Doit-on accepter sans rien dire une néo-sacralisation sauvage en Occident ?
Alors ? Qui croit aujourd’hui qu’on va pouvoir s’offrir encore longtemps le luxe de passer à côté de ce fameux conflit de civilisations qui pointe son nez à l’horizon, depuis deux bonnes décennies ? Ceux qui se taisent, chaque jour de façon plus assourdissante, sur le sort d’un Liban martyrisé, ceux qui s’offrent des méharées en Mauritanie en évitant de regarder sous les tentes, de peur de croiser le regard des esclaves noirs qui s’y traînent, ceux qui se sont retirés sur la pointe des pieds du Kosovo pour ne pas déranger la mafia albanaise, ceux qui saluent la victoire du Hamas comme le triomphe d’une nouvelle démocratie à qui il convient de donner le temps de faire ses preuves calmement, en astiquant ses bombes humaines, (mais que n’ont-ils salué avec le même enthousiasme le triomphe électoral tout aussi éclatant d’Ahmadinejad, l’Iranien coiffé d’un turban en forme de champignon nucléaire ?) ou bien ceux qui regardent brûler quelques ambassades des pays occidentaux en battant frénétiquement leur coulpe de maniaco-repentants récidivistes ?
Qui peut se permettre de rêver benoîtement à l’entente cordiale entre deux mondes contradictoires, désormais entrés dans des zones de turbulences redoutables, faute d’avoir été en situation de naviguer de conserve sur la route de la raison, depuis cinq ou six siècles ? Une paille !
D’autant qu’il convient de parler ici de conflit, et non de choc de civilisations, comme certains penseurs patentés voudraient nous le faire accroire, pour mieux se déresponsabiliser au cœur d’un débat dont ils craignent, peut-être à juste titre, d’être frappés les premiers par les dommages collatéraux qu’il ne manquera pas d’occasionner. Le terme de choc s’utilise pour qualifier deux corps inertes, ou, tout au moins, plus ou moins dépourvus d’entendement, deux corps qui se heurtent avec violence (exception faite de l’expression choc psychologique - mais le cerveau est considéré dans ce cas comme une matière première), tandis que celui de conflit met en scène des organismes vivants et généralement pensants, qui, peu ou prou et plus ou moins consciemment, ont élaboré ou subi ce heurt, et de ce fait ont participé sciemment à son architecture.
Car c’est bien évidemment de cela qu’il s’agit désormais : la confrontation de deux systèmes de pensée distincts, souvent antagonistes, deux représentations de la réalité qui s’opposent, tant dans leurs références que dans les solutions dont ils croient disposer pour assurer la bonne marche du monde.
Ainsi, la question est aussi simple qu’elle est incontournable : comment des sociétés qui ont mis des siècles à désacraliser leurs structures sociales, pour atteindre un ersatz d’égalité entre leurs citoyens, peuvent-elles admettre aujourd’hui de se voir imposer de l’extérieur une néo-sacralisation sauvage dont les fondements reposent essentiellement sur des concepts élaborés il y a plusieurs siècles, au sein d’une communauté de nomades illettrés et de marchands restés longtemps en marge des grands courants religieux ou philosophiques, qui avaient nourri jusqu’alors le bassin méditerranéen et le Moyen Orient depuis au moins trois millénaires ?
Et puisqu’il n’y aura jamais de définition susceptible de satisfaire tous ceux qui se croient détendeurs du sacré - notion dont l’essence même reste à prouver, et ce n’est pas demain la veille qu’on y parviendra, raisonnablement - pourquoi ne pas tourner la page et passer à quelque chose de plus sensé et de plus utile à notre bonne vieille terre, c’est-à-dire à la nécessité d’assurer un minimum de bien-être et de liberté à l’humanité, et libre à ceux qui le veulent de parier sur une vie meilleure dans un hypothétique au-delà, si ça leur chante, mais à leurs risques et périls, et sans chercher à pourrir la vie de leurs voisins ?
