De Victor Jara à Guantanamo : la même CIA (1)
L’actualité est comme ça : vous étiez en train de rédiger un sujet, et tout à coup tout s’interrompt par un mot magique. Celui du jour c’est Jara. Victor Jara. celui qui chantait « El Derecho de vivir en paz ». Oh, ce ne doit pas vous dire grand-chose aujourd’hui. Pour moi, si. Je n’ai jamais oublié cet homme, son visage sur ses photos en noir et blanc et ses chansons, comme je n’ai jamais oublié Salvador Allende, qui avait fait naître tant d’espoir dans le monde et qu’on a assassiné un 11 septembre 1973, voici donc 36 ans, comme on a assassiné Jara, qui a été fusillé au stade Chile (qui porte aujourd’hui son nom !), sans qu’on n’ait su jusqu’ici par qui exactement. Trente-six ans qu’on attendait de le découvrir. Or hier, 28 mai, un homme, José Paredes, âgé de 54 ans, qui n’était à l’époque qu’un tout jeune homme de 18 printemps, a soulagé sa conscience en avouant avoir fait partie du peloton d’exécution qui a fusillé le chanteur chilien. Oui, car à cette époque, on fusillait les chanteurs, et ce n’était pas pour rire ou une menace comme on peut l’entendre aujourd’hui à propos des sirènes actuelles, certains réclamant de faire passer Mylene Farmer devant un peloton d’exécution par respect pour la chanson à texte ou la chanson tout court. Non, à cette époque, on emprisonnait et on torturait celui qui avait eu le malheur de s’opposer par des textes seulement à une junte de militaires d’extrême-droite, dont Pinochet n’était qu’un des représentants, finalement. Tout le monde était alors suspect, avec eux. Précisons qu’auparavant les militaires chiliens avaient pris un malin plaisir à briser les doigts de Jara à coups de crosses, histoire de lui montrer le goût qu’ils avaient pour sa musique et sa façon de jouer de la guitare : chez les militaires, on aime les médailles et les symboles, il est vrai. En route donc pour une enquête fort longue, devenue par hasard votre second feuilleton de l’été et de rentrée.
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Paredes, pour la première fois révélait aussi le nom de celui qui a donné l’ordre de tirer les 44 coups de fusil ayant servi à achever Jara : Nelson Haase Mazzei, l’adjoint de Manuel Contreras, le chef de la célèbre Dina, la terrible police politique de Pinochet. Contreras, on le soupçonnait depuis toujours d’être celui qu’on surnommait "Le Prince" ("El Principe" ), à l’Estadio Chile, le sadique qui venait narguer une dernière fois ses prisonniers. Cela est aujourd’hui confirmé. En1993, Contreras avait été condamné à 12 années de prison pour le meurtre du militant Miguel Angel Rodriguez. Libéré depuis, il vivait la vie d’un chef d’entreprise discret... Le 15 mai 2005, amnistié par la justice Chilienne, il avait donné une liste macabre de 580 disparus, fusillés ou torturés ou jetés d’hélicoptère dans le Pacifique. Mais Contreras avait été plus loin encore, en accusant nommément Augusto Pinochet d’avoir fait tué à Buenos Aires Carlos Prats, en 1974 et Orlando Letelier en 1976, les deux assassinés... avec l’aide de la CIA. Les deux étaient des ministres de Salvador Allende, mort "suicidé" pendant l’attaque de son palais par l’aviation chilienne, dans des circonstances non encore véritablement établies.
Car, dans ces années là, la CIA assassinait allègrement dans le monde, il faudrait voir à ne pas l’oublier : une tentative ratée contre Jacobo Arbenz (surnommé "Red Jacobo") au Guatemala en 1954 avec l’opération PB Success, qui lui fera quand même quitter le pouvoir, ou Ngo Din Diem, "suicidé" de façon fort étrange (franchement exécuté dans une voiture avec son frère Ngo Dinh Nhu), ou encore le dictateur Raphael Trujillo, sans oublier Fidel Castro, échappant à plusieurs tentatives plus rocambolesques les unes que les autres. Ou encore "Amilcar Cabral, Eduardo Mondlane et Patrice Lumumba qui ont été tués car ils menaçaient le pouvoir colonial ou le contrôle des ressources économiques qu’entendaient exercer les anciens colons. Leur disparition brutale de la scène politique africaine a eu un impact bien plus important que le rayonnement, parfois modeste, de leur propre pays". Ce à quoi on peut ajouter également le renversement de Mohammed Mossadegh en Iran dès 1953 pour y établir un régime pro-américain, qui deviendra celui du Shah d’Iran.
