De Prague à Venise, cet été, entre cochon rose, tête de mort et vanités
L’heureux voyageur qui aura pu, cet été, sauter de Prague à Venise, aura fait provision de bonheur et de sagesse pour l’hiver. Il ne suffit pas à ces villes sublimes d’être l’incarnation même de l’art humain comme expression d’une volonté de pérennité défiant le temps destructeur. Elles ne cessent d’offrir au promeneur, sur une place ou en bord de canal des œuvres qu’accomplissent des artistes portés par ce même désir de durer.

Du 20 juin au 30 septembre 2007, la manifestation « Sculpture Grande » aura ainsi répandu dans le centre historique de Prague des statues à couper le souffle. Mais on ne risquait pas de le reprendre face à la statue funèbre qu’au même moment exposait à Venise la Fondation Pinault devant son siège, le Palazzo Grassi, pour accueillir les vaporetti bondés qui descendaient le Canal Grande.
Un cochon rose sur un plongeoir
Cette œuvre exhibée à Venise entrait toutefois en résonance avec l’un des chefs-d’œuvre exposés sur la place de la République à Prague devant « la Maison municipale » édifice exemplaire de l’Art nouveau, près de la Tour gothique de la Poudrière : on y voyait sur un plongeoir un cochon rose freinant de ses quatre pieds de cochon devant le vide pour ne pas faire la culbute de l’aventure dans « l’eau-delà ». Signée d’un jeune artiste tchèque Jan Kadlec, l’œuvre était ainsi commentée en anglais : « Ce n’est pas facile de sauter. Mais dans ce cas, ce serait une satisfaction. De toute façon, le cochon ne peut pas grimper au plongeoir. » (Voir photos ci-contre)
On entend d’ici les ricanements et l’ironie facile de ceux qui estimeront que l’eau et le goret, ça fait logorrhée, que la truie qui ne monte pas au plongeoir, touche au truisme, qu’on n’a plus à se demander si c’est de l’art ou du cochon et que le réflexe de survie de la bête sur la planche confirme l’adage connu : « Qui vivra ? Sinon le verrat ».
La tombe du plongeur de Paestum
On convient volontiers que pour une œuvre de ce souffle le commentaire officiel est un peu court. Mais le charme d’une œuvre est d’échapper à son auteur. On ne peut, en effet, qu’être saisi par cette représentation contemporaine de l’unique interrogation qui tourmente le cœur des hommes depuis toujours, où ne sommeille pas forcément un cochon. L’intericonicité est transparente, c’est le grand mérite de l’oeuvre : on revoit dans l’instant cette peinture gréco-étrusque retrouvée dans une tombe du Ve siècle avant notre ère, dans les environs de Paestum en Campanie, nommée pour l’image de son couvercle « la tombe du plongeur ». Est-il allégorie plus riche pour mettre l’homme en face de lui-même, loin des certitudes mythologiques fantasques ? Ce simple plongeon d’un homme nu, suspendu depuis 25 siècles entre terre et « eau-delà », ne fixe-t-il pas avec humour des limites raisonnables voire définitives au savoir humain ? Et prétendre en savoir plus au-delà de la mort, n’est-ce pas la première des vanités ? (Voir photo ci-contre)
Une allégorie renouvelée
À contempler le cochon sur le plongeoir, pourtant, on voit tout ce qu’on a gagné depuis : les matériaux sont aujourd’hui moins frustes ; on n’en est plus à couvrir de pigments la surface rugueuse d’une dalle ; acier, plastique, résine, voire taxidermie permettent une mise en scène autrement plus tonitruante qui capte l’attention du passant le moins docile. De son côté, la métaphore du cochon cramponné à son plongeoir rajeunit à sa façon l’allégorie gréco-étrusque qu’on pourrait trouver vieillotte : si on monte à un plongeoir, c’est bien pour se jeter à l’eau, non ? Cochon qui s’en dédit !
Une tête de mort devant le Palazzo Grassi
Il est curieux qu’à Venise, au même moment, la fondation Pinault, au Palazzo Grassi, ait choisi de poser la même question existentielle, non plus à la façon gréco-étrusque, mais à la mode chrétienne et même dans le goût olmèque du colossal. Sur un ponton trônait, en effet, tournée vers l’amont du Canal Grande, pour accueillir les nouveaux arrivants joyeux d’être à Venise, une tête de mort gigantesque. À bon entendeur salut ! La particularité de l’oeuvre venait du matériau d’où elle était tirée : rien que de la ferblanterie ! Seaux, brocs, casseroles, marmites étaient amalgamés autour de trois zones d’ombre dessinant orbites oculaires et fosses nasales, puis alignées au-dessous comme les dents du rire sardonique qu’on connaît à la mort. On ne peut mieux renouveler un poncif pictural séculaire ? Les fameuses « vanités » chères au livre biblique, « L’Ecclésiaste » pour lequel tout est vain en ce bas monde, ce qui, a-t-on dit, n’est pas la moindre des vanités. Contrairement à la tradition gréco-romaine qui fait d’une tête de mort sur une mosaïque ou un gobelet d’argent une invite à jouir le plus possible de l’instant (Carpe diem), celles dont l’Église catholique remplit ses temples, comme celles des tableaux que l’on voit par exemple entre les mains de saint Jérôme, un spécialiste de la chose, mettent en garde le fidèle contre la vanité des plaisirs de la vie. Elles lui rappellent la vie brève et l’urgente préparation de son âme à la vie immortelle de l’au-delà : de la peur doit naître la soumission. (Voir photo ci-contre)
La vanité d’un milliardaire
On conçoit que le milliardaire M. Pinault, ancien PDG de PPR (Pinault-Printemps-Redoute), parvenu au soir d’une vie bien remplie, soit très préoccupé du salut de son âme et de celui de son prochain qui prétend encore - l’inconscient ! - venir couler des jours heureux dans Venise, née comme Vénus de la mer, et qui fut la ville de tous les plaisirs. C’est une autre vanité qu’on lui concède. La ville de Boulogne-Billancourt, choisie primitivement pour accueillir sa fondation, doit mesurer aujourd’hui tout ce qu’elle a raté.
Mais le renouvellement de ce thème des vanités ne s’arrête pas là. Il va jusqu’à se moquer de l’industrie humaine dont M. Pinault lui-même a été un fleuron. L’artiste a dû dévaliser le magasin du Printemps pour la symboliser par ce fourbi de ferblanterie, matière roturière au regard de l’or et de l’argent. À quoi bon créer ces matériaux, paraît crier à la cantonnade la fondation Pinault sur le Canal Grande dans le va et vient incessant des vaporetti insouciants, si par votre industrie c’est votre mort collective que vous hâtez ! Venant d’un milliardaire, cette leçon de ferblanterie vaut son pesant d’or. Elle ne manque en tout cas pas de sel, surtout dans Venise qui depuis plus de 11 siècles se défend bec et ongles contre les coups de chien d’une mer toujours menaçante qu’elle a pourtant épousée.
L’heureux voyageur n’en voudra pas pour autant à Prague et à Venise de l’avoir amusé par ces variations saugrenues sur un thème que la peinture gréco-étrusque a traité avec économie et d’une manière si simple et si profonde qui caractérise le génie. On comprend qu’un artiste recherche le décor somptueux de ces villes comme écrin tutélaire. Il prend seulement le risque d’exposer une vanité qui ne puisse soutenir la comparaison avec l’art ancestral qui l’entoure, à pousser le cochonnet un peu trop loin. Paul Villach
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