Aux sources de la haine anti-sioniste

La tempête qui agite ces jours-ci de manière pavlovienne la mouvance dite ‘pro-palestinienne’ au sujet de Tel-Aviv Plage n’est pas la premiere depuis Sabra et Chatila en 1982, mais par le ridicule de son objet a au mois le mérite de placer le problème sur un terrain peu exploré jusque là. Souvenirs…

C’était un soir d’été. Nous étions quelques amis étudiants attablés à une terrasse lorsque le garçon nous apporta la Carte des Glaces. 
Chacune d’entre elles portait le nom d’une capitale : Rome, Londres, Madrid, Mexico, Tunis… Tel-Aviv ! Arrivé à la lecture de ce nom, l’une de nos amies sursauta et lança cette remarque, mi-amusée, mi-agacée : « Tiens, c’est politique ! ». Personne ne sourcilla et la soirée se poursuivit.

Mais quel est ce sentiment qui distingue — pour mieux l’exclure — un pays de la normalité universelle ? 
A cet époque, Benjamin Netanyahu n’était pas au pouvoir, de même il s’agissait bien de Tel-Aviv, capitale reconnue, et non de Jérusalem. Cette amie était des plus tolérantes, professait une ouverture d’esprit et une curiosité envers autrui des plus élevées, portait son anti-racisme comme étendard. Cette personne était tout sauf raciste et se serait indignée qu’on lui accolât un tel épithète.
En effet le racisme classique craint ou méprise mais ne distingue pas.

A peu près à la même époque « Shoah » sortait sur nos écrans. Au détour d’une conversation sur le film, un autre ami (j’ai finalement de drôle d’amis…) tout en exprimant son horreur devant les crimes nazis ajouta de manière anodine qu’à l’époque « ils » (les Juifs donc) avaient bien su profiter de l’émotion universelle pour réussir dans leur entreprise.

Mais quelle était donc cette œuvre si abominable, si indéfendable, si monstrueuse pour qu’elle ait eu besoin de six millions de morts pour être légitimée ? La création d’Israël bien sûr, seul Etat au monde dont la légitimité morale a nécessité dans l’esprit de certains l’accomplissement d’un génocide.

L’anti-sionisme occidental est donc bien cette répulsion mentale qui distingue certains morts en ne leur laissant qu’une étroite alternative : être une Cause univoque (la Shoah engendre Israël) ou une Conséquence tout aussi univoque (Netanyahu produit des terroristes produisant eux mêmes des victimes). Bienvenue donc dans un monde où Israël est distingué, sorti de sa normalité, pour être plongé, seul dans son cas, dans un bain de causalités totalitaires. Distinction qui s’applique même lorsque Israël n’est impliqué que de façon indirecte. Comme l’a très bien montré Eric Marty dans un vieux numéro des Temps Modernes à propos de Sabra et Chatila, ce massacre-événement avait expulsé des mémoires les autres massacres qui l’ont précédés et suivis au Liban, provenant des musulmans ou des chrétiens.

Ce qui est en cause chez ces anti-sionistes occidentaux, n’est pas leur empathie tout à fait justifiée ou la solidarité envers les Palestiniens mais leur silence sur le sort des Kurdes, des Tchétchènes, des Irakiens, des Syriens, des Cooptes, des Indiens, des Africains…sans oublier les chrétiens d’Orient et les Yazedis aujourd’hui crucifiés, égorgés, massacrés par Daech. La litanie est longue. 
Ce qui est en cause ce ne sont pas ces keffiehs qui s’affichent dans les rues depuis quelques décennies, mais pourquoi aucun khata tibétain, aucun turban kurde ?

Au delà de l’attractivité qu’il exerce sur les médias, il y a d’abord l’importance que ce petit coin du monde exerce sur notre imaginaire, avec tout son lot de références judéo-chrétiennes toujours aussi vivaces. Une telle accumulation d’Histoire, de Sacré, de pierres, de peuples… sur un si petit espace n’a aucun autre équivalent sur la planète.
Le « sanglot de l’homme blanc » comme l’écrivait Pascal Bruckner est une autre réponse à la question. Nul doute que la culpabilité post-coloniale nourrit ce réflexe d’empathie envers une victime non européenne. Ainsi nous n’avons pas encore épuisé toutes les retombées psychologiques de la guerre d’Algérie, guerre d’un pays européen contre un peuple arabe qui n’en finit pas de hanter nos consciences. 
Parmi ceux qui l’ont vécue et s’y sont opposés et ceux qui n’étant pas nés ne se remettent pas de n’avoir pu s’y opposer et traînent aujourd’hui comme un fardeau le poids d’une mauvaise conscience à retardement, combien aujourd’hui battent leur coulpe sur le dos d’Israël ?

Mais ces raisons, réelles et justifiées, ne font que tourner autour du mystère lui-même, elles expliquent la figure du Bien mais ne font qu’esquisser la figure du Mal. Pourquoi le Juif ? Pourquoi Israël ?

