Coke en Stock (XCI) : 23 ans après, retour à l’envoyeur
Le moins qu'on puisse dire, à ce stade, c'est que, pas davantage que le Venezuela, le Mexique ne se préoccupe vraiment de sa propre flotte d'appareils. On sait que le pays recycle, comme le fait le Venezuela et d'autres également, ses avions saisis aux trafiquants, pour en faire des avions des douanes ou de la police. Un événement fort récent (ça s'est passé hier, le 5 avril -nous sommes le 6 au moment où j'écris ces lignes-) va nous le démontrer. C'est l'incurie qui règne, ou le manque de suivi des fichiers des trafiquants potentiels, car on aurait pu éviter il semble ce qui vient de se passer... au milieu du Venezuela, avec un peu d'attention, côté mexicain ... les vénézuéliens, cette fois-ci sautant sur l'occasion de façon un peu plus intelligente que les précédentes (mais en laissant de belles zones d'ombre, encore une fois)...
L'affaire débute donc ce 5 avril dernier, avec l'annonce d'un crash, un de plus, dans le pays. Cette fois-ci, c'est au milieu de lac région nord du Venezuela, dans la province de Cojedes, nommé ainsi par la rivière qui le traverse et qui signifie "là où tout se fait". Une région de plaine et de savane ponctuée d'apamate, l'arbre emblématique du lieu (le Tabebuia, "arbre à trompettes roses" ou "calice du pape", qu'on trouve aussi à la Réunion), avec les "chênes rouges" (Zulia) et les "Orumo" (dans le Falcon).
C'est dans des arbustes que s'est répandu en pleine nuit un bimoteur, tuant trois de ses occupants, et laissant autour de lui des paquets de cocaïne éparpillés. Leur fastidieux ramassage va en comptabiliser pas moins de 863, dont le poids total atteint près de la tonne : cela fait 999 kilos exactement. Autrement dit, l'appareil avait été chargé à bloc : c'est en effet un Cessna Conquest dont on ne découvre qu'une moitié de fuselage resté intact, et que l'on reconnait grâce à la forme de ses hublots, bien caractéristiques (l'avion en a de petits, car il est pressurisé et vole avec un plafond de 10 700 mètres). Ceux d'un Cessna 441 Conquest II, l'un des appareils préférés des trafiquants, dont certains ont utilisé la fiabilité de la monture pour traverser l'Atlantique avec jusqu'à 600 kilos de coke à bord. La soute à bagages située à l'avant (comme sur le Conquest I) est faite pour contenir jusqu'à 300 kilos et fait 2,18 m3 !!! Bien entretenu, un avion pareil se négocie aux alentours du millier de dollars.
Sur certains sites, on tombe vite sur de la désinformation manifeste : l'un d'entre eux, pour présenter le crash, ne mélange pas moins quatre images d'accidents, dont pas une ne correspond (voir ci-dessus) : la plaque d'immatriculation est celle d'un Cessna, annoncé ayant emporté 97 kilos de coke et tombé à Aruba (c'est le Centurion LV-JOT enregistré en Argentine en 1991) confondu avec le biréacteur décrit dans mon article, les sachets de coke rejetés à la mer devant Aruba par ce biréacteur crashé, l'accident du Mac Donnell Douglas MD 82 de la West Caribbean, le 17 août 2005, et un paquet de coke attribué parfois au tout dernier accident, sur d'autres sites. Un autre montre encore une autre image... ne correspondant pas, celle d'un autre Cessna ; c'est celui tombé au Pérou en novembre 2013 !!! On ne sait qui cherche à tout mélanger, presse ou gouvernement, mais le résultat est là... la confusion est totale (ici encore une autre photo et là encore une autre). Un autre site mélange les paquets de coke étalés dans la rue avec une vieille photo de crash en Apure... ou plutôt d'un avion dynamité sur place .. Qui donc cherche à tout mélanger, voilà la question...
