« Connais-toi toi-même » : des conneries III La revanche de l’aliénation
« Pour survivre à la guerre, il faut devenir la guerre. » Conclusions du conflit. Proposition de traité de paix.
L’aliénation est un concept entendu majoritairement comme négatif, à l’expression péjorative, chez les penseurs majeurs des courants de pensée généralement recensés, chez les épicuriens comme chez les stoïciens, chez les libéraux comme chez les socialistes. La liberté ayant toujours eu le primat face à l’égalité, en étant une des conditions, c’est aussi parce que l’aliénation est considérée comme un danger au travail ou un danger pour l’esprit, une impossibilité chez le consommateur toujours en position de faire le meilleur choix, et certainement un frein à la libre entreprise qui suppose l’établissement d’un projet individuel forcément rationnel puisqu’il trouvera ses débouchés sur le marché. Il est également fascinant d’observer à quel point un être humain chargé d’en incarner un autre dans un spectacle rituel, théâtral ou cinématographique peut recevoir des éloges pour une performance purement instrumentale, tandis que l’homo sapiens du quotidien sera généralement réprouvé en manifestant une attitude qui relève d’une aliénation consubstantielle à sa formation même. Il est temps de rétablir l’aliénation à sa juste place.
L’aliénation n’est rien moins que la condition humaine de base, et le deviendra d’autant plus que les jours, les années, les siècles, les millénaires passeront. L’aliénation est une donnée par la naissance. Votre corps est le produit d’une semence et d’un œuf provenant respectivement d’un homme et d’une femme, eux-mêmes produits de semences et d’œufs et ce sur des générations et des générations. Le corps est certes indivisible, mais peu individuel, les qualités et les défauts du genre humain, genre inaliénable de son environnement naturel, sont présents en vous dès votre naissance, et prennent encore plus racine à l’allaitement où on vous introduit un élément étranger, le lait du sein de la mère, dans votre organisme. Si jamais vous n’êtes pas allaité par votre mère, vous buvez le lait de la terre, riche de ses éléments, de ses racines, de ses morts, de sa matière. Si votre corps déjà n’a rien d’individuel à la base, comment voulez-vous que votre pensée, riche du langage des autres développé et accumulé sur des jours et des années et des siècles et des millénaires le soit plus ? Pourquoi vouloir imaginer que votre âme soit distincte du reste ? A partir du moment où vous êtes là, vous êtes déjà autre. Pourquoi vouloir vous acharner à vouloir être vous-même ? Pourquoi vouloir vous connaître vous-même ? Le simple projet de vouloir vous connaitre vous-même est déjà une entrave à votre indéterminisme, et peut-être même à votre liberté, du moment que les grandes gueules la ferment. Les innovations apportées par des millions d’individus depuis l’avènement de l’être humain l’ont été par des personnes (du latin, masques) qui ont pris ce qui était à leur disposition à l’extérieur d’eux-mêmes et se sont amusées comme des enfants (du latin, des êtres qui ne parlent pas) avec ce qui était à leur disposition, soit des objets du monde extérieur. Les innovations les plus importantes sont apparues alors que le langage était balbutiant, que l’écriture n’existait pas et la culture inexistante. Pourquoi s’acharner avec le langage, pourquoi insister avec la pensée ? Vous avez vous aussi le droit de vous approprier la matière pour essayer, agir et, peut-être, innover. Dans le pire des cas, vous serez juste heureux d’avoir tenté.
