Des petits trous, des petits trous... historiques (1)
On était hébergés gratis en prime, dans des chambres type garnison, lits en ferraille et voisin qui ronfle, mais il n’y avait aucune cantine : à nous de nous faire notre "musette". On m’a toujours dit que j’avais une grande gamelle, ça doit venir de cette époque : je suis fier, je viens juste de dégotter la même gamelle que mon père ! C’est du boulot de manutentionnaire, et ça consiste au départ à manipuler des paquets de 250 k g de pâte à papier dans des wagons (ou des péniches), à savoir de recevoir sur la tête ou pas loin deux longs crochets d’une vingtaine de kilos qu’un conducteur de pont roulant prend un malin plaisir à dérouler le plus vite possible. Evidemment, au premier essai de relevage vous laissez le bout de vos pompes renforcées sur le paquet que vous venez d’accrocher, et quand on soulève sans prévenir, vous valsez au fond du wagon devant toute l’équipe morte de rire ! Les ouvriers sont comme ça : très durs, mais ils se rattrapent vite en vous mitonnant des repas dans leur cambuse et leurs gamelles avec des "ché bon, hein, tiot après avoir valdingué comme t’as fait d’ta l’heure" qui vous réchauffent le cœur. On porte le casque, on joue au mec, on boit... enfin on essaie de suivre, pour avoir une contenance car l’alcoolisme dans le travail, j’en ai vu les ravages en effet. C’était apéro quasi tous les jours, et je ne vous raconte pas les dimanche ! On doit mettre 4 crochets logiquement, mais on vous apprend à n’en mettre que deux pour aller plus vite ("fais comme cha min tiot, cha va miu !") : les deux balles de pâte se soulèvent et se claquent violemment l’une contre l’autre : le paquet de 500 kgs vous passe sur la tête, accroché ainsi, à savoir sans aucune véritable sécurité ! Le casque de protection n’est jamais porté ou presque ! Le contremaître passe et... ferme les yeux. S’il fait une seule remarque, il pourrait faire tintin pour son moteur de bagnole en panne ou son puisard à installer chez lui : "puisque ché comme ça il’fera li mêm’ , à s’barraque". Ça s’appelle un consensus ouvrier, ou je ne m’y connais pas.
Au deuxième jour, on vous jauge à nouveau : "ah ben c’soir, eul ’tiot y va nous accrocher les wagons, hein, tiot ?"... (le"hein", vous le connaissez depuis Dany Boon : c’est exactement comme ça, "hein".. !!!) euh, ben... Un quart d’heure après vous êtes sur les rails, arc bouté à un wagon, entre ses tampons, et au bout là-bas, voilà la loco diesel qui arrive avec les autres... Vous restez entre les tampons, accroché à vos gants de sécurité, en train de relever le crochet... ça suinte de partout, vous dégoulinez de frayeur, vous avez envie de partir... mais c’est ça et se faire écrabouiller... Vous restez, dans un énorme bong les tampons se touchent, vous reculez d’un bon mètre avec votre wagon, vous laissez tomber le crochet... Bingo : encore six fois ce soir la manœuvre et on vous torche la tronche au mauvais schnaps (à l’alcool de betterave bien entendu)... Bienvenue au club des "crocheteux" ! "hé, t’tiot t’as fait d’in t’marrone, hein, avoue, tiot" ! Mais cha va, t’as pas fini in crêpe comme lot’, là " ! Gasp, vous ne saviez pas qu"il y a quelques années un des leurs c’était fait... tamponner. Je reprends un schnaps. Que de souvenirs !
Deux mois comme ça, à ne plus voir le jour de la nuit, que le dimanche (quand on n’y travaille pas, car c’est payé double, et la législation est inexistante -ou pas respectée- si on a envie de bosser, on bosse !). Les autres jours, c’est de matin, le plus dur pour un jeune, d’après midi ou de nuit, que tout le monde préfère car le boulot de 8 heures est réglé en 2 heures, et après c’est dormir dans le papier (le contremaître ne doit voir personne, on dort tous sous des couches énormes de papier !) ou faire bombance à s’en péter la panse (purée ce qu’ils savaient bien faire à manger dans leurs minuscules gamelles à étages !)... Evidemment, après ça, la rentrée universitaire vous parait molassonne. Et les rires vous manquent. Et les frites du Resto U vous paraissent bien tristes. "Hein, t’ch’tio" ?