La fameuse soute à bagages de l'avion écrasé, on la cherche encore : sous l'impact, tout l'avant a éclaté, et les centaines de paquets se sont envolés un peu partout dans les sous-bois. On ne sait si tout le chargement y était, mais ce serait étonnant : l'appareil aurait eu de sacrés problèmes de centrage !!! Toujours est-il que tout l'avant est broyé, et que, consécutivement, les trois occupants ont été tués à l'impact. On ne sait à quelle vitesse il volait, mais cela a dû être effroyable. Aucune trace des moteurs ou des ailes. L'avion a été pulvérisé... mais bizarrement, aucune trace d'incendie alentour, et pas d'arbres décapités, sur les clichés gouvernementaux (sauf ici). Sur une autre photo, on aperçoit en fait qu'un demi-fuselage, l'avant et la queue manquante, et toujours pas d'arbres brisés autour. Etrange phénomène.
Mais ce qu'on en distingue permet vite de retrouver de quel appareil il s'agît, grâce à ses décorations extérieures, déjà aperçues quelque part. C'est bien un Conquest II ; basé à San-Antonio au Texa où il a été mis en vente. L'engin est donné pour 9 508 heures de vol, et semble en parfaite condition, il a été révisé par des techniciens de Cessna, affirme Sun Jet Inc, qui le vendait il y a quelques mois encore (l'annonce avait été faite le 19 juin 2014 exactement). Sur la photo, il est même tout simplement magnifique !!! Et aujourd'hui complètement réduit en miettes ! Les autorités vénézuéliennes, arrivées très vite sur place pour faire un coup médiatique (sans parler cette fois d'un avion "abattu"), étalent consciensieusement les paquets de coke dans un rue. L'effet est impressionant, à se demander si tout ça pouvait entrer dans un Conquest...
Rien ne manque en effet pour la conférence de presse chargée de décrire ce qui s'est passé, qui a lieu dès le lendemain de l'accident. Sont présents les militaires du de la Zone 32 de la Guarde Natiionale Bolivarienne (CZGNB), et le général Néstor Luis Reverol Torres (élevé récemment au rang de major général) qui s'est déplacé en personne. A ses côtés il y a le maire de la commune, et tout a été effectivement bien préparé pour les journalistes. Une table contient les téléphones retrouvés, des portables ordinaires et trois téléphones satellitaires, et un GPS genre Garmin. On signale que l'avion se dirigeait vers les Antilles Anglaises, avant de s'écraser. La présentation du commandant général de la Guarde Nationale est particulièrement rodée : deux passeports sont montrés, tous les deux mexicains, parmi les trois victimes retrouvées (mais aux corps non montrés) et le général évoque les habitants, qui ont entendu l'avion en pleine nuit au dessus d'El Baul (appelée aussi Girardot). Il cite aussi les noms des pilotes et du passager décédés, retrouvés pour deux d'entre eux sur leurs passeports : Francisco Javier Engombia Guadarrama, Philémon Norberto Miranda Perez, "ce dernier muni d'une carte qui vous identifie comme un pilote de l'aviation mexicaine" affirme-t-il en la montrant, effectivement.
Le passager devant être Bernardo Valdez Lisey, selon d'autres documents retrouvés à bord. La conférence est particulièrement bien soignée ; comme si on voulait semble-t-il effacer les communications désastreuses de Vladimir Padrino López. Bien préparée, en effet, car dès le début, Torres annonce qu'il a déjà retrouvé l'appareil, et il donne même sa photo de sa mise en vente, affichant clairement son immatriculation. C'est bien le XB-KGS texan qui s'est écrasé... à se demander comment Torres a fait pour tout avoir en mains aussi vite... son collègue maladroit étant occupé à faire la chasse aux contrebandiers de pétrole, une activité moins reluisante (et moins lucrative, car le pétrole est plus encombrant que la coke). Le nouveau combat de Maduro, en fait, pour détourner l'attention de son peuple. Cette nouvelle affaire d'avion sent à nouveau le faisandé. Mais Torres est bien meilleur orchestrateur de la propagande. Ici, pas d'avion "abattu", mais un "étalage" médiatique, pour signifier que le gouvernement est bien censé lutter contre la drogue.
