Désirer ou Accueillir ?

N'ayant guère le goût de l'anthropologie – l'étude de soi comme autre- et mon amour des mots ici n'entrant pas en ligne de compte, je serai partiale, en direct de mon observation !
J'ai comme image un homme qui marche les bras ouverts, les yeux ouverts et qui garde ce qu'il embrasse ; ou bien un chasse-neige qui avance à l'aveugle et dégage le chemin devant lui.
Ce dernier est le modèle dominant aujourd'hui, une preuve de force et de détermination.
Le désir s'inscrit dans un champ différent et plus vaste, et je ne parle pas du désir érotique, qui n'a que que peu à voir avec mon sujet. ( On peut noter qu'à ce propos, on dit plutôt « je te veux », si on est « in », ou je « t'aime », si on est ringard ! C'est rare qu'on prononce le mot « désir » ; sauf au restaurant : « qu'est-ce madame désire ? », on le dit rarement !).
Désirer, est se poser en sujet, incontournable et tout puissant, et qui veut obtenir. ( ceci dit, dans le désir sexuel, il peut y avoir de cela aussi !!). Désirer est vouloir absolument combler son vide intérieur, par anxiété, par peur, par inconfort ; on désire le combler par la réalisation des pauvres images que nous avons en tête et que l'on a tirées d'un modèle, vivant ou livresque, mais qui ne nous appartiennent pas : c'est donc vouloir être autre. Plus grand, plus beau, plus riche, plus instruit, plus, plus plus... Le plus facilement réalisable, c'est la consommation ; dans la consommation, on ne fait guère le rapport entre l'effort du travail qui rapporte de l'argent, et la dépense, c'est ce qui distingue notre société de celle de nos parents. Dans ce sens, le désir est l'opposé d'un besoin car le besoin est nécessaire à notre survie, le désir veut que l'on se hisse hors de sa condition.
Il est de bon ton de dire que le désir c'est la vie ! Très honnêtement, j'ignore de quand date cet aphorisme mais à mes yeux, rien de plus faux ! Le désir c'est la mort qui nous propulse en avant, nous ignore, peut détruire sur son passage, juste pour fuir sa médiocre réalité. Le mot d'ordre du désir : s'approprier ! La belle affaire ; les lieux , les êtres, les choses ! Le désir pose l'ego comme centre du monde et ne vivant que dans le but de combler ce manque douloureux, il se ferme à l'autre, sauf s'il le désire, à l'inconnu, à l'aventure, à la vie.
Certes tous les désirs ne sont pas obsessionnels mais le délimiter dans son aboutissement évoque plus clairement son fonctionnement.
Le désir se pose comme don s'il s'adresse à une personne, celle-ci doit s'en sentir flattée ; qu'on la désire comme collaboratrice ou comme employée, comme maîtresse ou comme épousée, les fils de la flatterie se tendent pour peu que vous soyez en vue.
Le désir d'un statut, d'une situation, d'une réussite sociale, se pose comme ambition ; ce qui est très positif ; que ne dit-on pas de ces pauvres hères qui se contentent de ce qu'ils ont !
Le désir d'un voyage, d'une prouesse, d'une performance, se pose comme témérité ou courage ; c'est très valorisant ; une distinction.
Le désir d'une baraque, d'une bagnole, d'un bijou ou d'un meuble, est normal. Le désir ne s'applique pas à la consommation compulsive des médiocres ! Caprices ou compulsion alors.
Il faut que le désir macère, se mousse, s'exprime et se justifie pour acquérir ses lettres de noblesse ; au négatif, le désir devenu répulsion peut, si on est habile, passer pour une lutte politique ou, un service rendu à une cause, un héroïsme même, s'il nous fait agir de manière inconsidérée.
Le désir a-t-il jamais été le moteur de belles choses ? C'est à voir.
Le désir se raconte des histoires, et raconte des histoires ; il a tout intérêt à les rendre belles et désirables, pour se nourrir lui-même . Il y a le roman national tout entier réalisé de grands désirs même si de petites victoires puisque les conquêtes, les grands hommes les désirent. Se parer par désir de s'embellir, quitte à mentir.
