Benzema, le retour : un choix au risque de la division
Bien sûr, nul ne voudrait assombrir la perspective de l’Euro et gâcher la fête. Mais le retour de Benzema en bleu ne peut laisser indifférent, tel qu’il a été accompagné par une campagne médiatique digne de la propagande : « Équipe de France : "Benzema mérite à 100% d’être à l’Euro », « Benzema, Deschamps ne peut plus l'ignorer », « Benzema, la plus grosse injustice de l’histoire ? » ou encore "Deschamps, le crime avec Benzema doit s'arrêter"… Être un bon buteur serait-il aujourd’hui le seul critère pour faire une équipe nationale ? Depuis ce retour acté par Deschamps, on ne parle que de lui, comme s’il était le sauveur suprême, et ce, au point d’éclipser totalement une équipe pourtant championne du monde en titre. Un problème qui résonne bien au-delà des seuls critères sportifs. Deschamps, se serait-il sur ce coup-là, fait en quelque sorte, déborder ?
Mais qu’a voulu Deschamps par ce retour ?
Raymond Domenech, ancien sélectionneur de l’équipe nationale, après avoir salué le retour du joueur estime que cette présence pourrait poser problème : "Il faut peser le pour et le contre. Le contre, c'est justement que cette équipe de France, maintenant et que Karim soit venu, tout se focalise sur Karim. […] les autres à côté se sentent un petit peu éteints, qu’ils ne sachent plus trop où est leur place… […] C’est un côté un peu gênant. » Sous cette pression, on va scruter le moindre geste du joueur, mais surtout du sélectionneur qui risque de ne plus être maître de ses choix, ni de l’équipe. Un article titre : « Équipe de France : les ventes de maillots explosent depuis le retour de Benzema », comme si cette équipe-là n’était pas déjà un phénomène. Lizarazu, champion du monde 98, consultant, apporte aussi son bémol, parlant de cohérence, d’équilibre à trouver. « Quand on a Griezmann, Mbappé, Dembélé, Benzema, Giroud, Coman, ça fait quand même beaucoup de matière. […] Mais il faut trouver la bonne formule - les bons équilibres - les bonnes combinaisons de joueurs, parce que ce n’est pas en mettant sept joueurs offensifs qu’on va marquer forcément plus de buts que l’adversaire. Il faut attaquer et défendre. »
On sait le mauvais sort réservé en général à Olivier Giroud par les journalistes de ce sport, souvent comparé sinon opposé à Benzema. L’ancien agent de Karim Benzema, Karim Djaziri, interrogé sur RMC avant son retour, le réclamait sur l’argument que Didier Deschamps sélectionnait des internationaux qui ne jouaient pas dans leur club… Particulièrement visé, Olivier Giroud, le nouvel entraîneur de son équipe, Chelsea, l’ayant laissé fréquemment sur le banc de touche. Un oubli ici de taille, ce dernier est le second meilleur buteur de l’histoire de l’équipe nationale, dépassant Michel Platini ! Benzema n'hésite pas à clamer en 2020 "On ne confond pas la F1 (lui) et le karting (Giroud)", argument d’une élégance peu commune. « Chez les fans de football. "Quand tu es pro-Benzema, tu es quasiment automatiquement anti-Giroud", résume Pierre Ménès dans le documentaire Olivier Giroud, le mal aimé, diffusé sur la chaîne L’Équipe. […] En équipe de France, notamment avant l’Euro 2016 en France, Giroud est sifflé par une partie du public. Il a pris la place de Benzema et certains supporters ne l’acceptent pas. » tel que le rapporte Jean-Louis Sigismondi récemment dans Marianne (1). Lors de l’interview donnée à TF1 par le sélectionneur français après la présentation de sa liste, le journaliste met en avant « Benzema, Mbappé, Griezmann », mais pas Giroud, il faut que ce soit l’interviewé qui rappelle qu’il a huit attaquants. Un article intitulé « Benzema va rabibocher Griezmann et Mbappé » est publié pour dire qu’entre eux, selon le journaliste Dominic Séverac, il faut rajouter « un troisième larron, qui a beaucoup plus de puissance qu’un Olivier Giroud. » Super l’ambiance… Mais qu’a donc cherché Deschamps en choisissant ce retour avec tout ça, alors qu’il avait à sa main une équipe huilée, au top, et titrée comme l’une des meilleures ?
