Comment échapper à la zombification victimaire des humains ?
« Un clou manquait et la bataille fut perdue. » Ce proverbe anglais dit la fragilité de tout « système » même le plus puissant de sorte qu’un empire peut être perdu parce qu’un message n’est pas arrivé à temps, faute de messager, faute de cheval, faute d’une chute, faute d’un fer, faute d’un clou qui s’est fait la malle.
Cette fragilité a pour nom scientifique criticalité ou criticité et elle concerne toujours les empires modernes dans lesquels le cheval reste vapeur alors même qu’il se fée électricité.
Si je joue ici gentiment sur les mots c’est afin d’attirer l’attention sur ces clous minuscules qui n’ont l’air de rien mais qui tiennent notre civilisation en aidant à communiquer le sens autour duquel nous ne devons pas manquer de nous rassembler si nous voulons faire société, c’est-à-dire, persévérer dans le « vivre ensemble » ... en paix !
Le pessimisme ambiant aidant, il me semble voir ces clous symboliques tomber les uns après les autres de nos « petites boîtes très étroites » dans lesquelles l’individu post-moderne s’efforce de bâtir sa vie sans voir qu’il s’agit avant tout de cercueils. Ceux-ci, faute de clous, justement, se désintègrent lentement mais sûrement, laissant apparaître une foule de morts-vivants en procession vers leur apocalypse.
Suis-je le seul à penser que la société occidentale a atteint un état critique — ou même supercritique — dans lequel chaque mot-clou perdu apparaît susceptible d’amener une catastrophe par l’enchaînement fatal de la violence qu’engendre la perte du pouvoir de communiquer, de s’écouter, de se comprendre et de s’accorder.
Que l’on parle de haine, de phobie, de victime, de colonisation, de discrimination etc. tout se passe comme si nous étions tous acharnés à valider l’hypothèse du chercheur Per Bak d’une auto-organisation de la criticalité qui mènerait fatalement tout système complexe loin de l’équilibre jusqu’à un point de bascule, un changement d’état plus ou moins catastrophique, au sens mathématique mais aussi social.
Encore une fois, il semblerait que nous y soyons parvenus sous le rapport de la langue et, en particulier sous le rapport du discours victimaire consistant à dénoncer tous azimuts des violences généralement invisibles faites à tel ou tel groupe de personnes ou même tel ou tel individu particulier.
Sous ce rapport, il serait à peine exagéré d’affirmer que nous ne sommes plus seulement une société liquide mais plutôt une société dont la liquéfaction résulte de cette zombification que j’évoquais plus haut et, donc, d’une forme de pourrissement d’autant plus inquiétante qu’elle affecte le langage, c’est-à-dire, encore une fois, l’outil n°1 d’apaisement des sociétés humaines via une pratique du dialogue qui semble de plus en plus compromise dans la post-modernité victimaire où chaque camp bombarde l’autre avec ses « victimes » [1] favorites, en véhiculant de plus en plus d’accusations ineptes.
Par exemple, dans l’émission de radio Grand Bien Vous Fasse du 24 juillet intitulée « Manuel ou cérébral ? Est-on vraiment l'un ou l'autre ? » l’animatrice a cru devoir introduire le sujet par cette plainte étonnante... :
« Combien de fois avons-nous entendu « t’es pas dégourdi.e », « T’as deux mains gauches »… Expression totalement discriminatoire à l’égard des gauchers par ailleurs. »
Selon quelle logique peut-on juger l’expression « deux mains gauches » discriminatoire pour les gauchers ? Je ne le vois pas du tout alors que je suis moi-même gaucher. Serait-ce parce que j’ai eu le temps de comprendre que la main gauche des gauchers n’est pas gauche, elle est adroite ?