Le désir devient un besoin quand sa satisfaction s'est transformée elle-même en drogue ; celle-ci couvre tous les domaines de notre société actuelle, sur une échelle de grandeur assez large il est vrai mais qui recouvre le même processus d'actions compulsives, irrationnelles et sans mesures ; déraisonnables plus qu'irrationnelles, même si le mental trouve toujours raison à sa démesure. Du désir d'objets- considéré comme naturel- nécessaire au point de se surendetter sans retour, au désir d'accumuler, dans la facilité folle du jeu, cette énergie décrite comme belle et vitale s'est bien transmutée en addiction ! Quelle activité humaine peut bien coexister avec cette tension incessante seulement pointée vers l'appât ? Car ce qu'il reste du désir quand il est addiction, c'est la peur, la peur après l'euphorie, la peur pour toujours, sauf à se guérir ! Mais pour guérir, il faut se soigner et à ce stade il faut être aidé ! Qui voudrait mais surtout qui pourrait aider un patron voyou, un rentier, un trader à se soigner ? On ne fait rien pour les gens contre eux-mêmes !
Que dire de celui qui se fait désirer ? Qui d'un fait anodin fait un secret ? Qui cultive le mystère bien maigre de sa singularité ? Qui parle un langage obscur, ténébreux pour attirer sur lui les regards ou l'écoute, retenir l'attention pour à la fin décevoir ? Qui se distingue, croit-il, par quelque excentricité ? Qui brille hors son contexte d'une aura vite oubliée ? Ou au contraire qui ventile son pouvoir, attire avec ses paillettes d'influences une palanquée de courtisans ? Qui n'existe que par l'autre et finit par déchoir.
Ce n'est pas la folie qui mène le monde, c'est la drogue, cette chimie sécrétée par les corps ou ingurgitée, qui rend invincible tant qu'on l'absorbe, jusqu'à l'overdose.
Peut-on penser qu'un être qui se cague dessus parce qu'il a peur qu'on lui prenne un peu de son argent en impôt et le cache, puis qui se cague dessus parce que la cachette n'est plus sûre, ait le moindre désir, cette noble énergie vitale, dans sa vie ?
Que l'endetté jusqu'à l'abjection, mensonges à ses amis, trahisons, fuite devant ses responsabilités, ressente la moindre parcelle de désir, cette noble énergie vitale ?
Que le drogué de daube, qui arnaque puis vole puis attaque pour se fournir, révèle le moindre soupçon de cette belle énergie vitale qu'est le désir ?
Que le travailleur harcelé, humilié, exploité, jeté, à bout, ressente encore le moindre désir sous forme de cette saine énergie vitale ?
Pourtant, ils n'ont pas, ni les uns ni les autres, accédé à la sagesse.
Et pourtant le sage n'éprouve pas de désir.
L'aboutissement de la réalisation de soi n'est pas la réalisation de ses ambitions mais bien plutôt leur abolition.
Le réalisation de soi met fin à la nécessité de se propulser hors de soi pour se sentir vivre. Cet état, sans étonnement, se définit plus facilement par son contraire ; pourquoi ?
La vie est un mouvement, une impermanence, cela ne veut pas dire caprice ou insécurité, mais rythme non contraint et événements. Se connaître ne veut pas dire maîtriser mais ne pas se tromper de chemin ; ici ou là, la vie bouillonne et les aléas convergent ou résonnent en concordance sans que notre volonté n'y puisse rien ; seule notre disponibilité nous y prédispose, seul notre abandon nous en fait ressentir le sel. La vérité, ou l'authenticité d'une attitude se trouve donc indescriptible, non formulable ; certes à partir d'elle il nous est loisible de la narrer mais alors par la mise en relation que nous opérons, par les reliefs que nous choisissons, par le style, les couleurs ou les sons que nous lui donnons, nous la transcendons, nous l'objectivons.
L'homme est à la fois dedans et dehors, avant et après, il se souvient, quand bon lui semble, il anticipe ; le souvenir peut devenir nostalgie puis mélancolie, l'anticipation peut devenir projection, identification à un modèle ; l'équilibre est donc précaire nécessaire pourtant à la santé, de soi, et d'une société toute entière. On peut donc considérer que l'abandon total de « accueillir » au profit de « désirer » crée un tel déséquilibre qu'en tous domaines, nombreux sont ceux qui pressentent la chute.
