Culture vs. démocratie ?
Les écrits de Renaud Camus sur « La Grande Déculturation » présentent une série de constats alarmants sur l’état de la culture dans notre pays, désastres qu’il attribue aux excès supposés de la démocratie et aux concepts égalitaristes qui les fonderaient. Cependant, subsiste après lecture une question fondamentale : comment l’auteur peut-il définir ce qui relève de la culture ?
La culture comme discriminant social
Il est très significatif Renaud Camus affirme que le baccalauréat ne peut avoir une valeur si 80 % d’une classe d’âge le passe avec succès. Cette affirmation n’est pas simplement celle, vraisemblable, du fait qu’aujourd’hui l’examen n’est pas la marque de la maîtrise de certaines connaissances et compétences qu’il devrait être, sous-entendant que c’est au prix d’une baisse des exigences et non d’un effort d’amélioration des compétences des élèves que ces résultats ont été obtenus. Elle prétend que cela est de toute façon impossible, quels que soient les moyens employés, au vu de la proportion fixée.
Or, l’Histoire nous apprend qu’alors qu’autrefois seule une élite restreinte pouvait maîtriser la lecture et l’écriture, plusieurs pays sont parvenus, au bout de plusieurs siècles, à les enseigner presque à l’ensemble de leur population. De la même façon, il n’y a donc aucune raison logique objective pour que, si l’on fixe un contenu au baccalauréat en termes de compétences, on ne puisse pas faire en sorte qu’au moins à long terme la quasi-totalité de la population puisse y accéder.
S’il est possible que tout le monde puisse acquérir les compétences spécifiées par le baccalauréat et qu’il est tout de même impossible dans ces conditions que ce diplôme ait une valeur, c’est qu’il ne reste, toujours logiquement, qu’une possibilité : le diplôme n’aurait pas pour rôle de sanctionner un ensemble de connaissances, mais d’opérer une division de la société en deux groupes hiérarchiques, ceux qui passent, et ceux qui échouent. Selon cette vision, il est clair qu’un baccalauréat trop largement accordé n’a aucun sens, quelles que soient les compétences des élèves, car son rôle de sélection sociale aurait disparu.
Les connaissances sanctionnées par le baccalauréat ne pourraient ainsi pas être perçues pour leur valeur propre, à laquelle l’argumentation de Camus n’accorde aucune place, mais seulement comme leur valeur relative à leur aspect de discrimination sociale. De la même façon, on peut comprendre que les œuvres ne sont pas tellement appréciables pour elles-mêmes, mais surtout au regard du fait qu’elles sélectionnent le petit nombre d’individus qui savent les apprécier comme « cultivés ».
Culturel ou pas culturel ?
Renaud Camus et Alain Finkielkraut désignent fréquemment des genres qui selon eux ne peuvent être considérés comme faisant partie du domaine de la culture, comme le rap ou d’autres formes de musique populaire. Cependant, les raisons fondant cette affirmation ne sont jamais explicitées, et restent à l’état de questions censées mettre en cause le bon sens du lecteur. Une déduction qu’on peut en tirer est que c’est la tradition, s’exprimant au travers des habitudes enfouies dans chaque individu, et non par exemple la raison, exigeant l’explicite, qui sépare le culturel du non culturel. Ainsi, la musique et la littérature classiques font partie de notre culture, non parce qu’ils possèdent des qualités propres intrinsèques dont on peut faire la démonstration, mais parce que l’usage à travers le temps les a reconnus comme tels.
A la fin du livre La Défaite de la pensée, vieux aujourd’hui de plusieurs dizaines d’années, Alain Finkielkraut désigne la bande dessinée comme un des exemples typiques de ce qui ne peut être culturel. Cependant, alors qu’à certaines époques ce genre a pu être, comme l’est aujourd’hui le jeu vidéo et comme l’a été le dessin animé, désigné comme portant la fin de la culture, voir comme étant source de danger, il est aujourd’hui, à travers des festivals comme celui d’Angoulême, promu au rang d’art à part entière, faisant ainsi qu’il n’est plus de bon ton pour ces auteurs de désigner comme non culturel. Mais les remarques faites par certains auteurs aujourd’hui reconnus sont édifiantes : le manga et autres genres graphiques asiatiques, désignés comme non culturels, viendraient menacer leur art qui est lui véritable. L’acceptation, par l’œuvre du temps et de la tradition, de nouveaux genres dans le champ culturel, s’accompagne donc de la création d’une division interne, parfois très brutale, entre deux sous-ensembles, celui, nécessairement restreint, des œuvres dignes d’intérêt culturel, et celui des autres. L’élargissement du domaine culturel ne se fait donc que par création de nouvelles démarcations au sein des champs englobés.
De ceci, on peut conclure que la culture telle qu’elle est conçue par les auteurs tels que Renaud Camus et Alain Finkielkraut se définit comme pure différence entre « bonnes » et « mauvaises » œuvres opérée par la tradition, et non par exemple comme valeur objective positivement reconnue à des œuvres par la raison explicite, conformément au projet des Lumières.
Culture et démocratisation
En résumé, l’unique source du culturel serait donc la tradition, et son seul intérêt la discrimination sociale.
La conclusion est donc que culture fondée sur ces conceptions et démocratie aspirant à l’égalité sont par nature incompatibles. Pierre Bourdieu et Renaud Camus, pourtant d’idéologies assez radicalement opposées, se rejoignent d’ailleurs totalement sur ce point.
Cependant, une conception de la culture qui n’a pour objet que la discrimination en vue de sa propre reproduction, qui n’aura elle-même pour effet que des discriminations ultérieures, mérite-t-elle d’être défendue, ou doit-elle être au contraire vue comme pur moyen au service de la domination ? Il serait donc sans doute temps de poser les barrières et de réfléchir à une théorie réellement émancipatrice de la culture...
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