Une erreur de jugement lourde de conséquences
Pour comprendre la situation, on doit revenir sur l’origine de la non-sélection de Benzema pour l‘Euro de 2016. Elle tient à l'affaire de la sextape de Mathieu Valbuena en 2015, qu’on aurait tenté de faire chanter, contre la non-diffusion de celle-ci. Benzema s’est alors retrouvé dans la tourmente, placé en garde à vue puis mis en examen pour « complicité de tentative de chantage et participation à une association de malfaiteurs » et placé sous contrôle judiciaire. Le président de la FFF Noël Le Graët révèle alors que Benzema est écarté de l'équipe de France « jusqu'à ce que la situation évolue ». Il ne sera pas retenu ensuite par Didier Deschamps pour l’Euro. Après plusieurs rebonds judiciaires autour de la procédure, le 7 janvier 2021, le parquet de Versailles annonce que Karim Benzema est renvoyé en correctionnelle dans l'affaire en question. La situation de ce point de vue n’a donc pas changé.
Benzema après ce revers en 2016 déclare dans un entretien à « Marca » que Didier Deschamps et Le Graët ont cédé « à une partie raciste de la France ». Le maillot bleu qu’il a porté est alors entaché par ce procès, laissant planer sur le sélectionneur un doute intolérable. Le bleu unit, soudain Benzema divise. Jamel Debbouze rebondit sur ce propos de Benzema, regrettant de n’avoir « aucun de nos représentants en équipe de France. », sous-entendu d’origine Nord-africaine. Lui qui fait partie du Top des personnalités préférées des Français avec les Omar Sy et consorts, donne ainsi à cela du grain à moudre. Sans compter avec le procès fait par Eric Cantona à Didier Deschamps sur ce thème, dont les mots méritent de ne pas être cités. C’est dans ce contexte que la maison du sélectionneur est vandalisée, taguée du mot « raciste »… Blessé, il dira ne plus être le même depuis. Pour la petite histoire, on trouvait pourtant dans l’équipe tricolore Adil Rami, français d’origine marocaine...
On comprend d’après les informations qui transpirent que Deschamps a fait le premier pas vers le joueur du Real Madrid, pour acter sa sélection. Mais celui-ci ne s’est jamais excusé de ses propos, non seulement auprès de Didier Deschamps, mais vis-à-vis de la France qui était la première visée. Le sélectionneur a mis ici inconsidérément la charrue avant les bœufs.
Un choix qui fait le jeu des diviseurs
Un article titré « Benzema, c’est la banlieue » analyse Riolo », en rajoute une couche. Le Consultant pour RMC Sport, Daniel Riolo, parle de « la cristallisation autour d’un joueur star, de pas mal de problèmes de notre société », avant d’expliquer que « bon gré mal gré, Benzema est un porte-voix, un symbole. Il incarne le bi-national en malaise avec la France […] Benzema, c’est la banlieue. Celle dont la France a raté l’intégration ». Que dire d’une telle caricature de la banlieue assignée à ce « raté » ! L’Observatoire des inégalités dit qu’à classe sociale égale les enfants d’immigrés et de non-immigrés réussissent aussi bien, il faut donc chercher le problème ailleurs. Selon une étude du ministère de l’Intérieur, les parents d’immigrés sont près d’un quart à n’avoir jamais été scolarisés dans leur pays d’origine (2), ce dont n’est pas responsable la France. Ni des résistances culturelles ou religieuses de certains à l’intégration qui n’ont rien d’un fantasme. Comment ne pas voir cette équipe de France championne du monde comme le symbole de l’intégration, à moins d’être d’une mauvaise foi sans nom !
Le problème, c’est que ce discours n’a rien de neutre chez certains supporters de Benzema. Le journaliste Jean-Louis Sigismondi, dans le même article de Marianne, concernant Giroud et Benzema, constate : « Par leurs profils, les deux joueurs incarnent deux France différentes ». Pour imager son propos, il reprend les dires de l’humoriste Yassine Belattar (qui selon le même journal en 2017 « entretien le déni de l’islamisme » ce qui lui a valu que soient annulées plusieurs représentations du spectacle de sa tournée Ingérable (3)) « Pendant plusieurs années, il a projeté dans ce débat footballistique une dimension raciale et sociale, en multipliant les messages renvoyant l'un et l'autre à leur couleur de peau et leur origine ethnique. » Le 7 avril 2015, explique-t-il, lors d'un France-Belgique, Giroud est sur le terrain (Benzema est lui blessé), Belattar tweete : "Pardon mais l'équipe de France est moins bonne sans arabe". […] Le 23 avril 2017, Belattar classe Giroud, avec deux autres joueurs, parmi ceux qui resteraient sélectionnés en Bleu en cas d'accession au pouvoir de Marine Le Pen… » Pour le journaliste, « Ces saillies outrancières […] expriment, à voix haute et avec l'excès dont est coutumier l'artiste, un sentiment partagé par une frange des supporters de Karim Benzema. » C’est ainsi qu’Olivier Giroud est caricaturé sur internet « la plupart du temps en bourgeois des beaux quartiers. » Ce qui n’a rien à voir avec ce joueur, mais ce qui sert ici à justifier ressentiment et victimisation, voire un séparatisme voulu par certains.
