Bernard-Henri Lévy et la Libye : Une nouvelle (im)posture intellectuelle
S’il est un point, au regard de la Libye d’aujourd’hui, sur lequel tout authentique démocrate ne peut que concorder, par-delà les doutes certes légitimes qui ne manqueront de l’assiéger quant aux véritables motivations de l’actuelle opération militaire en ce pays, c’est que son leader, Mouammar Kadhafi, est un effroyable tyran qui, si l’Occident n’était pas intervenu, aurait mis à feu et à sang, animé par une intarissable soif de vengeance, Benghazi, siège de l’opposition à ce terrible régime.
Ainsi, face à pareille urgence, ai-je moi-même soutenu pour la première fois de ma vie, nonobstant ma foncière méfiance à l’égard de toute ingérence étrangère en un pays souverain, cette intervention. D’autant qu’elle s’effectue officiellement, contrairement à ce qui se passa pour la Serbie et l’Irak, sous mandat de l’ONU.
Davantage : ayant vu au Kosovo, lors des bombardements en ex- Yougoslavie, l’un de mes meilleurs amis mourir, fauché par un missile de l’OTAN, devant mes yeux, et ayant été alors moi-même gravement blessé, ce sont mes plus profondes résistances à ce genre de guerre, « juste » ou « humanitaire » qu’elle fût, que j’ai dû faire céder, tant sur le plan moral que philosophique, pour accepter cette nouvelle campagne armée en Libye.
D’où, lors de mes derniers articles sur la question, cette précaution sur laquelle j’ai lourdement insisté : ce n’est que pour protéger les civils libyens de la folie meurtrière de Kadhafi, en ciblant exclusivement ses sites stratégiques, que cette intervention militaire peut avoir lieu ; tout autre motif s’avérerait aussi illégal qu’abusif, sinon contreproductif, et outrepasserait dangereusement, comme tel, le cadre précis et relativement restreint de la résolution (1973) de l’ONU, à laquelle s’est associée, quoiqu’elle s’en soit distanciée par après, la Ligue Arabe.
Soit : ne voulant donc pas tomber ici en une paranoïa de mauvais aloi, pas plus que je ne voudrais passer en la circonstance pour un incorrigible naïf, je laisserai dès lors à l’Occident le bénéfice du doute, pour l’instant, quant à ses réelles intentions en Libye. Il serait en outre malvenu, pour l’heure, de se livrer, face au drame humain qui se noue pour le moment entre Tripoli et Benghazi, à de stériles et tout aussi suspects procès d’intention.
Mais ce qui ne laisse cependant pas de tarauder ma conscience d’homme libre, habitué de surcroît à une certaine humilité intellectuelle, c’est l’actuel tapage, absolument indécent quant à lui, que bon nombre de médias français, y compris sa presse la plus autorisée, font actuellement, sans pudeur ni réserve, servile comme jamais, autour du rôle qu’aurait joué, en cette douloureuse affaire, Bernard-Henri Lévy, que d’aucuns vont même jusqu’à qualifier, au regard de ses relations privilégiées avec Nicolas Sarkozy, de deuxième « Ministre des Affaires Etrangères ».
Entendons-nous : bien que je plaigne le pauvre Alain Juppé, et derrière lui le Quai d’Orsay tout entier, de se voir ainsi subitement réduit à un rôle de seconde zone, du moins en cet épineux dossier, je n’ai jamais nié l’importance, pas plus que l’efficacité, de l’engagement de Lévy auprès de ses amis résistants, à Benghazi, du Conseil National de Transition. Au contraire : j’ai même loué ouvertement, toujours en un de mes articles en la matière, son courage tout autant que sa cohérence. Mais, enfin, de là à faire croire, surévaluant sa fonction et exagérant son influence, à l’opinion publique (nationale et internationale) que c’est lui, ce « nouveau philosophe » n’entendant rien à la vraie philosophie (voir un certain Botul), qui aurait décidé la diplomatie française, et avec elle les puissants de ce monde (de l’anglais David Cameron à l’américain Barack Obama, en passant par l’italien Silvio Berlusconi : rien que ça !), à intervenir militairement en Libye, il y a de la marge : un énorme pas que tout esprit lucide et rationnel, honnête et objectif, nuancé et mesuré comme il sied à tout penseur digne de ce nom, ne peut certes franchir.