Sans oublier non plus l’incroyable histoire du général Vang Dao, au Laos, ressurgie telle quelle en 2007 ! Avec lui, c’était tout le spectre des coups tordus à la Nixon ou Reagan qui réapparaissaient tout à coup ! Il y a deux ans à peine, et personne n’en a fait l’écho ou presque ! Nous l’avions appris par une simple communiqué qui annonçait la nouvelle il y a un an et demi environ, celle de l’arrestation aux Etats-Unis d’un vieux et obscur général Laotien : "Vang Pao, 77 ans, leader laotien en exil et légendaire agent de
Au Laos, aidé par la CIA, tout était à nouveau prêt, effectivement, comme au bon temps des années 60 et 70 et du Viet-Nam, des hommes et du matériel, et même des avions comme en 1972 avec un DHC-6 Twin Otter 300 façon Air America : "Tout un arsenal avait déjà été acheté, dont des missiles anti-aériens Stinger, des mitraillettes AK-47, de l’explosif C-4, des mines terrestres Claymore, des jumelles à vision nocturne et d’autres armes automatiques. Les armes, qui ont été saisies par les agents secrets de l’ATF, devaient être utilisées contre des cibles militaires et civiles au Laos, notamment par « une attaque contre la capitale (Vientiane), prévue pour réduire des cibles gouvernementales à des décombres et les faire ressembler aux ruines du World Trade Center à New York après le 11 septembre 2001 », ont déclaré les autorités fédérales. Le groupe avait des agents dans la capitale laotienne"... cela et le grand retour d’Air America, la fausse compagnie de transport si souvent utilisée ! Air America et... USAID : "Pendant plusieurs années, 700 membres de la mission ‘civile” de l’ USAID, travaillant à “l’annexe de développement rural” de la mission, furent des anciens membres des Forces spéciales et de l’US Army répondant de leurs actes au chef de station de
L’affaire Vang Pao, restée totalement ignorée par les médias, est pourtant très significative, car notre homme a un passé disons "remarquable" qui résume à lui seul pas mal de cas de la CIA depuis l’après guerre : "Né en 1932, Vang Pao a commencé sa carrière à 13 ans, comme interprète auprès des parachutistes français qui tentaient d’organiser la résistance antijaponaise dans
De mauvaises langues ajoutent à cette liste Saddam Hussein, un pendu expéditif, dont le procès n’a visiblement pas présenté les garanties d’équité dignes d’une réelle démocratie, sans oublier tous les cadavres qui jonchent la carrière de la famille Bush, depuis le grand-père Prescott et ses amitiés douteuses en passant par le père, dirigeant de la CIA, emberlificoté dans une présence troublante à Dallas le 22 novembre 1963. Un livre remarquable, "Les complots de la CIA" traduit par David Antonel, Alain Jaubert et Lucien Rovalson, sorti en 1976 chez Stock retrace toutes ses dérives : nous lui emprunterons une bonne partie des premiers exemples de notre enquête. Une braderie nordiste récente nous a permis de le retrouver de manière fort opportune. Chez nous, dans le Nord, la culture se véhicule aussi par des vide-greniers. Autant en profiter.
Car la terrible histoire de Victor Jara nous ramène à l’époque où un président américain, en l’occurrence Richard Nixon, assisté de son âme damnée de l’époque Henry Kissinger, le Dick Cheney de l’époque, n’hésitait pas à ordonner la mort d’un dirigeant étranger, s’il trouvait ce dirigeant contraire à l’intérêt des Etats-Unis. Ce qui fut le cas du président Chilien, sacrifié au nom d’intérêts industriels (les mines chiliennes de cuivre de l’Anaconda) et de celui de la théorie américaine d’empêcher coûte que coûte l’expansion des idées de gauche en Amérique du Sud. En fait, ce n’est pas Jean Ferrat mais un chanteur belge assez génial et assez fêlé, mais tellement attendrissant, Julos Beaucarne qui m’avait fait connaître le nom de Victor Jara. Dans une de ses chansons, le final "celui qui a pointé son arme s’appelait peut être Kissinger" résumait parfaitement la question et les enjeux de l’époque ("Lettre à Kissinger"). Une émission de la radio arrageoise PFM de juin 2007 résume parfaitement la situation, surtout le rappel par l’intervenant de la remise scandaleuse du prix Nobel de la Paix à ce même Kissinger (celui-là, et ce n’est pas le seul, me restera éternellement en travers de la gorge)... Beaucarne comme Ferrat avaient certes un peu enjolivé la mort de Jara, mais le récit qu’en donne aujourd’hui le repenti n’est guère plus soutenable. Jara avait été tué comme à la roulette russe, ou comme dans cette célèbre photo d’ Eddie Adams en 1968 du chef de la police vietnamienne exécutant un viet-cong en pleine rue de Saïgon. (*2) Jara avait été fusillé déjà quasi mort, ou tout comme, comme on avait fusillé sur un brancard des crosses en l’air de 1917 !
Mais Contreras n’avait pas pour autant encore tout dit, notamment ce qu’était l’opération Condor et comment il y avait participé. Cela, nous le verrons plus tard si vous le voulez bien.
(1) "In 1966 Ted Shackley was placed in charge of CIA secret war in Laos. He appointedClines as his deputy. Shackley also recruited Carl Jenkins and David Morales for this project. Clines left Laos in 1970 and spent a year at the Naval War College in Newport, Rhode Island. In 1972 Clines was put in charge of CIA operations in Chile and the following year he helped Augusto Pinochet overthrow Salvador Allende. "
(2) )" On September 17th, after four days of imprisonment and multiple sessions of torture in a basement room in Estadio Chile, with a swollen face and fingers fractured by the butt of a rifle, Jara was shot by a low-ranking officer on a round of Russian roulette, with the barrel of the revolver resting against the temple. Jara’s body fell to the floor on its side, convulsing, said José Alfonso Paredes Márquez, an 18-year-old military conscript on guard duty who witnessed the above events and testified to Judge Juan Eduardo Fuentes recently. Jara’s body was then shot again 43 times by the conscripts there, including by the person who is making this testimony. There were 44 bullet wounds in his body, according to the autopsy."
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