Qu'ils soient philosophes, politiciens ou économistes, l'éclairage qu'ils donnent sur cette rémission d'un système sur sa fin par la financiarisation, il y a une trentaine d'années, pointe le fait que ce système arrive à son terme ; un malade peut profiter d'une plus ou moins longue agonie en fonction du nombre de tuyaux que l'on fait rentrer dans son corps, mais vient toujours le jour où il meurt ! Nous en sommes là de ce système mortifère. Ainsi, sa fin plongera les désirants dans une frustration terrible qui débouchera probablement sur des violences voire la barbarie . Le règne de l'argent date grosso modo du XVe siècle ; inventé par les hommes, on peut prétendre qu'il puisse être désinventé par eux !
Les citoyens aujourd'hui désirent tant qu'ils en oublient leurs besoins ; il se peut que la réalité les rattrapent.
Kurtz ( 1) nous dit : « Créer une société où la production et la circulation des biens ne passent plus par la médiation autonomisée de l'argent et de la valeur, mais sont organisés selon les besoins- voilà une tâche énorme qui s'impose après des siècles de société marchande. ». S'il en montre la nécessité, il n'en donne pas les moyens d'y parvenir ! Parmi ces moyens, je vois le nécessaire retour aux besoins et le non moins nécessaire abandon des désirs ! Outre que la plupart des désirs sont provoqués par la propagande - les vrais désirs issus de soi étant des besoins qui se hissent au-delà du matériel et veulent nourrir les appétits spirituels, créatifs, élevés, de l'homme-, qu'ils soient matériels ou sentimentaux, ceux d'un mode de vie ou d'un lieu de vie, ils abîment l'authenticité au point de la faire mourir et finissent bien sûr par ne plus concerner seulement l'individu mais une société, une civilisation ! Est-ce un hasard s'ils sont si peu variés, s'ils drainent les foules dans les mêmes lieux ? S'ils entraînent la gabegie de ce qui est laissé pour compte, quelques jours après que l'objet rêvé est devenu déchet ? Et si l'argent, ce sésame, est devenu la valeur suprême, ce dieu dictateur devant lequel, prêt à toutes les bassesses morales, chacun se prosterne ?
Il faut s'approprier, utiliser et apprécier l'objet qui vous échoit ; il rentre dans votre vie en y créant un petit désordre, puis trouve sa place ; rien d'une telle joie avec l'objet convoité qui remplissant un vide se fait oublier, laissant un autre vide qu'il faudra bien combler ; jusqu'à ce qu'il faille jeter car la force de l'esprit n'est pas assez grande pour repousser les murs de la maison !
Revenir à ses besoins, créer une économie de la demande et non plus de l'offre, non seulement coupera les pattes des publicitaires, des designers et des commerciaux – oh, combien de talents gâchés alors !- mais nécessitera un rapport à soi de plus grande intimité, ne plus se donner, ne plus s'en remettre aux experts et autres spécialistes. Voilà qui changerait la donne et de ce simple fait ( la simplicité étant, je radote, la chose la plus difficile à trouver) tout un monde en serait chamboulé. On évince le désir, on accueille l'accueil ! On ne marche plus comme un bulldozer mais comme un flâneur ; on ne peut pas rencontrer un bulldozer obsédé, on peut boire et parler avec un flâneur.
Accueillir l'être qui nous échoit, quelque soit son voyage, et l'aimer de le rencontrer, le connaître et le reconnaître, plutôt que le choisir par ses qualités décrites, sensées nous combler.
Accueillir l'enfant plutôt que le programmer, le réserver pour qu'il satisfasse un désir fantasmé, informulable hors des clichés, sous prétexte de ce droit nouvellement octroyé.
Accueillir le trajet, un chemin qui s'offre par hasard et que l'intuition seule peut nous faire reconnaître.
Accueillir un destin dont on se rendra maître en l'acceptant.
Mais accueillir l'action obligée, la lutte ou le combat pour défendre des abus du pouvoir notre dignité ou notre liberté.
Accueillir sans passivité, bien au contraire, et trouver ce sentier invisible à l'oeil clos, de l'action, de la création sans maîtrise !
Car l'accueil est un acte, l'hospitalité une vertu et cet acte et cette vertu sont les ingrédients nécessaires à la plénitude ; on commence par s'ouvrir, se rendre disponible, attentif puis l'on s'aperçoit que le désir a disparu !
(1. : Robert Kurtz, Vies et mort du capitalisme. Chroniques de la crise. Citation trouvée dans l'article de Anselm Jappe, dans La Revue des Livres)
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