« Daniel est décédé »
C’est par cette phrase que mon gendre m’a appris la mort de mon ex-premier mari. Père de mes deux aînés. Walter et Ariane.
Il s’est baissé et a passé la tête par la petite porte de mon grenier, sans entrer. Sur un ton informatif. Sans aucun pathos. Comme s’il avait dit : « Les courses sont arrivées. »
Cette mort, nous l’espérions rapide. Depuis un an, quatre cancers, une chimio qui l’avait détruit, des AVC, une bouche qui pendait, un oeil aveugle et pour sa femme, un calvaire. La veille encore nous regrettions que l’euthanasie ne soit pas possible en France. La veille encore, je disais : « Oui, ce serait tellement mieux de lui permettre de finir dignement. »
Mais là, cette phrase « Daniel est décédé » qui aurait dû me faire dire : « C’est bien » m’a étouffée. J’ai dit stupidement : « Ah ! Bon ? » Comme si c’était étonnant. Dans l’impossible soulagement. Dans l’impossible douleur. Grand vide.
Et comme je restais abasourdie, face à lui qui restait calme, il m’a dit !
-On va chez Nicole. Tu viens ?
Daniel est mort à 13 heures. A 15 heures les pompes funèbres sont venues. A 16 heures le corps était enlevé. La maison était vide.
Cette promptitude, je ne l’avais jamais constatée, mes proches décédés étant morts loin de moi ou à l’hôpital. Mais là, cette situation était surréaliste. Si vite. Quelque chose de sale avait disparu.
Je me souvenais de toutes ces veillées funèbres, racontées ou filmées, avec l’arrivée de toute une famille, ces cierges autour du lit, ces vieux veillant le mort. Je pensais aux enterrements de la Chine ancienne à ces hommes grimpant sur les toits, hurlant par trois fois le nom du disparu, à ces pleureuses égyptiennes, à ces maisons ouvertes pour que les voisins viennent. Je pensais à ce que m’avait dit ce guide tunisien, à Djerba, qu’il n’y avait pas de pompes funèbres dans son île car c’étaient les amis et les voisins qui s’occupaient de l’enterrement. Mais là, il n’y a plus de voisins. Personne ne se connaît. Les familles sont éloignées. Il n’y a que les pompes funèbres qui viennent en une heure vous enlever vos morts défigurés par la chimio. Pour 3800 euros !
3800 euros ! Dans le désespoir on se rattache toujours à des problèmes secondaires. Enfin secondaires… Je pense à toutes ces familles qui vivent en sursis, qui sont tout à coup confrontées à un deuil qui les anéantit et qui doivent sortir 3800 euros ! Votre mari vient de mourir et vous discutez le prix ! « Non, pas ces poignées !... Les coussins de soie…Non.. ». Et comme il est dur de dire « Non » car on passe pour un salaud au plus profond de soi, et on dit « oui » en abaissant la tête entre ses larmes. Certes il y a des assurances. Norwich Union. Mais il y a surtout un commerce qui, dans une société qui explose, fait de la mort un moment de terreur et de honte. Que font-ils ceux qui ont peu d’argent ? Ils empruntent à Cetelem à 17% ? En fait quelques jours après Nicole a bien compris que ce chiffre 3800 aurait pu être inférieur. Mais comment marchander la dernière image de ceux qui nous quittent ?
Quelqu’un me dit :
-Walter et Ariane arrivent demain à 14h à Aix.
Bien. Ma fille cadette Anna-Eva ira les chercher. J’envoie alors un mail à mon fils Grégory qui est au Japon. Sa réponse arrive aussitôt.
« Marre d’être à 13000km et de ne rien pouvoir faire quand quelqu’un meurt. Je viens. J’ai un billet à 1000 euros. Je suis à Marseille mardi matin à 11H. »
Ce n’est pas rien pour lui, 1000 euros. C’est le prix d’un geste humain.
Comme, on le sait, le pire engendre le meilleur, ce décès va m’offrir ce qui ne m’est pas arrivé depuis deux ans, mes quatre enfants, ensemble avec moi.
Le deuil le plus horrible que l’on puisse connaître dans une vie est la perte de ses enfants. Non, qu’ils meurent, mais qu’ils fassent leur vie loin de vous. On a tant fait pour eux, ils ont été les dieux du temple, la joie de toutes les soirées, les rires de tous les anniversaires, le cœur de tous les projets et l’on a couru sur toutes les routes pour qu’ils soient habiles en tout. Ils ont appris les langues, la danse, la musique, le tennis ou le théâtre .Ils ont été préférés à tout, même aux hommes, pères ou amants. Et ils ne sont plus là.