La diligence avec laquelle le pouvoir a traité l'affaire est étonnante ; certains diraient même suspecte, tant son règlement a été rondement mené. Mais il y a autre chose avec cette affaire : l'avion lui-même, qui nous réserve une autre surprise. Son immatriculation, on l'a vu, est celle d'un Cessna qui avait commencé sa carrière sous l'intitulé N6855L nous rappelle le site spécialisé Scramble.
Mais sa carrière a connu après quelques chamboulements. Il s'est en effet retrouvé être l'un des 5 Cessna achetés par Norving, du 22 mars 1983 au 22 septembre 1988 sous l'inscription LN-VIB (ici son collègue LN-KAP) ; cinq années passées dans le grand froid norvégien !!! A son retour, le voilà au milieu du Pacifique, dans l'ile Norfolk, un volcan émergé proche de l'Australie, où il rejoindra un Beech Super King Air (VH-IBC) ; le premier dans la région. En 1990, il repart vers l'Amérique du Sud, acheté par Calamar Colombia - Aerotaxi de Calamar Ltda, une société colombienne qui le baptise HK-3562X puis HK-3562 (HK = Colombie) quand elle change de nom pour devenir Calamar Ltda.
La société d'avions-taxis colombiens vivote, avec son vieux Beaver HK-1104, par exemple (racheté au gouvernement colombien, passé ensuite chez Frontera !) et l'argent ne rentre pas. Pas pour longtemps, on lui a trouvé un nouvel emploi. Illicite. On lui colle vite fait une fausse immatriculation, américaine, et le voici s'envolant vers le Mexique, après un arrêt obligatoire au Venezuela, comme le relate la presse du 13 décembre 1992. C'est à dire que ce qu'on a redécouvert dans les années 2007 est une redite complète : les narcotrafiquants ont toujours agi de la même façon !!! L'avion de 1992 s'était posé lui aussi en pleine Apure, le temps d'y charger une tonne de coke ! "Un porte-parole de l'institution a indiqué que c'est le plus grand coup porté au trafic international de drogue a été effectuée dans cet État au cours des deux dernières années. L'avion colombien saisi, a décollé de Bogota, s'est envolé de Maracaibo (Venezuela) et est entré au Mexique sur la côte des Caraïbes, au sud-ouest du pays. Le bureau du procureur général de la République (PGR) a reçu un avis du système continental d'alerte rapide, avec la collaboration des pays de la région et des officiers ont attendu l'équipage de l'avion à l'aéroport international de Merida, capitale du Yucatan, La police a eu un bref échange de tirs avec les trafiquants de drogue et ils ont fui avec ses complices dans un camion, selon le porte-parole. Dans le Cessna 441 enregistré N670W, 43 colis ont été trouvés, des colis contenant 20 à 25 paquets de cocaïne transformée en Colombie et 14 bidons avec une capacité de cinquante litres de kérosène." Coke et essence, dans un bimoteur rapide : le même scénario que pour nos "Mermoz" !!! La tonne de coke du jour est donc de retour, 23 ans après, par le même avion (*) !!!
Faut dire qu'à l'époque on voyait aussi grand que maintenant, sinon plus : "le matin du 11 Mars 1995, une autre Caravelle, avec un drapeau colombien peint sur le fuselage, a été localisé dans la ville de Punta Baja, près de Hermosillo, dans l'État de Sonora. Deux avions du procureur ont suivi la narcojet et même filmé l'atterrissage et lorsque la cocaïne a été déchargé sur des camions, mais ni l'armée ni la police n'est arrivée à temps pour attraper les trafiquants. Une autre Caravelle a été trouvé à la fin de 1995, à moitié brûlé et enterré dans Baía de Todos os Santos, en Basse Californie... (pour les Caravelles de coke, voir ici). Pablo Escobar sera éliminé le 13 décembre 1993. L'illustration est celle d'un extrait du rapport du GAO du 12 juin 1996.
