« Don’t drink and drive » : une très intéressante campagne de prévention routière
Une campagne en cours sur France-Inter fait entendre le film sonore d’une vie tranquille ordinaire qui soudain sombre dans la tragédie dans un crissement de pneus et un fracas de tôles écrasées : il a « juste » suffi d’une imprudence pour basculer dans l’horreur et le slogan final de rappeler : « Sur la route, il n’y pas de petites infractions ! » On attend ainsi de l’exhibition du malheur d’autrui un ressaisissement de l’auditeur et une conduite prudente.
Telle n’est pas la démarche de la campagne menée en 2007 par un Etat des Etats-Unis, le Texas. Elle exhibait seulement le portrait d’une jolie jeune femme dans la pose de trois-quarts traditionnelle de la photo d’identité, avec en pied, écrit en petit, tout juste en gras, le slogan « This new year Don’t drink and drive ». Cette mention discrète fait penser à la recommandation de santé publique dont les alcooliers en France doivent accompagner leur image, puisqu’un compromis politique léonin leur a accordé la puissance de l’image et réservé à la santé publique la faiblesse des mots : « À consommer avec modération ».
Le leurre de l’insolite
Image et mots sont au contraire utilisés ici par le Texas pour défendre la même cause. Mais c’est de l’image qu’est attendu l’impact de la campagne. Le leurre de l’insolite capte, en effet, d’entrée l’attention, car cette image est stupéfiante, comme si l’on était soi-même sous l’empire d’un stupéfiant : la vue se trouble dès qu’on fixe le portrait de cette jolie jeune femme. On voit double : quatre yeux et deux bouches ! C’est très désagréable. On n’est pas loin de ressentir un léger vertige si l’on s’obstine à la regarder dans les yeux.
La mise en abyme de l’image
Le procédé de la mise en abyme de l’image accroît le malaise : le personnage, qui n’est que le porte-parole fictif de l’État du Texas, plante ses yeux dans ceux du lecteur comme pour établir une sorte de communication interpersonnelle avec lui. Celui-ci ne peut alors fuir son regard, et ce d’autant moins que ce ne sont pas deux mais quatre yeux qui le fixent et le poursuivent. Et, comme Néron, dans Britannicus de Racine, qui « (entend) des regards qu’(on croit) muets », il en vient, du fait de son dédoublement, à lire dans ce regard apparemment inexpressif, une sorte d’interrogation, voire de reproche, sur sa propre émotion qu’en proie à un trouble insensé de la vue, il ne peut sans doute pas dissimuler à son interlocutrice fictive.
La stimulation d’un réflexe de peur
C’est le but de l’expérimentation : amener l’intéressé à s’interroger sur sa représentation de la réalité qu’il croit pourtant si fidèle. Il la découvre soudainement perturbée sans avoir rien vu venir : les objets sont dédoublés et donc insaisissables. Même les plus proches deviennent inaccessibles : si yeux et bouches peuvent ici symboliser avec humour une relation amoureuse, un amant ne saurait poser sans hésiter ses lèvres sur celles de son amante à deux bouches.
Une telle insécurité dans la perception des choses peut déclencher chez le lecteur un réflexe de peur, voire de panique. Car le doute est jeté non sur la réalité, mais sur la représentation qu’il peut en avoir. C’est lui, qui, par l’infirmité imprévue de sa perception, est la cause du désordre. Il ne lui viendrait pas l’idée ridicule de demander à la jeune femme de cesser de se dédoubler. Du moins, peut-il prendre conscience d’une donnée première souvent occultée : on n’accède pas à la réalité, mais à « une représentation de la réalité » par médias interposés et en premier lieu par ses médias personnels que sont les cinq sens.
Une métonymie expérimentale
Cette image offre en fait une métonymie d’un genre nouveau qu’on pourrait appeler la métonymie expérimentale. Un effet n’est pas seulement présenté à l’observation intellectuelle du lecteur pour l’amener à en deviner la cause, comme lorsqu’une femme est montrée en train d’enlacer un homme en raison des fragrances de son parfum présumé irrésistible. Ici, le lecteur fait directement l’expérience de cet effet sur lui-même : il connaît un trouble immédiat de la vue qui ne permet plus d’avoir des objets la représentation fidèle et précise qu’il en avait jusqu’ici et dont il était si sûr : ils se dédoublent. Comment dès lors se conduire à leur égard en toute sécurité et précision ?
Mais l’image, par infirmité structurelle, ne peut en dire plus : en découpant un champ dans un espace, son cadre rejette le hors-champ dans le néant. Toute image est donc une mise hors-contexte qui l’abandonne à l’ambiguïté de sa signification. Elle a donc besoin des mots pour la lever : c’est la fonction du slogan, "Don¹t drink and drive", ne buvez pas et conduisez ! La cause du trouble de la vue vécu est ainsi donnée : l’absorption d’alcool modifie pareillement l’acuité visuelle absolument indispensable quand on est au volant. L’avantage attendu de cette expérience est une mémorisation d’ordre psychosomatique plus efficace puisqu’on ne croit à la brûlure d’une flamme qu’après y avoir mis le doigt.
La force du jeu de mots
Ce slogan n’est pas banal non plus : « Don’t drink and drive ». Il est difficile à traduire littéralement en français, comme l’est tout jeu de mots d’une langue étrangère : ne buvez pas et conduisez. Ou mieux, ne pas boire et conduire ! Ou encore « Boire ou conduire, il faut choisir », dit le slogan français. Il est, en effet, impossible de rendre les assonances qui lui donnent sa frappe : le même son « dri » que l’on retrouve dans « drink » (boire) et « drive » (conduire) et qui rapproche les deux conduites pour mieux les opposer symétriquement dans une défense et un ordre, ne trouve en français aucune traduction littérale, pas même une transposition comparable.
On rencontrait la même difficulté avec les pancartes plantées dans les forêts de Californie pour mettre en garde contre les ours : « Bear in your mind ». « Bear » signifie à la fois « ours » et « porter, garder » : « Gardez l’ours à l’esprit » dit le jeu de mots américain.
De même, une publicité de la prévention routière autrichienne n’était pas davantage traduisible : « Gurt sei dank », disait-elle, en remplaçant « Gott » (Dieu) par « Gurt » (la ceinture) pour remercier l’un et l’autre que l’enfant fut resté solidement arrimé à son siège tandis qu’on voyait son ours projeté en avant sous la pression d’un violent coup de frein.
La prévention routière française avait eu un jeu de mot comparable : « Ceint et sauf ». Le même son identifiait « ceint » et « sain », deux idées très éloignées l’une de l’autre, la ceinture et la santé.
On le voit, rien n’est plus sérieux qu’un jeu de mots. L’économie de moyens qu’il offre, en fait un procédé inégalable pour réussir par des sons identiques à rapprocher les idées les plus éloignées qui soient et faire d’ une équation de sons une équation de sens. En outre, ce qui ne gâte rien, sa brièveté favorise la mémorisation.
Sans doute en faut-il davantage pour tenter d’agir sur les conduites. Mais pour une fois que les subtils procédés publicitaires sont intelligemment mis au service de la préservation de la vie, ils méritent qu’on s’y arrête. Rien ne vaut l’expérience qui est si difficile à transmettre. Et ils s’y essaient dans cette affiche. Qui aurait cru qu’une facétie surréaliste à la Salvador Dali, à qui cette image fait penser par intericonicité, pouvait donner lieu à une expérience proche de celle d’une imprégnation alcoolique, pour dissuader sur la route de jouer avec le feu ? Paul Villach
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