Certaines victoires ne donnent pas envie de lever les bras au ciel
Souvent, les personnes prises au piège de la folie judiciaire (c’est mon cas), par manque de recul ne prennent plus la peine de dire calmement ce qui leur arrive (ce n’est pas mon cas). Retour sur la décision récente du tribunal de Luxembourg de rejeter les demandes de poursuites de la BGL (Banque générale de Luxembourg, filiale du groupe Fortis) contre mes livres et films.
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Dire d’abord que ces deux procédures qui s’éteignent sont deux parmi vingt-quatre autres qui se poursuivent. Dire ensuite que si ces procédures concernant la BGL s’achèvent à Luxembourg, elles se poursuivent en France. Nos fortunés adversaires - je parle là de la BGL - avaient multiplié par deux les chances de nous abattre et avaient déposé les mêmes plaintes pour les mêmes motifs en France et au Luxembourg. Clearstream fait pareil, mais c’est une autre histoire. Cela participe de leurs tactiques éprouvées de harcèlement.
Il faut remonter à mars 2001 pour arriver aux origines de "l’infraction". Pascal Lorent avec qui j’ai réalisé les deux films sur Clearstream, et moi cherchions une preuve matérielle pour montrer que les archives de Clearstream pouvaient être utiles dans la reconstitution d’itinéraires financiers. Nous savions qu’il était possible à l’aide des microfiches de la firme de retrouver une aiguille fine comme une ligne bancaire dans une botte de foin informatique. Encore fallait-il se retrousser les manches. Ernest Backes, mon premier témoin dans cette enquête, s’en est chargé.
Il avait récupéré entre autres les microfiches de l’année 1991. Le 1er juillet 1991, la BCCI, une banque mafieuse anglo-pakistanaise surnommée la banque du crime et de la corruption, était liquidée suite à une énorme affaire de blanchiment d’argent de la drogue révélée en Floride. Des scellés et des chaînes étaient posées sur toutes les succursales de la BCCI dans le monde. Présente dans une centaine de pays (principalement en Asie), la BCCI, pour des raisons aisément imaginables, avaient basé le siège social de sa maison mère à Luxembourg. Backes est Luxembourgeois. Il savait, pour les avoir observées, que les activités de la BCCI s’étaient poursuivies après la fermeture de la banque et de ses filiales. L’étage d’un hôtel de luxe au cœur de Luxembourg avait été loué à cet effet. Il a retrouvé dans ses microfiches à la date du 8 août 1991 cinquante-sept transactions pour un montant équivalent à 15 millions d’euros. De la BCCI vers la BGL. Autrement dit, alors que les salariés de la BCCI étaient virés, que ses centaines de milliers de clients avaient leurs comptes mis à zéro, des clients anonymes et privilégiés de la BGL allaient récupérer au moins 15 millions d’euros. Voilà notre principale découverte.
Dans notre livre et notre film (1), nous avions indiqué que cette BGL était présidée par l’administrateur des comptes de la famille royale grand ducale qui avait elle-même l’essentiel de ses avoirs dans cette banque. Sans savoir si des liens existaient entre la BCCI et la famille royale luxembourgeoise (la plus riche d’Europe après la famille princière liechtensteinoise). Nous avions trouvé notre aiguille dans la meule de foin : la preuve que les comptes de Clearstream pouvaient servir à reconstituer des itinéraires financiers et être utiles en cas d’enquête fiscale et judiciaire. Il aurait suffi qu’une autorité fiscale ou judiciaire demande qui se cachait derrière les codes bancaires de la BGL.
Backes et un ancien juriste de Clearstream nous avaient assuré, devant témoins, que ces virements entre BGL et BCCI, via Clearstream, étaient illégaux. Terme que nous avons repris dans Révélation$ et dans Les Dissimulateurs. Avant d’écrire, nous avons envoyé des lettres recommandées demandant des explications sur ces virements aux PDG de Clearstream et de la BGL, ainsi qu’à l’administrateur judiciaire anglais de la BCCI. Aucun ne nous a répondu.