Sans qu’il n’y ait rien à dire que cette phrase : « C’est la vie ! ».
Sans qu’on puisse être triste car ils sont heureux.
Non. Ce n’est pas toujours la vie. C’est la vie moderne car dans les vieilles vies, on restait plus proches.
Je dis tout de suite à ma fille :
-Je veux une photo de vous quatre et de moi.
Son ami est un photographe de talent et il a déjà fait pour moi de superbes photos de famille. Nana, ma dernière, la mosaïste, est aussi tranchante qu’un silex.
-Quoi ? Une photo ? Mais c’est n’importe quoi ! Tu sais pourquoi ils viennent ? Ils ne vont pas vouloir poser pour des photos !!
-Oui, mais moi, je veux une photo.
-Tu leur en parleras si tu veux. Mais c’est pas le moment !
-Je le veux.
C’est moi la gamine capricieuse.
Quand nous nous retrouvons mes quatre enfants et moi, la rareté est multipliée par le fait qu’ils sont sans leur famille. Nous sommes, autour de la table comme autrefois, eux et moi, dans l’insouciance d’autrefois, à faire assaut de bons mots. Dans ce concours qui fait que les uns emportent les rires des autres. L’humeur est à l’humour. On se lave des mauvaises pensées.
C’est alors qu’a lieu la fameuse séance photo. On me fait plaisir. On se retrouve dans mon grenier. Le lit est à peine rebaptisé. On s’installe en vitesse. Ca ne va pas être du grand art. Et pourtant elle est là cette photo qui sera éternelle. Cette éternité qui n’est pas pour nous, on l’a quand même sur un bout de papier.
Quelle fierté, pour un père ou une mère, que ses enfants, ses beaux enfants envolés, riches de leur talent, qui pour un instant, si bref, se retrouvent dans la maison de leur enfance. Que d’années dans une poignée de secondes. Que de souvenirs dont la plupart sont morts car on se souvient si peu. En un instant ma mémoire saisit un bouquet d’images des uns des autres . Et, la photo finie, quatre prises seulement, nous rions ensemble. Qui a dit quoi ? Qui a fait rire les autres ? A-t-on dit à Greg qu’avec ses chaussettes il gâchait la photo ?
Le lendemain c’est l’enterrement. Une crémation dans un de ces lieux modernes. Une grande bâtisse. Finie la grandeur des églises. Dieu est mort lui aussi.
Il y a plusieurs salons : le salon pivoine, le salon dahlia, le salon je ne sais quoi. Il y a une volonté de bien faire. Nous sommes dans une petite salle.
-Vous pouvez voir le corps.
Je ne sais pas pourquoi je dis « oui ». Parce que si je disais « non » ce serait lâche ou gamin. Quelqu’un qui ne veut pas voir la réalité en face. « Voir la mort en face ». Il est dans une petite pièce, cercueil posé sur des tréteaux, je m’approche et soudain je le vois. Méconnaissable. Un peu monstrueux parce que ce n’est pas lui. Etrange. Avec les lèvres ouvertes sur les dents. J’ai l’impression qu’il bouge, que la pièce bouge. Je suis là devant le grand mystère de la mort, dit-on. Bientôt tout va brûler. Le beau costume, le linon du linceul. Tout un pan de ma vie disparaît. Ces simples phrases : « Daniel et Nicole viennent ce soir ». « Tu as vu Daniel ? » « Daniel est passé ». On ne les entendra plus. Plus jamais.
Nous nous étions séparés après dix ans de mariage. Nous étions restés amis. J’adore sa femme. Je la vous, appuyée contre un mur. Elle porte un manteau rouge qu’elle a mis comme une robe de chambre. Elle va fumer de temps en temps. Soudain entre une fille qui se précipite dans ses bras en pleurant et ce sont les larmes de cette fille que je ne connais pas qui me ruinent. Celles de mon fils le Japonais aussi. Il était à Tokyo lors du tremblement de terre, venait à peine d’ouvrir un cabinet d’ostéopathie, tous ses projets ont été ruinés, il est parti au Canada, revenu à Hokkaido et ce qu’il pleure dans ce deuil qui l’accable c’est peut-être sa vie d’exilé fracassée.
On nous conduit très poliment dans un autre salon. Je pense que c’est boulot sympa, croque-mort. C’est le seul métier où personne ne va vous cracher à la tête en vous faisant des reproches. Ils sont très chics. On arrive donc dans une pièce claire. Nous sommes une trentaine. Et commence cette cérémonie qui n’en est pas une mais qui fait tout pour y ressembler.