En novembre 1995 il décide de fermer définitivement 26 entreprises et ateliers d'aviation, de suspendre de vol 22 compagnies aériennes régionales et adresse une amende à 11 d'entre elles pour violation des normes en vigueur. Le chef du bureau du transport aérien de l'aviation civile, Héctor Hernán Rios Ospina, répondant (enfin) ainsi alors aux directives de la Federal Aviation Administration des États-Unis (FAA), lassée de voir des avions poubelles colombiens circuler. A droite, le DC-3 (C-47B-20-DK) de Tala Colombia, immatriculé HK-2581qui s'est écrasé à La Montanita en Colombie en novembre 1999..."Les grandes entreprises affectées par l'annulation des permis étaient les taxis aériens, les, cargos ou qui contenaient des services spéciaux, mais qui n'avaient pas activés pendant plus d'une année.
Il s'agit notamment d'Aeromar, de Western Aviation, d'AR, de Caraïbes, d'Icaro Airlines (de l'Equateur, elle arrêtera en 2001), d'Aeroagro, d'Aerocartografía, de Servialas de la Colombie, de Sala, des Hélicoptères de pétrole de la Colombie, de Cadena Líder de Colombia, d'Airfrontier, d'Avi, des Compagnies aériennes San Martín (LAS), Wasp, Aerocafé, Aereoatta, Aeroexpresos Cocuy, Valley Air Services (Sava), et d'Asociación de Fumigadores Afiliados y Transportes Aéreos Latinoamericanos (Tala)". Calamar l'a échappé belle, pense-t-on, mais pas pour longtemps : la suspension des licences de 18 sociétés de taxi aérien et aussi annoncée dans la foulée : celles d'Aviación del Sur, Aerval, Tasa, Tadul, Líneas Aéreas del Norte de Colombia, Taxi Aéreo del Baudó, Viarco, Aerogolfo, Fumillanos, Agrícola de Servicios del Meta, Lar, Helicóndor, Calamar, Taxcar, Alcom, Aeroplas, Transcaribe y Fanat... le Conquest 441 n'est déjà plus là : il a été saisi par les douniers mexicains.
Comme d'habitude au Mexique, l'avion est reversé à l'équivalent des domaines, comme prise de guerre, à savoir là-bas au bureau du procureur général de la République (PGR) qui en fait le XC-AA12, puis le XB-KFC, aperçu ici en 2007 à l'aéroport International Benito Juarez de Mexico. Après de bons et loyaux services, le PGR décide de le vendre, en le mettant aux enchères, comme on a pu le voir pour un autre appareil ici-même (avec le XB-MNX, l’ancien XC-JAL, un avion ayant appartenu au gouvernement mexicain, de l’Etat de Jalisco**). Le procureur avait mis en vente des avions à la suite d"un article d'El Siglo de Durango, qui en 2004 avait mis en garde contre la situation précaire de l'agence d'exploitation de la flotte, indiquant que 65% n'étaient pas utilisés ou en mauvais état. Revoici donc notre vaillant Cessna 441 revendu à un broker texan, qui a flairé la bonne affaire : l'appareil est réputé solide, et celui-ci est encore en bon état. On l'annonce donc sur le net et dans la presse spécialisée, devenu XB-KGS. L'avion des trafiquants de 1992, devenu avion des policiers, est redevenu avion de trafiquant, 23 ans après. Pour finir définitivement cette fois avion de trafiquant...
(*) voir "Coke en Stock (LXXVIII) : un second jet en janvier dernier"
(**) pour Scramble, si le N670W , une immatriculation inventée par les trafiquants, celui arrêté en 1992 au Mexique est bien celui qui devient le XC-AA68 et le XC-AA71 du PRG, c'est aussi bien celui qui deviendrait le XB-KFC ; mais avant tout cela l'appareil aurait été le HK-3595 et le HK-3595X d'Aerotumaco Colombia - Aerotaxi de Tumaco Ltda, lui même au départ N696AM et N2725D au début de sa carrière. Cela ne change rien à l'histoire. Aerotaxi Tumaco est cité ici, possédant le registre 1AZ.
http://www.bjtonline.com/sites/default/files/pdfs/conquest_ii.pdf
http://compair.aviationresearch.com/database_files/TheImage_143.pdf
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