Les juristes et avocats de Clearstream et de la BGL ont vite trouvé la faille dans notre démonstration : le virement que nous pointions n’était pas illégal en vertu du droit luxembourgeois. En effet, un tribunal d’arrondissement de Luxembourg avait autorisé le liquidateur anglais à l’effectuer. L’information selon laquelle des clients privilégiés ont bénéficié de 15 millions d’euros (au détriment de centaines de milliers d’autres) n’est pas en cause ici. On nous a attaqué sur le choix du terme illégal.
Des plaintes en diffamation ont été déposées en France et au Luxembourg dès la sortie du livre et du film. Au pénal et au civil.
La BGL a été déboutée en première instance et en appel en France. Elle s’est pourvue en Cassation.
Au Luxembourg, la stratégie a été plus pernicieuse. Une juge d’instruction a été chargée d’instruire ce dossier. Elle y a passé beaucoup de temps, a entendu des dirigeants des trois banques, des policiers, des salariés. Nous n’avons été mis au courant de cette procédure qu’en mai 2006. Nous avons été "inculpés" pour calomnie et diffamation. J’ai été convoqué deux fois à Luxembourg et longuement interrogé. D’abord pour le livre, puis (comme si on n’avait pas pu me convoquer qu’une seule fois) pour le film. Pascal Lorent a été lui aussi mis en examen, ainsi qu’Ernest Backes. Ce dernier, à l’origine de "l’infraction", a assuré qu’il n’était pas responsable de cette information, que nous lui avions extirpé son témoignage. Magnifique dégagement en touche.
Le Parquet de Luxembourg, donc l’Etat luxembourgeois, a voulu correctionnaliser cette affaire. Nous devions passer devant un tribunal où nous risquions une amende de plusieurs dizaines de milliers d’euros pour avoir diffamé la BGL et Fortis (dont le président belge du Conseil d’administration, responsable au final de cette harcelante procédure, est Maurice Lippens).
Ma première réaction a été de ne pas me rendre à ces convocations. Mais les lettres recommandées et les huissiers se sont invités chez moi et chez Pascal à intervalle régulier. Finalement, sur les conseils de mon avocate à Luxembourg, Christel Henon, nous avons choisi de nous battre sur le plan du droit. Des conclusions ont été rédigées, contredites par les parties adverses, re-rédigées, re-contredites. La décision de vendredi dernier (le 19 octobre 2007) portait sur des prescriptions. La juge d’instruction luxembourgeoise a trop laissé dormir son dossier. Notre livre et notre film sont assimilés à des œuvres de journaliste et le droit international nous a finalement protégés. L’instruction aurait dû être plus rapide. La BGL et le Parquet luxembourgeois ont été déboutés. Pascal Lorent, Ernest Backes et moi sommes définitivement blanchis du délit de diffamation sur ces faits précis à Luxembourg.
Tout n’est pas fini pour autant. La BGL vient de gagner en Cassation en France. Et un nouveau procès sera programmé en France en 2008. Sans que jamais, l’information essentielle (ce "cadeau" de 15 millions d’euros à des clients privilégiés) ne soit mis en cause.
Cela devient très difficile et très coûteux d’informer quand des puissances d’argent telles Fortis ou Clearstream sont impliquées. Est-il normal de voir l’appareil judiciaire, au Luxembourg comme en France, se mettre en branle avec célérité, dépenser tant d’énergie, pour satisfaire ces groupes financiers au détriment des journalistes et des citoyens ?
Je voulais prendre le temps d’expliquer pourquoi ma joie est mesurée à l’annonce de cette victoire. Vous dire aussi que si le comité de soutien n’existait pas et si vos dons ne nous avaient pas permis de nous battre judiciairement à Luxembourg et à Paris contre Fortis et surtout Clearstream, nous serions perdants aujourd’hui. Et silencieux.
D.R.
(1) Les Dissimulateurs (produit par factory et diffusé sur Canal+ en mars 2001) et Révélation$ (Les Arènes, mars 2001)
(2) Voir http://lesoutien.blogspot.com/ où plusieurs actions sont proposées.
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