Commençons par ouvrir un dictionnaire. 
Sionisme : mouvement et doctrine qui vise à la restauration d’un Etat juif en Palestine. L’anti-sionisme est donc le refus de voir les Juifs revendiquer leur statut de Peuple et d’avoir un Etat en Palestine. Ni plus ni moins. Il n’y a donc au fond que 2 types de personnes au monde qui peuvent se réclamer légitimement de l’anti-sionisme :

- Tout d’abord, les habitants arabes de la Palestine, pour lesquels le phénomène sioniste a revêtu les allures d’une rupture historique tragique ayant entraîné guerre, expulsion, exil, misère, humiliation, occupation.

- Ensuite, une partie des Juifs eux-mêmes car le débat a d’abord été intra-communautaire. Le sionisme a été l’une des réponses, très minoritaire à l’origine, apportée à la question juive et à l’antisémitisme dans les sociétés européennes à la fin du XIXe siècle. En cela, il s’opposait frontalement à la tendance assimilationniste de l’Europe occidentale d’alors. Il y a eu, et il y a toujours des juifs a-sionistes qui vivent leur judaïsme en citoyens de leur pays et qui ne « monteront » jamais en Israël. Raymond Aron, en France, en fut l’un des exemples les plus accomplis. Il y a aussi des Juifs qui pensent que la création d’Israël fut une erreur, que tous les Juifs du monde appartiennent à une même religion mais ne forment pas un peuple. Et qui, faute de pouvoir revenir sur le passé, prônent la dissolution de l’Etat Juif dans un ensemble binational. Enfin y a eu surtout des Juifs religieux qui s’opposèrent à cette création humaine volontariste si contraire à une conception spirituelle reposant sur l’attente du messie.

Mais pour les autres, tous les autres, que signifie être anti-sioniste ? Quel Français avant 1914 a prôné la disparition de l’Allemagne parce-qu’elle occupait l’Alsace et la Moselle ? Qui a dénié aux Allemands le droit de se sentir Peuple et d’avoir un Etat ? Quel défenseur le plus résolu à la répression au Tibet va jusqu’à nier la réalité chinoise ? Les exemples abondent de politiques combattues qui n’entraînent pas pour autant la négation de l’Etat et plus encore de la Nation qui l’incarne. Tous sauf un.

Comment comprendre ? 

Au sortir de la Première Guerre mondiale, la haine du bourgeois fut le sentiment commun aux deux totalitarismes. Cette haine partagée par les intellectuels de l’extrême gauche comme de l’extrême droite a englobé l’Amérique et plus largement la civilisation matérialiste. Mais derrière cette haine il y a quelque chose de plus profond et qui a moins à voir avec une pensée qu’avec une position. Derrière l’utopie révolutionnaire de droite comme de gauche, il y a la Haine du conformisme et de la normalité ; normalité qu’une avant-garde éclairée renversera inéluctablement. 
C’est vers cette même époque que naissait le surréalisme, qui fut à l’origine d’un plus vaste basculement encore. Le Progrès, hymne du XIXe siècle positiviste, laissait soudainement sa place à la Modernité, concept, trouble et multiformes qui devint rapidement le nouveau marqueur idéologique. 
Cette Modernité rejette le progrès commun, qui entraîne tout le corps social et culturel, pour lui préférer la rupture par la marge. 
Tout est là : la Marge est la Modernité par sa position même ; un mécanisme s’auto-justifiant face au conformisme infécond du Centre.

La Modernité adore la ville de New York, ville cosmopolite, ville de Woody Allen et de Paul Auster. Mais la Modernité adore surtout cette ville en marge, sur l’Atlantique, à l’extrémité du continent… cette ville si éloignée du Midwest, de cette Amérique profonde au caractère si méprisable. 
La Modernité va ainsi dénigrer l’Américain comme le Français « moyen » mais se délectera de rencontrer de vrais Égyptiens au fin fond de la Vallée du Nil. Et pour passer le test de cette Modernité victorieuse, aucun film n’est suffisamment dérangeant, aucun livre suffisamment décapant ou d’œuvre suffisamment subversive. 
Derrière le « Famille je vous hais », c’est la filiation qui est rejetée avec son lot de linéarité, de transmission, bref le Culte de la Mémoire. Cette Mémoire qui est pourtant le socle de toute communauté, de toute société.
Or, si le dépassement de ce qui existe et la rupture avec les cadres du passé ont toujours participé à l’évolution des sociétés, cela n’a jamais pris les proportions que nous connaissons aujourd’hui. 

Eric Marty dans son texte décidément fécond nous livre une clé essentielle à travers le parcours psychologique et intellectuel de Jean Genêt, parcours certes extra-ordinaire mais aussi idéal-typique : exemple ultime, exagéré, éclaté chez lui mais qui existe chez beaucoup et demeure assoupi. 
Genêt, rebelle absolu. Genêt, ennemi de la société. Genêt dont l’homosexualité si particulière n’est pas sans rapport avec le « Refus de Continuer le Monde » comme nous le rappelle Eric Marty. 
Genêt, ami du Palestinien, qui voit et aime avant tout chez lui cet ennemi que l’Histoire a tragiquement mis sur sa route. Cet ennemi qu’il reconnaît, retrouve et se plait à haïr : le Juif.

