Courrier international : étonnante malhonnêteté de leur dossier spécial « La bataille des langues »
« Courrier international est d'abord un journal de traduction, tous nos articles sont issus de la presse étrangère (...) », comme l'indique la présentation du dossier.
Je passe sur les trois qui sont consacrés à l'ukrainien, tous alignés sur la vision des USA et de l'UE sur ce conflit.
Tous les articles sont intéressants, riches et instructifs. Là où le bât blesse, c'est avec l'avant-dernier « Ce que la diversité linguistique coûte à l'UE ». En lui-même, il pose bien les problèmes de l'UE, le coût de la traduction et de l'interprétation, plus d'un milliard d'euros par an, le nombre de langues en augmentation, récemment l'irlandais, le catalan, le basque et le galicien en attente, voire l'ukrainien selon Zélensky..., l'usage de deux langues de travail (anglais et français) sans que cela soit officiel faute d'unanimité sur le sujet.
La contradiction fondamentale est résumée d'une phrase : « Une chose est sûre, l'option qui consisterait à avoir une langue unique est utopique. Cela dit, l'anglais est de facto une seconde langue de travail. »
L'article enchaîne sur les espoirs placés dans l'IA, « Mais ces outils n'ont pas encore leur place à Bruxelles » et se conclut classiquement : « Voilà une bonne vieille manière, à la portée de tous, de contribuer à ce que les Européens se comprennent mieux : apprendre des langues étrangères » (C'est plus facile à dire qu'à faire !)
Mais alors, me direz-vous, si cet article sur les difficultés du multilinguisme de l'UE est assez complet, où voyons-nous une malhonnêteté intellectuelle ? Eh bien, dans les deux encarts présents dans cette double page.
Déjà, contrairement à l'ensemble du dossier, ce ne sont pas des articles de journaux étrangers : non signés, ce sont donc des ajouts de l'équipe éditoriale.
L'un parle d'un professeur de physique nucléaire de Séville qui « rêve de voir se créer une lingua franca en Europe », pour mettre « sur un pied d'égalité et même, à terme, inclure aussi petit à petit toutes les langues du monde. » Apparemment, tout occupé aux complexités de la physique atomique, ce professeur ignore que cela existe déjà, c'est l'espéranto ! Ne craignant pas l'incohérence (influence de la physique quantique ?), il « pense que la solution réside dans l'utilisation de l'intelligence artificielle en s'inspirant du modèle du doublage au cinéma. » A priori, il nous semble qu'il s'agit là de deux voies différentes, complémentaires mais différentes : une lingua franca d'un côté, de l'autre une application de l'IA, avec même « notre voix naturelle et nos inflexions (…) ».
Le deuxième encart, lui, présente l'interlingua, photo de son promoteur à l'appui. Or, comme la fiche Wikipédia l'explique en détail mais sans que ce soit explicitement dit, l'interlingua n'est finalement qu'un succédané de l'espéranto, conçu par un groupe de linguistes du début du 20e siècle qui n'ont pas réussi à faire mieux, mais en ont au contraire ôté la régularité, la simplicité, pour en faire une sorte de sabir.
Sabir est un terme souvent péjoratif ; il ne s'agit pas d'insulter l'interlingua – rappelons la définition d'un sabir. Selon Wiki : Un sabir désigne une langue née du contact entre des locuteurs parlant des langues maternelles différentes placés devant la nécessité de communiquer. Et selon
La langue française : Parler composite mêlé d'arabe, d'italien, d'espagnol et de français parlé en Afrique du Nord et dans le Levant. Il suffit de lire la fiche Wiki pour voir qu’il s’agit bien de cela, un sabir mêlé d’intercompréhension passive.
L'équipe rédactionnelle a donc choisi, dans un dossier sur la bataille des langues, le mur de Babel, d’ignorer, de boycotter jusqu’à la simple mention de la plus grande innovation dans ce domaine en deux siècles, la langue construite espéranto, neutre, régulière, basée sur les langues les plus répandues à l'époque de son fondateur, Zamenhof, à savoir latin-grec pour deux-tiers, germaniques pour un tiers des racines, avec une grammaire agglutinante qui est celle du chinois (mandarin), une régularité phonétique, et une prononciation du « r » roulé qui est majoritaire dans le monde (espagnol, arabe, russe, etc.). Pas la perfection internationale souhaitée par le physicien ci-dessus, qui est théorique et relève de la science-fiction, mais le meilleur outil en magasin à ce jour – selon les critères de neutralité, simplicité, efficacité, internationalité. Inversement, ils mettent en avant sa version dénaturée, ratée, pas fiable en traduction, difficile à apprendre car non réglée, qui relève plutôt de l'intercompréhension passive, du sabir des ports méditerranéens transposé dans l’UE.
Alors comment comprendre ce boycottage ? Volonté de ne pas déplaire aux lobbys de l'anglais ? Vieille méfiance française d'une ex-langue diplomatique - un des articles parle de sa gloire passée - envers l'espéranto ? Ou réticence instinctive du milieu professionnel qui y voit un concurrent , un risque de chômage ? Ce n'est pas à nous d'y répondre.
Toujours est-il que c'est un bel exemple de manipulation, ou comment fabriquer l'opinion sans réellement mentir, en présentant dans une objectivité de façade les alternatives à l'anglais, à savoir la traduction, le multilinguisme, l'IA, un sabir (dont "l'euroblabla"), ou une langue de communication simple et internationale, mais en ne disant mot de la plus aboutie, la seule crédible dans ce rôle ! C'est une façon peu glorieuse d'entériner le fait que la" bataille des langues" a toujours été, depuis des siècles, gagnée par le plus fort politiquement et économiquement, et qu'on l'accepte, sans pour autant vouloir l'écrire clairement, comme si l'on en ressentait une certaine gêne... La complexité du sujet méritait mieux que cette hypocrisie.
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