Y a-t-il place pour des systèmes aussi dissemblables dans le village planétaire tant vanté par les nouveaux utopistes post-soixante-huitards, en mal d’imaginaire récupéré sur des gondoles de nos supermarchés aseptisés et exportés à grands frais aux quatre coins du monde pour devenir les pires vitrines de notre société de consommation ? Une fois de plus, la mesure des flux migratoires à travers la planète fournit l’essentiel de la réponse. Et il n’est que trop commode de mettre ces nouveaux exodes sur le dos de la seule misère. Les diplômés qui quittent le Koweit ou les Emirats arabes pour émigrer en Amérique du Nord, en Australie ou en Europe, les Iraniens de l’exil, les Saoudiens de Marbella, de Sardaigne et ceux qui font vivre depuis des décennies le casino de Monaco ou celui de Deauville, ne sont pas des miséreux en mal de fin de mois, mais des individus libres de leurs mouvements et de leur portefeuille, attirés par une autre qualité, ou tout au moins un autre style de vie.
« Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir ? »
Soyons lucides ! « Je vois venir des trains pleins de Brownings, de Beretta... » disait Léo Ferré au début des années 1980. Et il n’avait pas vu arriver grand chose. S’il avait su ce qui était en train de se préparer, lui qui gueulait avec le camarade Bakounine que « si vraiment Dieu existait [...] il faudrait s’en débarrasser ! »... La machine s’est sacrément emballée, depuis, sur la marche arrière...
Nos intellectuels les plus bruyants et les plus télégéniques croient bien faire en s’échinant, depuis bientôt trente ans, à tenter de nous épargner un conflit de mots et d’idées qui aurait été pourtant on ne peut plus salutaire pour dégripper certains rouages de nos sociétés en mal d’intégration.
Pour cela, ils ont recouru à des compromissions grotesques, en échange desquelles ils n’ont obtenu que davantage de mépris, voire de haine, mais « la haine » s’est elle-même vendue avantageusement sur grand écran, alors ils en ont profité pour surfer sur la vague... Trop occupés à combattre un communisme qui ne les avait pas attendus pour être mal en point, ils n’ont pas compris que le plus grand danger venait d’un communautarisme passionnel, servi par tous ceux qui ont définitivement aboli la raison comme point de convergence entre les peuples. Parce que la raison, c’est un combat autrement difficile à mener ; ça doit se cultiver quotidiennement, c’est un effort continu sur soi-même, une recherche incessante nourrie de lectures et de collectes de points de vue différents, tandis que la passion n’est souvent qu’un laisser-aller de l’ego en mal de reconnaissance.
Le communisme était une idéologie somme toute facile à combattre. Œuvre matérialiste, il suffisait d’avoir la possibilité d’entrouvrir le carter pour constater les vices de conception ainsi que le manque d’entretien qui caractérisaient la mécanique.
Le communautarisme qui sert de creuset à l’intégrisme religieux, qu’il vienne de l’Est ou de l’Ouest, est d’une autre trempe. Qui se sentira le courage d’ouvrir la boîte et de faire les révisions qui s’imposent depuis longtemps ?
Parfois, je me prends à rêver à une seconde fête nationale ou européenne en l’honneur de la déesse Raison, sur le Champ de Mars ou bien ailleurs, (même si j’ai un faible certain pour le Champ de Mars avec, en toile de fond, le Trocadéro et le parvis des Droits de l’Homme), une vraie fête des Bleus, des Blancs et des Rouges, et des Jaunes aussi, et des Verts et des Indigo, ou bien des Chocolat ou des A-pois-bleus-sur-fond-mauve, avec des tas de pétards mouillés, des fleurs et des masques, avec des cocardes bariolées et des foulards dépenaillés, avec des jupes fendues et des chemises ouvertes pour respirer au vent du printemps. Une fête sans bannière, sans slogan, sans mégaphone, sans écran géant, sans mise à mal de l’autre, sans autre affirmation que la conquête d’un bonheur précaire, mais ô combien rassurant dans sa précarité. Une gigantesque fête de l’intelligence et du devoir de curiosité restés désespérément en cale sèche dans tant de pays qui prétendent guider le cerveau de leurs croyants - et celui des autres, pour le même prix - et qui, trop contents d’asseoir par n’importe quelle bassesse leurs profits sordides, s’efforcent de maintenir depuis des siècles leurs ouailles dans l’ignorance la plus crasse.
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