J’ai repris mes esprits. Je me tiens bien droite ; On entend alors le premier air que Nicole a choisi. Le forfait de son enterrement lui permet de choisir deux airs à son gré. De la musique qu’aimait le défunt.
Dès les premières notes, je crève de larmes. Daniel aimait l’opéra. C’est un air de la Traviata. Je ne sais même pas lequel. Elle se meurt elle-même et toutes les morts se font écho, portées par cette musique sublime.
On dit qu’à partir d’un certain âge on pleure plus facilement. J’en connais la raison. On a tant de fois refusé de le faire. On a tant de fois été courageux, on a tant de fois serré les dents, les larmes que l’on n’ a pas voulu verser sont comme dans un congélateur et tout à coup, le temps passant, il n’y a plus de place et à la moindre tentative d’en rajouter, tout ruisselle. Je me liquéfie.
Je me demande un instant quel est ce monde où l’on souffre tant. Je me demande si nous ne sommes pas élevés par des êtres supérieurs invisibles pour qui nous produisons des émotions et qui s’en délectent. Après tout, les vaches ne savent pas qu’on les élève pour les manger. Ce sont peut-être des Idées dans le vaste ciel qui ont besoin de chair et qui se couchent sur nous, invisibles, quand nous pleurons. Se délectant elles aussi de la Traviata.
Ou bien, autre solution, nous nous croyons vivants mais nous sommes morts. C’est ici-bas un cercle de l’enfer de Dante. Un des moins épouvantables. Nous devons y expier des fautes pour lesquelles nous avons déjà payé pendant des milliards d’années. Nous étions déjà en Enfer du temps des dinosaures. Et là, on s’approche de la fin . Voilà pourquoi nous avons des mains, des lèvres et de l’amour. Plus un ciel bleu et des fleurs. Un encouragement à être sages pour en finir, vite, enfin aller au paradis !
Les soleils couchants
Revêtent les champs
Les canaux, la ville entière
De Hyacynthe et d’or.
Le monde s’endort
Dans une chaude lumière
Là, tout n’est qu’ordre et beauté, luxe, calme et volupté.
Je me remets à peine de mes larmes quand mon fils Walter s’approche du cercueil pour lire un texte qu’il a écrit. Il va réussir cet exploit de mettre de la joie et de l’humour au milieu de tant de chagrin.
Ah ! Oui, j’ai oublié de vous le dire : Daniel est mort un 1 avril.
Cher papa,
Tu nous impressionnes. Tu nous as quittés un premier avril. Il fallait le faire ! Il y a 365 jours dans l’année. Sur ces 365 jours, il y en a un, un seul de drôle et c’est celui-là que tu as choisi.
Je reconnais là ton sens de l’humour. Je trouve que c’est un jour qui te va bien, en tout cas plus que si tu avais choisi celui d’un saint !
Après des repas fastueux, après avoir échangé nos convictions philosophiques et religieuses, tu disais : « Moi, je suis athée. Je ne crois pas en l’immortalité. » Eh bien je crois qu’en choisissant ce jour tu nous as prouvé le contraire, tout en restant athée, ce qui est assez exceptionnel.
Ben oui, parce qu’avec cette date il y aura toujours quelqu’un qui mettra en doute cette affaire : « Quoi Daniel décédé un premier avril ! Mon oeil ! Ce n’est pas possible ! Je n’y crois pas ! »
Si ça ce n’est pas une forme d’immortalité !
Tu me disais que tu étais content de ta vie et que tu pensais l’avoir réussie, eh bien je crois que si tu étais là, tu dirais avec un grand sourire que tu as réussi ta fin. Et là-dessus je crois que tout le monde est d’accord !
La cérémonie se termine. Il pleut. Il n’ y a pas de livre de condoléances. Ce n’était pas compris dans le forfait. Pour 3800 euros, on ne peut pas tout avoir.
Nous nous séparons pour nous retrouver une heure après et manger ensemble. Ces fameux repas d’enterrement où les vivants sont heureux de ne pas être morts.
En attendant il me faut passer chez moi où ma mère est en train de mourir.
Il y a des périodes comme ça.
Heureusement qu’en ce moment, pour la première fois engagée politiquement, je suis toute à la joie de voir mon pays se réveiller. Avoir des projets. Parler enfin d’amour. Je vis des instants d’intense poésie. Sur ma voiture un auto-collant : Jean-Luc Mélenchon. Prenez le pouvoir…
Sur la route j’écoute l’Alleluia du « Requiem » de Mozart.
Il pleut. Je pleure. Je pleure . Il pleut.
Un coup d’essuie-glace.
Et le soleil au sommet de la route.
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