En effet, seuls les droitiers ont des mains gauches gauches. De sorte que l’expression avoir « deux mains gauches » est à comprendre dans le contexte de la prépondérance des droitiers au sein de la population. Les gauchers sont l’exception qui confirme la règle selon laquelle les mains gauches sont gauches. Ils ne sont pas concernés par les problèmes qu’ont les droitiers avec leur main gauche et il n’y a donc là aucune discrimination à leur égard.
La question qui se pose à présent c’est de savoir si la distinction gauche / droite devrait être vue comme une discrimination du fait des connotations négatives qui peuvent lui être associées de part et d’autre. Le fait est que ce qui est gauche n’est pas droit et les gauchers pourraient s’en plaindre mais quoi de plus sinistre actuellement que de se retrouver à l’extrême droite ? Faudrait-il rééduquer les droitiers ?
Vous l’avez compris tout cela est insensé et la question se pose de savoir jusqu’où la pensée victimaire va-t-elle nous mener en creusant ainsi ses galeries ineptes dans le socle d’une langue dont nous avons tant besoin ?
On ne peut qu’être inquiet. C’est pourquoi je me suis mis en quête d’une réflexion scientifique sur le victimaire afin d’en mieux comprendre la nature et surtout de voir par quels moyens intellectuels il serait possible de le contrer.
Sur Google « théorie du victimisme » n’a donné aucun résultat, seulement une suggestion pour une étude qui, d’emblée, m’a emballé. En lisant ce qui suit, il me semblait que l’essentiel était dit et qu’on allait pouvoir sérieusement se mettre au travail, si je puis dire :
« La différence entre la victime « non-construite », réelle, pour ainsi dire, et celle qui est construite par les moyens discursifs et audio-visuels, réside dans l’intentionnalité. Les victimes qui revendiquent ce statut ou les médiateurs qui le font au nom des victimes sont ceux qui peuvent et veulent se montrer souffrants en discours et en image. La monstration de la souffrance est supposée provoquer dans la société contemporaine le sentiment de compassion et, dans certains cas, d’indignation à l’égard des facteurs (humains ou non) qui ont amené la ou les personne(s) à l’état « victimaire ». L’état de « victime » crée une rupture dans l’ordre du monde, car ceux qui sont considérés comme victimes se trouvent dans une position inférieure à la normale. Quelque chose est dégradé de leur état et cette dégradation doit être réparée par ceux qui se trouvent dans la position supérieure, ceux dont l’intégrité n’a pas été touchée. Pour que les victimes bénéficient d’une réparation (la reconnaissance officielle de leurs souffrances, le châtiment des coupables de cette souffrance s’ils existent), il faut disposer d’arguments pour faire adhérer les autres à la cause des victimes. L’argumentaire rationnel seul ne suffit pas, car il peut être réfuté par un contre-argument qui met en cause la validité de l’argumentation. En revanche, il est beaucoup plus difficile de réfuter ou d’invalider l’émotion. Par conséquent, l’argumentation « victimaire » ne peut pas se construire uniquement sur le logos. Il faut que la souffrance soit mise en scène et qu’elle touche l’autre, qu’elle provoque un stimulus émotionnel pour que l’autre agisse. (C'est moi qui souligne.)
D’autant plus que l’auteure posait ensuite LA bonne question :
Lorsque l’on parle de victimisation, il s’agit de transformer quelqu’un (ou soi-même) en victime. La transformation implique le changement d’identité ou de statut : on se transforme en victime ou on transforme l’autre en victime moyennant des procédés de mise en scène des émotions, d’une élaboration des discours et d’une monstration des images qui provoquent la compassion et l’indignation. La souffrance des victimes, lorsqu’elle en vient à être publiquement reconnue, permet d’obtenir des droits, d’occuper une place au sein de l’espace public, de recevoir une visibilité et une certaine forme de pouvoir. La « victimisation » serait dans cette perspective une opération argumentée consciente (ou non) consistant à se présenter ou à être présentée par un tiers comme victime afin de bénéficier de droits, de reconnaissance, de bénéfices réels ou symboliques. La victimisation serait-ce alors une manière de tirer profit de la souffrance réelle ou imaginaire ?