Quant aux procédés que Bernard-Henri Lévy utilise régulièrement pour convaincre ses interlocuteurs du bien-fondé de ses hasardeuses prises de position, et les embarquer ainsi tout aussi aventureusement en ses propres et seuls fantasmes idéologiques, le moins que l’on puisse dire c’est que, objets, de sa part, des plus audacieuses mystifications comme des plus frauduleuses manipulations, ils s’avèrent souvent emplis d’arguments aussi démagogiques que fallacieux. Ainsi, par exemple, d’Alija Izetbegovic, autrefois président des Bosno-Musulmans, qu’il lui arriva un jour, face à François Mitterrand, alors Président de la République Française, de comparer, n’hésitant pas pour cela à nier son fondamentalisme islamique, pourtant manifeste, au grand Salvador Allende en personne ! De même, ces jours derniers, pour les membres de ce fameux, et surtout très nébuleux, Conseil National de Transition, qu’il ne craignit pas de présenter à Sarkozy comme de très démocratiques « Massoud libyens » : comble de la supercherie lorsque l’on sait que feu le Commandant Massoud, loin d’être l’ange que Lévy veut bien nous faire gober, était le très autoritaire et parfois sanguinaire chef de guerriers, tout aussi fanatiques que leurs rivaux les Talibans (en Afghanistan) ou Mollahs (en Iran), appelés « Moudjahiddin ».
Mais, ayant publié il n’y a pas si longtemps une très sévère Critique de la déraison pure, essai où je stigmatisais précisément cette faillite intellectuelle des « nouveaux philosophes » et de leurs épigones, et ne voulant donc pas paraître par trop hostile au plus médiatique de leurs représentants, je laisserai donc à Michel Field le soin de commenter, en un parfait résumé de la situation, ce travers décidément récurrent, chez Bernard-Henri Lévy, puisque ce texte que Field écrivit alors pour sa rubrique hebdomadaire d’Info-Matin - papier qui n’a apparemment rien perdu de son actualité, ni de sa pertinence - date du 3 juin 1994 déjà, à l’époque, donc, de la guerre en Bosnie : « L’utilisation cynique de l’appareil médiatique (…), la caricature de la figure de l’intellectuel et de son engagement. (…). Cette impudeur à se servir d’une guerre pour poser en Malraux, en pastichant son lyrisme épique faute de s’inspirer de son courage physique, ces palinodies devant les objectifs à seule fin de croire, et surtout de faire croire, que l’histoire passe par soi ; cette pathologie du narcissisme sur fond de morts et de décombres… Tout cela soulève le cœur. A l’heure où des patrons sont mis en examen pour détournements de fond, qui mettra en examen (de conscience) certains intellectuels pour détournement de cause ? », vitupérait- il en effet, outré, en cette chronique intitulée, très judicieusement, Mise en examen (de conscience).
C’est dire si cette ultime envolée, par ailleurs très belle et même très noble, de Lévy, par où, en habile communicateur qu’il est, il vient de déclarer très astucieusement, à un grand quotidien parisien, que sa « seule légitimité », en cette funeste affaire libyenne, était celle de sa « propre conscience », sonne, malheureusement pour la défense des sacro-saints principes universels, comme une énième, d’autant plus dommageable pour la crédibilité même de l’engagement en tant que tel, (im)posture intellectuelle !
DANIEL SALVATORE SCHIFFER*
* Philosophe, écrivain, auteur de l’essai « Critique de la déraison pure - La faillite intellectuelle des ‘nouveaux philosophes’ et de leurs épigones (Bourin Editeur).
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