A ce tableau, s’ajoute la polémique autour de la Marseillaise pas chantée par Karim Benzema "On ne va pas me forcer à chanter", maugréait-il dans Le Figaro en 2013. On se plaint dans un article du retour de cette « polémique » pour donner la parole à « son grand ami, la star du rap, Booba » qui dit « S’il n’a pas envie de chanter la Marseillaise, il ne chante pas la Marseillaise. Il n’est pas payé pour chanter. C’est moi qui chante. Il est payé pour jouer au foot, marquer des buts ou faire des passes décisives ». Autrement dit, l’équipe de France, c’est-à-dire de la France, ça n’a aucun sens... Quel décalage avec l’idée même d’équipe nationale ! Platini lui-même s’y met, pour dire « Nous, on ne chantait pas en équipe de France, pourtant on était tous blancs », relatant une autre époque où personne ne la chantait, mais rien à voir avec le cas Benzema. Comment oublier que ce dernier a, quelques jours après l’assassinat de Samuel Paty, liké un post du 30 octobre 2020 de Khabib Nurmagomedov, le champion de MMA, qui réclamait la punition divine envers ceux qui empiètent sur l’honneur de Mahomet, tout en insultant le président de la République parce qu’il avait défendu la liberté d’expression ? Où est passé l’exemplarité au regard de tels comportements, et bien au-delà, ce qu’il donne en identification à ces jeunes des quartiers qui s’accrochent à son image ? Le Rassemblement national en fait inévitablement ses choux gras, puisqu’on lui sert sur un plateau cette vision d’affrontement identitaire, à laquelle s’alimente ses outrances (4). Quel gâchis, Monsieur Deschamps !
L’équipe de France de foot, peut-elle être encore celle de la nation ?
L’équipe de France est censée être à l’image de notre République, qui ne reconnaît aucune communauté mais des individus de droit, indépendamment de l’origine, la couleur, la religion… C’est tout le contraire de cette vision caricaturale d’un pays divisé sur un mode identitaire. Nous sommes les héritiers de la Fédération Sportive et Gymnique du Travail (FSGT), des Offices municipaux des sports, des Fédérations et Ligues nationales, avec une politique des communes du quotient familial en direction des familles et de leurs enfants, largement partagée, ce qui est loin d’exister partout, pour permettre un accès de masse, entre autres, à la pratique du football. Un sport populaire qui peut donner l’exemple, aider à dépasser les préjugés, pour rassembler, fraterniser. Tout le contraire de ce fatras qui tient plus des jeux du cirque que du ballon. Un sport-fric qui fait rêver les gamins des quartiers à coups de millions, plus que du sens attaché à la chance d’être sélectionné en équipe de France pour représenter son pays, une nation, ce qui ne s’achète pas. Une démesure qui donne d’ailleurs aux journalistes de ce secteur une puissance de voix que certains n’hésitent pas à utiliser aux fins d’analyses politiques de comptoir de bar. Les équipes nationales, face à ce système devenu fou, redonnent au ballon une certaine valeur collective, intégrative, dénouée de l’unique argent-roi et de la mégalomanie qu’il provoque parfois, ainsi que de certaines polémiques, qui ailleurs font rage. Malheureusement, c’est ce que Deschamps n’aura pas, à l’expérience, su protéger. Espérons que cela ne fasse pas le jeu de la fragmentation sociale plutôt que de l’unité autour d’une même nation. Mais on peut en douter.
1-La rivalité Giroud-Benzema, révélateur des fractures françaises, Karting vs F1
Par Jean-Louis Sigismondi, publié le 14/10/2020
https://www.marianne.net/societe/la-rivalite-giroud-benzema-revelateur-des-fractures-francaises
2-Diplôme selon le lien à la migration et les origines sociales
https://www.interieur.gouv.fr  ;
3- Yassine Belattar, faux clown et vrai danger, Portrait. Par Martine Gozlan, publié le 15/12/2017. https://www.marianne.net/societe/yassine-belattar-faux-clown-et-vrai-danger  ;
4- Football : l'hymne des Bleus par Youssoupha, c'est "céder à une partie racaille de la France" selon Bardella https://www.midilibre.fr/2021/05/20/football-lhymne-des-bleus-par-youssoupha-cest-ceder-a-une-partie-racaille-de-la-france-selon-bardella-9556077.php
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