Bref, j’étais enthousiaste et, anticipant une suite à l’avenant, j’ai voulu de suite exprimer ma gratitude [2] à l’auteure que je me suis empressé de rechercher sur internet.
Quelle ne fut pas ma surprise en découvrant alors son attaque en règle de Natacha Polony sur Tribune Juive puis sur une multitude de plateformes où des universitaires comme elle intervenaient vigoureusement en défense d’Israël, prouvant si besoin était que l’université n’est pas vouée à l’islamo-gauchisme.
Les tropes victimaires pullulaient dans son discours, traduisant une étrange absence de retenue et, imitant en cela l’auteure, je parlerais même d’un abandon au pathos (émotion) dans un parfait mépris du logos (raison)... :
« La seule chose que produise la bande de Gaza est la haine »
N’y a-t-il pas matière à s’interroger lorsqu’une chercheuse qualifiée, une linguiste supposée maîtriser sa langue et peser ses mots mieux que quiconque, verse dans la démagogie militante d’une manière quelque peu outrageuse ?
Ainsi que René Girard aimait à le rappeler, la corruption du meilleur est la pire (corruption optimi pessima). Et il est donc consternant de la constater au cœur même du dispositif savant supposé nous armer justement contre les dérives du pathos par la précision du logos.
Je n’ai personnellement rien contre Yana Grinshpun que je ne connais ni d’Eve, ni d’Adam mais il est clair qu’une large part de son article expose et explique excellement les procédés (victimaires) d’auto-victimisation [3] et comment ils sont relayés par les médias — avec, par exemple, la citation de Charaudeau (2011:164) ci‑dessous [4] — en les illustrant exclusivement sur le versant islamique et/ou palestinien alors qu’ils correspondent aussi très bien au versant sioniste... :
Quel que soit le dispositif, c’est l’instance médiatique qui en a la maîtrise totale imposant le point de vue selon lequel sera traité le thème, en reléguant les invités, qu’ils soient hommes politiques, experts ou simples citoyens-témoins, dans des rôles de faire valoir ou d’alibi : l’ensemble du dispositif est converti, volontairement ou non, en une machine à bloquer tout échange rationnel et explicatif sur la question traitée.
D’où le caractère passablement choquant de sa conclusion :
De ces exemples surgit une des propriétés essentielles de la victimisation : un mouvement par lequel ceux qui l’énoncent cherchent à disqualifier l’autre et cela tant par l’énonciation (« sur un mode accusatoire ») que par l’énoncé : « la victimisation immunise le juif contre toute critique et immunise par là même Israël »
Nous avons donc là affaire à la patiente et savante construction d’une position victimaire par la personne même qui serait censée en déconstruire les mécanismes. Quoi de mieux que cette attitude pharisienne, ce double langage donc — tout en « faites ce que je dis, pas ce que je fais » — pour discréditer complètement la pensée et nous laisser démunis face au pathos de l’indignation et du compassionnel à partir duquel la violence peut surgir à tout moment ?
On voudrait réduire l’individu post-moderne à l’état d’automate mental qu’on ne s’y prendrait pas autrement. Alors qu’il est déjà dominé par l’impulsivité consumériste le voilà à présent complètement soumis aux affects compassionnels narcissisants qu’il suivra sans rime ni raison puisque, justement, celle-ci semble définitivement perdue.
Il regardera ce que les médias et les réseaux lui disent de regarder, s’indignera de ce qui lui sera présenté comme inacceptable, puis il consentira aux actions qui semblent logiquement s’ensuivre et qui, depuis la nuit des temps, consistent à accabler le monstre désigné, coupable de tous les maux subis présentement et qu’il va falloir décapiter si l’on souhaite qu’enfin viennent les lendemains qui chante. Pensons par exemple à Poutine mais aussi à toutes les reductio ad hitlerum dont les bienpensants d’Occident usent et abusent.