Ça se passe à Corbehem, près de Douai, chez Béghin-Say, une des plus grosses papeteries déjà en France. Et comme c’est une des plus grosses, le matériel est en relation. Les bobines de papier qui sortent des deux trains de production sont monstrueuses, et sont empilées dans un hangar à quatre exemplaires l’une sur l’autre, verticalement. Des "Hysters" au gaz monstrueux munis de pinces vous soulèvent les bobines de 4 tonnes comme fêtu de paille : si l’un d’entre eux rate son coup, tout le hangar peut se retrouver par terre par effet domino. Les conducteurs de Hyster sont les rois, et les seuls ou presque à ne pas boire... ou moins, en tout cas. Parmi eux, il y en a un qui tous les jours en veut à un dénommé "Deuhélle". Comme je ne sais pas qui sait, je le demande. Tous sont écroulés "ah, teu conno pas deuhélle ! " On me raconte alors l’histoire de la Renault 4L de 40cm de large : un jour, un conducteur furieux à laissé rouler une bobine (de 4 tonnes !) le long d’un quai en pente. Au bout, il y avait la bagnole du contremaître avec lequel il s’était fritté. La 4L, adossée à un mur, ne faisait plus que 40 cm de large (un seul siège !), avec sur l’un des côtés un bel arrondi, celui de la bobine de papier. Moitié moins large qu’une 4L, c’était devenue une 2L ! Prononcez "Dehélle" ! Le "j’ai glissé chef" façon Pithiviers, emprunté à la 7ème Compagnie comme excuse du conducteur avait été diversement apprécié par la direction. Les ouvriers étant tous roulés par terre, le contremaître effondré. Comme dans toute usine, un surnom en était sorti de cette aventure : toute sa vie, le contremaître se ferait désormais appeler "2L". Deux mois après, le contremaître revenait avec une R16 flambant neuve. Et un mois après, à la place du sigle Renault 16, il se retrouvait avec un "2L" en acier chromé, collé à l’Araldite sur son coffre fabriqué par un des ouvriers, chez lui, et chromé industriellement, comme un vrai. Le monde ouvrier est comme ça : violent et poilant à la fois ! Un monde qui disparaît : les bobines de papier, aujourd’hui, sont manipulées entièrement par des robots !
Au bout de huit jours de crochetage, et une quinzaine de wagons, on me mute au pesage (à force de "valdinguer" sans doute !). Là, ce sont les bobines qui arrivent horizontalement sur des palettes qui circulent dans le plancher. On les tourne, à la main, on les fait avancer sur la machine de pesage, et là, une autre étrange machine se met en marche. Elle possède un clavier, et sort deux choses : une étiquette, faite sur une machine à aiguilles assez classique, avec des bandes perforées de chaque côté, que l’on colle à l’éponge pleine de colle sur la bobine, et... un bout de carton perforé, qu"on doit prendre soin de mettre dans un récipient de plastique qui est relevé plusieurs fois dans la journée. C’est mon premier (et dernier) contact avec la carte perforée.
Béghin-Say marche bien, car elle a une gestion au millimètre de sa production, et ce qui lui apporte cette réputation sont les tous derniers exemplaires de l’IBM 26, sortie dès 1949 aux Etats-unis, remplacée par le modèle 29 en 1964. On a que peu de choses à taper sur le clavier (un code de poste et c’est tout), la pesée est automatisée. On ne doit veiller qu’à la bonne arrivée de la bobine sur le plot de pesage, c’est tout. Je viens de voir pour la première fois de ma vie une chose qui disparaîtra avec l’arrivée de l’électronique sous forme de micro-processeurs, à la place des plaquettes de transistor qui avaient elle-même remplacé les tubes. Tubes, transistors puis circuits intégrés : je suis juste assez vieux pour avoir connu tout ça ! Chez moi, autre exemple, mes premières auditions de Radio-Caroline, la radio rock de l’époque audible dans le nord de la France, je le ferais avec un "transistor" portable hybride, un Grammont , qui contient encore une ou deux petites lampes. Un "portable" dont la caisse est en contreplaqué recouvert de skaï. Les premiers tubes, je les ai écoutés.. grâce à d’autres tubes ! Depuis 1958, on pouvait entendre à la radio une chanson rigolote qui me trottait alors souvent dans la tête : "Le poinçonneur des Lilas" de Serge Gainsbourg. Son " Y’a pas de soleil sous la terre", ça m’avait vraiment fait tilt : je n’avais jamais vu de métro de ma vie, et me demandais à quoi ça pouvait ressembler... notre homme chantait "des petits trous, des petits trous"... Et des petits trous, ça tombe bien, j’allais en voir plein chez Béghin-Say. Sur les cartes perforées qui géraient au millimètre la gigantesque papeterie.
