissions, versés en marge de la vente par la France de six navires à Taïwan."
Donc, Monsieur Sarkozy, on est tellement "dans un monde où tout se sait, où la notion de secret d’État n’existe plus" que, pas plus tard qu’en août dernier, la justice a avoué son impuissance à démasquer les bénéficiaires de rétro-commissions à cause du secret d’État, justement. Et le pire, où vous touchez véritablement au sublime, c’est que vous commettez cette invraisemblable sortie, cette déclaration si imbécile, au même moment que vous venez précisément de faire passer par vos zélés serviteurs de la majorité de nouvelles dispositions étendant le champ du "secret défense" et de la notion de sécurité nationale !
Abordons la loi de programmation militaire et citons l’article du 11 juin de Politis : "La ministre de l’Intérieur, sur suggestion de l’Élysée et de quelques parlementaires, prépare en secret un arrêté fondé sur un projet de loi signé du Premier ministre et du ministre de la Défense, prêt depuis le mois d’octobre 2008. Il s’agit de la loi 1216 de programmation militaire pour 2009-2014 : un texte plutôt banal s’il ne prévoyait, dans son article 5, de réorganiser et de redéfinir tout ce qui touche à la sécurité intérieure. (...) Au nom de la sécurité nationale, le décret en préparation permettrait donc de placer sous la protection de cette dernière toutes les actions et informations liées, par exemple, à l’environnement et aux infrastructures contestées par les associations de protecteurs de la nature et les organisations écologistes." Voilà ainsi un nouveau domaine où l’on opposera désormais goulûment le secret d’État à toute contestation judiciaire ou citoyenne : "Ce qui, une fois la loi votée (c’est fait depuis le 18 juin, NdA), autorisera la publication d’un ou plusieurs décrets permettant de poursuivre notamment les militants écologistes et associatifs lorsque, par leurs actions, écrits ou propos, ils mettront en cause« les intérêts de l’État ». Dans ces « intérêts » seraient notamment inclus ce qui concerne les centrales, les transports nucléaires et le stockage des déchets, mais aussi ce qui touche aux installations industrielles et aux stockages classés « Seveso », qu’il s’agisse d’usines manipulant des substances dangereuses ou d’aires abritant des cuves de produits chimiques." Dire que l’UMP se prétend profondément écologiste - surtout depuis certaine élection européenne... -, agitant sans cesse le colifichet du "Grenelle de l’environnement" et son arlésienne de taxe carbone...
L’exposé des motifs de la loi inclut cette phrase : "Les attributions, déjà codifiées, des ministres de la Défense, de l’Intérieur, des Affaires étrangères, de l’Économie et du Budget sont redéfinies en fonction des différentes politiques qui entrent dans leur champ de compétence et concourent à la stratégie de sécurité nationale." Secret d’État pour tous ces domaines donc, mais ce n’est pas tout : "Au-delà de ces modifications, et dans le prolongement des orientations du Livre blanc, des attributions particulières en matière de sécurité nationale du ministre de la justice et des ministres chargés de la Santé, de l’Environnement, des Transports, de l’Énergie et de l’Industrie sont codifiées." En réalité, on voit qu’il ne reste plus grand chose qui soit à l’écart de cet immense élargissement de la "sécurité nationale", qui justifiera tant et plus d’opposer un secret lourd comme une pierre tombale sur toute tentative de contrôle. "Sécurité intérieure, sécurité nationale, secret défense" : triple formule magique à faire disparaître toute information susceptible de limiter l’impunité dont bénéficie le Pouvoir.
Secret défense étendu et suppression du juge d’instruction
L’extension du domaine de la sécurité nationale pointé par Politis n’est pas la seule infamie envers la démocratie incluse dans la nouvelle loi de programmation militaire (LPM). "Les dispositions du projet de loi de programmation militaire 2009-2014 contiennent un chapitre consacré aux nouvelles règles de protection des secrets de la défense nationale dans leurs rapports avec les pouvoirs d’enquête des autorités judiciaires, synthétise pour la fondation Terra Nova Nicolas Braconnay, membre de l’Union Syndicale des Magistrats et auteur de manuels juridiques universitaires. Le projet entend substituer à une législation qui se contentait de prévoir la déclassification des documents couverts par le secret avant leur transmission aux autorités judiciaires, des règles encadrant strictement les perquisitions menées dans des lieux classifiés et étendant la notion de secret-défense à des domaines inédits. Ce faisant, le projet de LPM confie au pouvoir exécutif et à l’autorité administrative la faculté de contrôler des prérogatives essentielles d’enquête relevant de l’autorité judiciaire, sans pour autant assurer mieux la protection du secret-défense, concept dont l’usage se voit indéfiniment élargi."