Sauf que dorénavant le monstre est partout, il est au milieu de nous, il est l’ennemi à abattre, il doit payer et chaque camp l’hallucine dans le camp adverse de sorte que, comme des zombies et selon la vieille formule de Hobbes, nous marchons vers la « guerre de tous contre tous », chacun pensant pouvoir à bon droit accuser l’autre de haine ou de je-ne-sais-quoi pour en faire, de ce fait même un coupable, un monstre à dominer ou à éliminer.
Quand on voit ce qui se passe, là, maintenant et tous les jours, sous nos yeux, on peut se demander si nous avons besoin de la bombe atomique pour nous auto-détruire. Déjà, à en croire les écolo-réchauffistes, Oppenheimer peut dormir sur ses deux oreilles sans l’ombre d’une culpabilité. Il n’est pas, comme il le craignait, le « destructeur des mondes » qui aurait initié un processus devant irrésistiblement mener à l’apocalypse finale. Notre exploitation démoniaque de la Terre en raison de l’avidité cultivée par notre société capitaliste y réussirait très bien, semble-t-il.
Mais il y a surtout en l’Homme une propension contagieuse à la violence [5] contre laquelle les grandes religions n’ont cessé de nous avertir au travers de leurs eschatologies respectives. La criticalité auto-organisée semble dominer la psyché humaine et tout se passe comme si nous devions fatalement aller à la catastrophe — quitte, peut-être, à se faire tirer par les cheveux pour entrer dans la « der des ders ». Que l’on croit ou non à une telle destinée, il me semble qu’on ne peut pas ne pas se demander comment sortir de l’impasse épouvantable vers laquelle nous semblons plonger droit comme dans l’œil d’un maëlstrom.
Mon hypothèse est qu’on ne s’en sortira pas sans le langage, sans cette base essentielle de l’accord et donc sans s’accorder sur le sens des mots. Il s’ensuivrait que nous devrions envisager de nous doter de différents moyens de construire ces significations mais, cela va de soi, à l’écart des « puissances de ce monde » qui, manifestement, entretiennent l’incommunication présente et la violence qui en découle bien plus qu’elles ne s’efforcent d’y remédier.
Si je rappelle qu’il faut « diviser pour mieux régner », serai-je jugé complotiste ? Si je pense qu’une certaine élite veut nous « atomiser » dans tous les sens du terme, serai-je jugé complotiste ? Si j’en appelle, par exemple, à la constitution d’académies citoyennes authentiquement dévouées à la construction d’un sens commun issu d’un débat absolument libre car purement rationnel [6] — dans lequel nul pathos ne serait autorisé si tous ne le sont pas, de sorte qu’il serait sans impact sur la logique — serai-je jugé dangereux psychopathe ? Si j’en appelle à l’esprit de sacrifice et d’amour du prochain, serai-je jugé doux rêveur ou ringard qui n’a rien appris de l’Histoire ? A vous de me dire.
Voilà ! Je suis allé au bout de ma pensée présente. Je compte sur vous pour m’aider à l’améliorer autant que possible et, surtout, pour avancer vers le début du commencement d’une esquisse de solution à la zombification victimaire en marche.
[1] On doit l’idée de se « bombarder avec des victimes » à l’anthropologue René Girard qui traduisait ainsi la forme pervertie du « souci des victimes » qui domine actuellement nos sociétés. Cf. mon article « Le mythe de l’innocence des foules victimaires ».
[2] Le « topique victimaire » est, en effet, excessivement rarement traité dans le champ académique, au moins dans le pré carré (psychologique) que je fréquente.
[3] « Ils consisteraient à instrumentaliser la position de « victime » réelle ou construite pour en tirer des bénéfices réels ou symboliques. »
[4] Charaudeau, Patrick (2011) Les médias et l’information. L’impossible transparence du discours (Bruxelles : De Boeck).
[5] Grosso modo toute l’œuvre de René Girard y est consacrée.
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