Une entreprise créée par un sacré personnage, Ferdinand, qui a été sous-lieutenant en 30 et résistant dans l’OCM. Il sera gravement blessé à la libération, à Moncheaux. Sa famille avait commencé à développer à Thumeries les sucreries de betterave dès 1839, il lui donnera une extension assez incroyable. Après guerre, il s’associera au groupe Prouvost, dans la presse (Paris-Midi et Paris-Soir, l’Intransigeant,et le Figaro), ou développera des marques comme les papiers Lotus ou Vania (créés en 1967). L’homme, très autoritaire, était tourné vers le modernisme (c’était un chaud partisan de l’Europe !) et une gestion d’entreprise assez paternaliste. N’ayant pas d’héritier mâle, il avait été confronté à un problème d’héritage : le capitalisme familial, avec lui, montrait ses limites. L’entreprise dans les années soixante était riche, elle s’autofinançait à 81% à concurrence de 14 milliards de francs en 1958 ! En particulier pour financer la machine N°4 de Corbehem, cet énorme train de fabrication de bobines de papiers en papier couché, celui des magazines dans lesquels Ferdinand s’est lancé. En papeterie et en cartonnerie ses vues seront implacables, mais son dernier projet d’une super-sucrerie à Connantre, en Champagne, une erreur monumentale qui entraînera sa perte. En 1977, il sera démis de ses fonctions par son conseil d’administration. "J’ai trop construit ! J’ai fait des investissements trop chers ! Quand on a fait la fusion Béghin-Say, ma famille n’était pas d’accord, et au fond c’est elle qui avait raison. J’ai commis une erreur monumentale" avouera-t-il avant de disparaître. Corbehem sera vendu aux italiens, puis revendu à des finlandais... et se porte mal depuis plus de vingt ans maintenant... très mal même, alors que le site demeure toujours aussi titantesque, et les machines (signées Voith) aussi monstrueuses. Vraiment colossales !
Il n’empêche, les cartes et leurs petits trous incompréhensibles m’avaient intrigué au point que j’avais demandé à voir leur tri dans les locaux administratifs de l’entreprise, ce qu’on était ravi de me montrer. Un "d’jeune" que ça intéresse, mazette ! Ça se faisait dans une énorme salle, et je pense que l’engin que j’y ai vu était une IBM 1402, une trieuse de cartes perforées qui faisait un boucan infernal. Elle était reliée à une armoire toute carrée, qui devait donc être un modèle 1401. Le premier ordinateur entièrement transistorisé, auquel on avait ajouté en 1963 ses drôles de lecteurs IBM 1311 (c’était le modèle 5, les 6 et 7 arrivant en 1968). Capacité énorme de l’époque 2 mo pour 5 kilos le disque. Oui, vous aviez bien lu, celle d’une petite clé USB actuelle ! Mais ça représentait aussi 25 000 cartes perforées, et à peine 1/5 eme des bandes magnétiques verticales de l’époque (ici avec un modèle 1401). Celles qu’on voyait dans tous les films de James Bond ! En fait, j’avais déjà vu ce jour-là ce qui allait tuer la carte perforée ! Et ne savait pas qu’un jour je tomberai dans l’informatique ! Mais il me faudra patienter encore 16 années...
Depuis, ce système qui avait donc tout simplement précédé l’arrivée de l’informatique, je ne m’en étais absolument plus soucié : je n’avais pas vraiment connu, je n’avais jamais utilisé, et je n’en connaissais même pas l’historique. La seule fois où ça m’avait fait à nouveau tilt, c’est quand j’étais tombé en 2000 sur cette photo d’un pauvre gars examinant à la loupe une carte, en Floride, lors du fiasco du recomptage des votes qui allaient déclarer dans cet état Al Gore perdant, de peu, de fort peu... avec semble-t-il pas mal de cartes égarées, perdues ou déclarées illisibles. Donc, à cette date, les cartes perforées, je n’en ai qu’une opinion fort peu arrêtée. C’était bien vieux, ça pouvait servir lors d’élections, avec ça j’avais pesé des bobines de papier, mais sans plus. Un bidule en carton avec des trous, et alors ? Quel intérêt ? Même Gainsbourg ça ne l’avait pas non plus branché, alors... Remarquez, j’en avais gardé une, comme souvenir. Je l’ai gardée longtemps, est elle doit être encore ici chez moi au fin fond de mon garage à souvenirs.
Et bien maintenant, pourtant, je sais : ce petit bout de carton, en définitive, avec ces petits trous, est un bidule qui a eu une importance historique fondamentale. A quoi pouvaient servir tous ces petits trous à la Gainsbourg ? Mais ça, je vais vous l’expliquer en détail à partir de demain, si vous le voulez bien.
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