Voici la conclusion de la note de synthèse : "L’extension mal définie de la notion de secret-défense à divers lieux, en dépit des propositions d’amendement de la commission des lois, constitue le premier motif d’inquiétude. Non seulement le texte crée, avec l’instauration de lieux classifiés par nature, de véritables zones de non-droit, sanctuarisés et inaccessibles aux autorités judiciaires, mais encore il met en place un régime spécifique de perquisition dans un nombre indéterminé de lieux « susceptibles d’abriter des éléments couverts par le secret de la défense nationale ». L’exposé des motifs du projet de loi évoque à ce sujet les « services administratifs sensibles ou certains locaux d’entreprises privées intervenant dans le domaine de la recherche ou de la défense » ; on ne saurait être moins précis. (...) La nécessité, pour toute perquisition effectuée dans un lieu « susceptible d’abriter des éléments couverts par le secret », de se voir précéder d’une décision écrite et motivée adressée au président de la CCSDN (Commission consultative du secret de la défense nationale, NdA) constitue une première atteinte manifeste non seulement au secret des enquêtes pénales, mais encore au principe de séparation des pouvoirs : l’autorité judiciaire se voit en effet sommée de justifier à une autorité administrative le contenu et les motifs des diligences qu’elle envisage d’accomplir pour parvenir à la manifestation de la vérité. (...) Les règles protégeant désormais les lieux classifiés par nature comportent une atteinte plus flagrante encore au principe de la séparation des pouvoirs : les perquisitions en ces lieux ne pouvant intervenir qu’après déclassification par l’autorité administrative, c’est en somme l’autorité perquisitionnée qui autorisera le magistrat à diligenter sa perquisition ! Ainsi, le pouvoir exécutif est mis en mesure de faire obstacle, frontalement et sans recours prévu, à un acte juridictionnel." Même le président de la Commission des lois, l’UMPiste Jean-Luc Warsmann, a estimé en vain qu’il était "du devoir de la Commission des lois d’appeler les députés à ne pas apporter leurs voix" à une loi autorisant "la création de zones de non-droit législatif où les magistrats ne pourront jamais entrer" ! Il est cité par Philippe Leymarie, auteur sur son blog du Monde diplomatique qui résume : "à l’avenir, le gouvernement français souhaite éviter d’avoir à faire face à des perquisitions surprise décidées par des juges d’instruction, comme cela s’est produit dans le cadre des enquêtes sur les affaires des frégates de Taïwan, du dossier Clearstream ou de la mort du juge Borrel." En clair, déjà que les enquêtes étaient difficiles avant la nouvelle LPM, les voilà désormais tout bonnement quasiment impossibles.
Comment connaît-on l’implication des sociétés Heine et Eurolux gestion dans le mécanisme de corruption croisée entre des politiques français et des dignitaires de pays acheteurs d’armes ? Par des pièces saisies lors de perquisitions. Perquisitions justement attaquées par l’extension du secret défense. Le verrouillage sera complet avec la suppression annoncée du juge d’instruction, remplacé par un "juge de l’instruction" directement aux ordres du parquet, donc du ministère de la Justice. Croyez-vous qu’il sera alors envisageable de mener une enquête sur les agissements des représentants du Pouvoir (et leurs alliés privés, par exemple en matière d’armement) ? Voilà où nous en sommes aujourd’hui : l’implication de Sarkozy dans l’affaire des rétro-commissions pakistanaises, causes de l’attentat de Karachi en 2002, n’est pas loin d’être prouvée. Elle est en outre corroborée par le témoignage de l’ancien ministre de la Défense de Chirac, Charles Millon : "peu après ma nomination au ministère de la Défense, en 1995, Jacques Chirac m’a demandé de passer en revue les différents contrats de ventes d’armes en cours et de stopper le versement des commissions pouvant donner lieu à des rétrocommissions. C’est ce qui a été effectué", déclare-t-il dans une interview publiée hier par le site de Paris Match. C’est exactement ce qu’explique le rapport Nautilus (voir notre Première partie). L’étau devrait par conséquent se resserrer sur Balladur, destinataire des rétro-commissions, et son complice Sarkozy. Or parions notre chemise que l’affaire sera d’une façon ou d’une autre étouffée, à l’aide des actuels mécanismes de défense du Pouvoir ou en exploitant les nouvelles possibilités découlant de la LPM. Déjà, une dépêche d’hier de l’agence Reuters donne le ton des évolutions futures du dossier : "Le parquet de Paris a assuré lundi qu’il n’existait aucun élément objectif accréditant la piste militaire pakistanaise dans l’enquête sur l’attentat de mai 2002. (...) Le parquet va aussi plutôt dans le sens de Nicolas Sarkozy, qui avait qualifié vendredi l’hypothèse de "fable". Rendormez-vous, braves gens, le couvercle ferme bien hermétiquement la cocotte-minute des affaires d’État...
* À lire, notre dossier complet sur l’Affaire Clearstream.
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