La thérapie psychanalytique considère que le langage est libérateur, alors qu’il forme un système clos, ouvrez n’importe quel dictionnaire et vous constaterez que chaque mot est défini avec l’aide d’un autre. En dehors du champ des concepts abstraits, chaque mot expliquant un objet est, formellement comme fondamentalement, réducteur. Une pomme de terre restera un légume à tout jamais. Pour vous libérer de cette pensée absurde et peu libératrice, pensez que la pomme de terre est simplement une pomme de terre, et vous lui aurez rendu la partie essentielle de son individualité, celle qui vous est accessible à vous être humain. Il s’agit de faire la même chose avec vous-même. Vous existez au même titre que la pomme de terre et êtes libre d’expérimenter avec vous-même comme avec la pomme de terre (et… vous ne le savez pas, je vais vous dévoiler ce secret entre parenthèses, mais elle a aussi le pouvoir d’expérimenter avec vous), et cet acte ne constitue pas un principe de connaissance, puisque la connaissance vous conduira à l’aporie et à l’aliénation ultime par l’usage du langage, langage quotidien ou mathématique, qu’importe. Par la route de la connaissance, vous reviendrez à la porte de l’aliénation fondamentale, et si vous en jetez la clé, si vous n’y rentrez pas, vous ne saurez jamais ce qu’il y a derrière. Vous demeurerez à la frontière, déterminé à ne pas risquer votre individualité pour explorer un indéterminé qui se dérobera sans cesse. Comme le chantait le Prix Nobel de Littérature 2016, « celui qui n’est pas occupé à naître est occupé à mourir ».
Je ne souhaite pas me faire le laudateur de l’innocence perdue. L’innocence n’est pas perdue, elle est égarée, et donc, il faut la retrouver, la gagner à nouveau. Pour avancer, l’humain doit se défaire de toute prétention à l’originalité, de toute ambition de réussite personnelle, et il peut être aidé dans ce but en réalisant que quoiqu’il entreprenne, son action sera toujours le fait de son corps et de son âme individuels. L’être humain se doit d’inventer pour inventer et non pour exister. A l’heure où l’anonymat gagne du terrain par le moyen technique de la communication globale, ses chances de traverser les siècles dans la mémoire des humains de demain s’amoindrissent. L’Histoire deviendra un enseignement difficile sans grands personnages. Elle sera remplacée par l’histoire des idées, et ce n’est peut-être pas un mal. Nous rendrons peut-être l’Histoire aux joies de l’imagination et aux splendeurs des mythes. Au moment où j’écris, je me laisse guider par l’avancement du texte tel qu’il se dessine devant moi, et j’ai confiance qu’il parviendra à une fin ouverte comme tout ce qui est autre, tout ce qui est toujours à connaitre, tout ce qui n’est pas plein ou vide, tout ce qui ne se laisse pas appréhender, tout ce qui est un beau mystère qu’il ne faut pas dévoiler. Le mystère du sens de votre pensée ou de votre action est appelé à vous échapper, comme il est imprévisible de savoir à l’avance quelle va être la réaction d’un être aimé à votre cour, à votre cœur, ou la réaction d’un lecteur à ce que vous essayez de lui communiquer, si jamais vous êtes vraiment certain vous-même de ce que vous voulez dire.
L’aliénation est un don de la nature et de l’histoire de cette nature. S’aliéner, ce n’est pas se reconnaître schizophrène, c’est accepter sa condition et sa nature d’homme, vivant au sein d’autres êtres vivants. Chaque jour jusqu’à votre mort, vous mangerez de la nourriture qui vous sera étrangère, vous lirez des livres que vous n’aurez pas écrits, vous vous servirez d’objets que vous n’aurez pas fabriqués et encore moins conçus, vous utiliserez des mots dont vous affinerez la signification jusqu’à vous demander si cette signification vient vraiment de vous. Sachez néanmoins que vous tirerez une plus grande satisfaction de votre vie en vous aliénant de façon active, en prenant ce qui est à terre et en le transformant pour votre usage et celui de vos pairs. Guerroyez avec vos mains et vos yeux, battez votre cœur, agissez, le bonheur est à votre portée tant que vous n’y accordez aucune importance. C’est de cette façon que le feu a été découvert, et recouvert ensuite pour éviter de tout brûler. Le temps sera alors l’allié de votre espèce. Certainement pas le vôtre, car vous vous éteindrez tôt ou tard, du plus atroce des cancers ou du plus doux des sommeils.
Aliénez-vous. Vous ne le regretterez pas.
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