BHL, la Libye et le CNT : la stratégie de l’aveuglement ou la politique de l’autruche
Le régime actuellement en place en Libye - pouvoir aux mains du Conseil National de Transition - ne vaut apparemment guère mieux, en matière de respect des droits de l’homme, que celui que présidait l’ancien dictateur, feu le colonel Kadhafi. C’est là, en tout cas, ce que donnent légitimement à penser ces jours-ci, dans leurs diverses et très justes dénonciations, deux des organisations humanitaires les plus estimables de par le monde civilisé : Amnesty International et Médecins sans Frontières, qui vient par ailleurs de se retirer, en guise de protestation, de la ville martyre de Misrata, où les pires exactions, tortures d’une rare violence et exécutions sommaires, sont infligées quotidiennement, dans les prisons gardées aujourd’hui par d’obscurs groupuscules armés, aux anciens kadhafistes, au nombre desquels l’on compte surtout - signe d’un racisme de très mauvais augure pour l’avenir prétendument démocratique de ce pays - les populations noires subsahariennes.
Quant au respect des droits de la femme, mieux vaut même ne pas en parler tant cette inique charia que les nouveaux dirigeants du CNT entendent faire désormais appliquer, malheureusement pour le peuple libyen lui-même, les considèrent, du haut de leur intégrisme religieux (à l’instar des ayatollah de Téhéran, ceux-là mêmes qui ont condamné à mort par lapidation, pour un simple et hypothétique adultère, la pauvre Sakineh), comme quantité négligeable : sous le voile islamique, réduites à des ombres muettes et bien cachées sous ces cages ambulantes que sont les niqab, les belles et trop libres libyennes d’antan ! Et même : si elles tentaient d’aventure de s’y opposer trop radicalement, il y aurait bien quelque horrible barbu enturbanné, un mari maladivement jaloux ou imam incurablement frustré, pour les faire rentrer de force, en hurlant d’insanes mais tonitruants « Allah Akbar », sous leur anonyme, sombre et informe, cachot de tissu.
Ah, la belle et grande démocratie que nous promet cette Libye tant rêvée par cet imposteur philosophique, idéologue plus que penseur, qu’est Bernard-Henri Lévy, dont on aurait préféré qu’il continue même à accumuler ses bourdes botulistes – c’est tout dire, aux yeux des vrais philosophes – plutôt que de s’échiner à vouloir convaincre ainsi la terre entière, au prix d’arguments souvent aussi intellectuellement malhonnêtes que politiquement spécieux, de la très moderne tolérance de ses impayables, et surtout très démagogiques, amis du CNT !
Le pire, c’est que BHL lui-même, qui est moins stupide que ce que son narcissisme invétéré donne trop souvent à voir devant les caméras de télévision, n’est apparemment pas dupe, du moins à lire certains des aveux contenus en filigrane dans sa récente « Guerre sans l’aimer » (je passe ici sur l’emprunt aussi vain qu’abusif de cette historique et admirable formule d’André Malraux) de ces simagrées et autres balivernes des nouveaux maîtres de la Libye.
Mais voilà : comment justifier, a posteriori, cette colossale erreur, cet étonnant manque de sagesse et cette affligeante lacune de lucidité, que constitue son engagement tous azimuts aux côtés de ces dangereux rebelles djihadistes (sinon toujours al-qaïdistes), sans se livrer lui-même, pareil à un fautif s’adonnant sciemment à une obtuse fuite en avant plutôt que d’admettre humblement ses torts, à une encore plus prodigieuse mais foireuse, et d’autant plus consternante, stratégie de l’aveuglement ?
Car c’est bien la politique de l’autruche, bien plus que le discours de la méthode, que BHL, dont nul n’ignore plus la très dommageable étendue de son terrorisme intellectuel, pratique encore et toujours, jusqu’à aujourd’hui même, en s’entêtant, contre toute évidence et malgré l’abondance de preuves, à ne pas reconnaître, contrairement à ce que viennent de faire justement des institutions aussi moralement crédibles qu’Amnesty International et Médecins sans Frontières, que les chefs de cette nébuleuse politico-militaro-idéologique qu’est le très redoutable CNT sont peut-être pire encore, en réalité, que les plus sanglants des dictateurs… à savoir, dans le cas de la Libye, Kadhafi en personne : le comble pour nos sociétés occidentales, dont l’idéal démocratique aura été ainsi foulé aux pieds, purement et simplement, par un irrationnel mais puissant (quoiqu’il n’ait jamais que le pouvoir que les plus serviles de nos valets médiatiques veuillent bien lui prêter) philosophe de service, sinon de façade, voire de pacotille !
En ce sens-là, au vu de ce magistral mais catastrophique égarement de la raison, lequel épouse en outre les sinistres traits du négationnisme le plus abject tant il s’évertue à occulter les faits le plus dérangeants au regard de cet ordre ainsi préétabli, BHL, dont l’incompréhensible silence s’avère en la circonstance aussi lâche que coupable, ne fait-il jamais que perpétuer, hélas pour la désastreuse image de sa personne qu’il léguera ainsi à la postérité, cette funeste tradition, en ses divers fourvoiements idéologiques, que ce soit à l’extrême gauche (avec le stalinisme ou le maoïsme) ou à l’extrême droite (avec le fascisme ou le national-socialisme), d’une certaine frange de l’intelligentsia française, et singulièrement parisienne, qu’il fustigea par ailleurs, à bon escient, dans certains de ses anciens ouvrages.
Ce type d’erreur, décidément récurrent, dans le jugement de certaines de nos élites, le grand Raymond Aron, qui fut l’ennemi politico-philosophique autant de Sartre ou de Breton (à gauche) que de Maurras ou de Céline (à droite), le diagnostiqua, dès 1955, dans son fameux, et ô combien salutaire, « Opium des intellectuels » : essai, aussi rigoureux qu’incisif, où il s’en prenait plus directement là, entre autres crimes de l’esprit, à ce qu’il appelait, très péjorativement, « l’âge idéologique ».
Aron, précisément ! C’est encore lui, ce rare et précieux maître en clairvoyance tout autant que de courage, qui, y brossant là l’un des plus cruels mais sagaces portraits de celui qui n’était encore, en ce temps-là, que le plus célèbre de ces jeunes et « nouveaux philosophes », écrivit, en ses « Mémoires » (1983), cette terrible sentence, demeurée depuis lors, pour qui veut bien s’en souvenir, dans les très critiques annales, effectivement, de l’intelligentsia germanopratine : « Combien de Français échappent à la vindicte de ce Fouquier-Tinville de café littéraire ? »
Reste à espérer, en ces navrantes conditions, que cet absurde et fol éloge du CNT auquel BHL ne cesse de se livrer avec un aplomb défiant tout cynisme, ainsi qu’en témoigne sa très personnelle « Guerre sans l’aimer », ne finira pas par ressembler un jour, hélas pour notre humanité si souvent bafouée, à cette apologie à laquelle s’adonnaient autrefois de façon tout aussi éhontée, malgré la barbarie ambiante, les anciens adorateurs, fussent-ils de gauche ou de droite, des tyrans les plus insensés.
DANIEL SALVATORE SCHIFFER*
*Philosophe, auteur de « Critique de la déraison pure – La faillite intellectuelle des ‘nouveaux philosophes’ et de leurs épigones » (François Bourin Editeur)
Crédit Photo : Philippe Wojazer/Reuters
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