Avec le trading haute fréquence, les marchés jouent à un jeu immoral et dangereux
L’Histoire de la finance n’est pas avare en batailles boursières homériques. De furieux Achille, en 1882, partagés entre baissiers et haussiers, s’étaient engagés à coups de milliards de francs dans une lutte épique qui devait s’achever sur l’effondrement de l’Union Générale. De même, une légende veut qu’en 1815, un rusé Ulysse, Nathan de Rothschild ait appris deux jours avant l’opinion publique anglaise la défaite de Napoléon Ier à Waterloo grâce à un réseau d’informateurs et leurs pigeons voyageurs sur place, ce qui lui aurait permis de profiter d’un des délits d’initié les plus spectaculaires de l’Histoire.
Mais ce temps des batailles rangées entre armées de commis d’agents de change à la corbeille est révolu et la guerre financière s’est informatisée. En 2009 déjà, le trading haute fréquence, c’est-à-dire les ordres d’achat et de vente gérés par des ordinateurs, représentait plus de 60% des échanges sur les marchés financiers américains. En 2012, dans une Europe en retard sur le phénomène, le chiffre atteignait tout de même les 50% !
L’essor de ces nouvelles techniques dans les années 2000 a profondément modifié la manière dont fonctionnent les marchés financiers, notamment en en accélérant prodigieusement le rythme des échanges. Il a en effet suffit de quelques minutes pour que le Dow Jones américain s’effondre de plus de 9% lors du « Krach éclair » du 6 mai 2010. L’algotrading, ou trading algorithmique, n’est donc pas sans danger.
Certes, cette technique permet aux places boursières les plus informatisées de profiter d’économies d’échelle dans leurs frais de fonctionnement, tandis que les investisseurs bénéficient d’une meilleure liquidité dans leurs échanges, mais s’il n’est pas prouvé pour le moment que cet outil engendre de plus fortes fluctuations des valeurs sur les marchés, il est difficile de dire si les accidents futurs inévitables n’auront pas de plus sérieuses conséquences que celles, presque inexistantes, du Krach éclair de 2010, à mesure que les algorithmes se complexifient. Engager des sommes grandissantes dans des délais toujours plus courts accroît immanquablement le coût de l’erreur éventuelle, qu’elle qu’en soit l’origine.
Mais même sur le plan moral, le trading haute fréquence n’est pas exempt de tout reproche. En effet, la vitesse est devenue plus que jamais un enjeu capital pour tirer son épingle de la course aux liquidités. Les algorithmes toujours plus complexes et la pratique de la « colocation » (qui permet aux investisseurs d’installer leurs serveurs au plus près de ceux des marchés financiers pour réduire le temps de communication des ordres de bourse) disqualifient d’office le lent temps de réaction de l’humain. Il est donc légitime de poser la question de la concurrence déloyale entre celui qui a accès à cet outil et qui réagit aux variations du marché à la milliseconde et celui qui ne le peut pas. Le second n’est-il pas condamné à perdre à tous les coups face au premier ?
Déjà en août 2009, Krugman s’inquiétait de cette « récompense pour les mauvais acteurs ». Selon lui, non contents d’avoir « fait exploser l’économie et escroqué les contribuables », les marchés adoptent une logique perverse qui les dévie de leur objectif initial : financer les industries dynamiques qui le nécessitent. Au lieu de cela, ils adoptent une technique coupable de la « sape des marchés ».
Avec le trading haute fréquence, les marchés jouent donc à un jeu immoral et dangereux qui doit être encadré et régulé par les Etats car la démesure des moyens mis à leur disposition n’a d’égal que leur irresponsabilité en cas de panique et les dégâts qu’ils pourraient à nouveau provoquer dans l’économie réelle. Mais ces mêmes Etats, ne préféreront-ils pas, comme trop souvent, prendre le risque de l’inaction et attendre l’explosion ?
Avec Gwenaël Le Sausse
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