Le Juif haï car il a survécu ! Le Juif haï car s’il est encore là c’est justement parce-qu’il a refusé ce « Refus de Continuer le Monde » alors que tant de persécutions et de massacres lui ont été infligés. S’il est encore là aujourd’hui, c’est qu’il a su transmettre, de génération en génération, une Mémoire, une Filiation, une longue Linéarité. Les Juifs, premiers monothéistes, peuple témoin, menacé d’être réduits à l’état de fossiles et dont la survie au travers des différentes diasporas s’est construite sur le respect de la Centralité passée. Les Juifs, peuple de la mémoire, peuple du livre.

Mais le Juif doublement haï car au travers du sionisme il a également renoncé à vivre en marge dans les différentes sociétés de la Diaspora. Il a décidé de s’affirmer dans une nouvelle normalité au Centre d’un nouvel Etat. 
Sur l’échiquier du Bien et du Mal, il a troqué sa place de victime pour celle de bourreau. Ce phénomène est bien connu et a déjà été abondamment souligné. Mais ce phénomène ne permet pas d’expliquer pour autant cette différence de traitement avec les autres conflits que connaît notre planète : en Irak en Syrie, hier en Tchétchénie, avec un nombre de victimes et une politique de répression incomparable, au Tibet, etc. 
Car, au-delà de la case Victime et de la case Bourreau, il y a ce Centre haï et cette Marge adorée, éléments psychologiques infiniment plus structurantes que la réalité politique elle-même. 
Pour le militant d’extrême gauche occidental, le russe et le chinois, l’arabe ne font pas partie de ce Centre ce qui renvoie leurs victimes dans un « no man’s land » inaccessible à sa compassion . « Dis moi qui te fait souffrir et je te dirais si ta souffrance me touche ».

Pour bien comprendre, prenons deux exemples précis. 
Le premier exemple se situe au cours d’une manifestation politique à Paris. Un groupe sort des rangs et course plusieurs personnes qui se trouvent là par hasard. Le groupe rattrape ces gens et les frappe. Il y a plusieurs blessés. Le lendemain, cela fait la Une des journaux et vire rapidement au scandale. Tous les commentateurs jettent l’opprobre sur la manifestation, sa négligence coupable et les ambiguïtés de ses mots d’ordre. 
Le second exemple se situe au cours d’une manifestation politique à Paris. Un groupe sort des rangs et course plusieurs personnes qui se trouvent là par hasard. Le groupe rattrape ces gens et les frappe. Il y a plusieurs blessés. Le lendemain, cela ne fait pas la Une des journaux mais des voix néanmoins s’élèvent pour dénoncer un dérapage inacceptable mais explicable et nuisant profondément à l’image de la manifestation. 
Le premier exemple concernait des nazillons issus d’une manifestation du Front National et des immigrés. 
Le second concernait des jeunes d’origine arabe en juillet 2012, issus d’une manifestation “dite” Pour la Paix.
Même geste, même haine, même douleur, même scène… mais les commentaires sont différents. Condamnation absolue dans un cas et condamnation relative et explications à l’appui dans l’autre. 
Mais qui n’a jamais expliqué les sentiments nazis des jeunes chômeurs désespérés, déclassés, en bute avec l’injustice sociale de l’Allemagne des années 20 ? Personne.. . heureusement !

Misère du sociologisme producteur inlassable mais sélectif de causalités. 
Misère d’un pays qui laisse ce sociologisme grignoter peu à peu ses valeurs et ses principes.

En définitive, l’image du Juif est étroitement liée au reflet que lui donne son ennemi et surtout à la place que cet ennemi occupe sur l’axe Centralité-Marge. Et si le reflet « sombre » du nazisme éclaire sa peau, le reflet « lumineux » du Palestinien le rejette dans l’ombre. 
Aux nouveaux Croisés dénoncés par les Pays Arabes, une certaine Modernité surenchérit en vilipendant en Israël ce morceau d’Occident, morceau du Centre exilé vers des contrées marginales. 

Dès lors, quels que soient ses actes, et même du temps de Rabin, Israël rencontrera toujours sur son chemin la répulsion de l’anti-sionisme occidental. Car il y a deux choses auxquelles Israël ne pourra jamais renoncer, deux choses constitutives de sa raison d’exister : ses racines spirituelles avec le Judaïsme, première des religions gigognes monothéistes (Filiation), ses racines occidentales ensuite qui le relie à notre Centralité.

Les souffrances des palestiniens sont bien trop réelles pour qu’ils laissent leur cause aux mains de ces amis-là. Ces anti-sionistes qui les aiment moins qu’ils ne haïssent leurs ennemis et qui ne cherchent à travers leur cause qu’une issue à leur tourments refoulés.