DSK : Du lynchage médiatique au meurtre symbolique
Mon contentieux philosophique avec Bernard-Henri Lévy est suffisamment connu pour que je ne puisse pas être suspecté d’une quelconque complaisance envers lui. Ceux qui m’ont fait l’honneur de lire ma « Critique de la déraison pure - La faillite intellectuelle des ‘nouveaux philosophes’ et de leurs épigones » (François Bourin Editeur, 2010) savent à quel point je m’y suis employé, avec toute la rigueur méthodologique que pareil exercice impose, à débusquer ses approximations conceptuelles, à dénoncer ses impostures idéologiques, à stigmatiser ses erreurs historiques, à pourfendre son dogmatisme tout autant que son manichéisme.
De même ai-je toujours fustigé les dérives, parfois dangereuses, de certains de ses engagements, dont celui, récemment, qui l’a vu combattre, en Libye, aux côtés, paradoxalement et fût-ce de bonne foi, des islamistes du CNT.
Mais voilà : BHL, dont j’ai souvent condamné aussi l’ego hypertrophié, source de bon nombre de ses égarements, ne dit pas, objectivement, que des bêtises. Mieux : il lui arrive également d’écrire parfois d’excellentes, et très intelligentes, choses. C’est le cas, très honnêtement, de son dernier papier, intitulé « Strauss-Kahn et les vertueurs », paru dans son « bloc notes » du « Point » de ce 5 juillet 2012, et publié déjà, deux jours auparavant, le 3 juillet dernier, sur le site de sa revue, par ailleurs remarquable à plus d’un titre, « La Règle du Jeu » (à laquelle prêtent régulièrement leur brillante plume ces esprits fins et lettrés que sont, notamment, Jean-Paul Enthoven, Gilles Hertzog, Guy Konopnicki, Jacques Martinez ou Yann Moix).
Davantage : il nous est souvent arrivé, à BHL et à moi-même, de nous battre, à longueur de pages dans les médias français et internationaux, afin de mobiliser l’opinion publique et de défendre ainsi, sans que nous nous soyons pourtant jamais consultés sur ces différents et douloureux cas, les mêmes causes sur un plan strictement humain : Sakineh, Roman Polanski et Dominique Strauss-Kahn, précisément, n’en sont que les exemples les plus notoires et éclatants à la fois.
L’affaire DSK, donc !
BHL a parfaitement raison lorsque, se référant là à cette « Société du Spectacle » à laquelle s’attaqua naguère Guy Debord, il écrit, dans sa tribune du « Point », ces mots : « Il vient de se produire, mine de rien, un événement à marquer d’une pierre noire dans l’histoire de la Société du Spectacle. C’est ce jour, vendredi matin, où la quasi-totalité des radios et chaînes d’information, l’essentiel de la presse écrite, non seulement française, mais mondiale, les sites d’information les plus sérieux, les éditorialistes (…) les plus respectables et les plus écoutés ont tous, comme un seul homme, annoncé la séparation d’Anne Sinclair et Dominique Strauss-Kahn sur la seule foi d’une information publiée par… Closer ! »
Il ajoute, non moins lucide et courageux : « Ce qui m’intéresse dans cette affaire, c’est, une fois de plus, son caractère symptomatique. Ce qui fascine (…), c’est le désir compulsif, de moins en moins inconscient, de plus en plus planétarisé, qui s’exprime de la sorte à l’encontre d’un homme que l’on a fini par coudre dans la peau d’un monstre, ou d’un diable, dont le moindre mouvement (…) est scruté, sur-interprété, démonisé. Ce désir n’est pas un désir de vérité (…). Ce n’est pas un désir de justice (…). Ce n’est même pas l’éventuel souci d’édification morale de ses contemporains : la morale n’est pas l’ordre moral ! L’idéal de transparence, l’injonction de tout dire, de tout montrer, de faire la lumière sur tout sont l’immoralité même ! »
Paroles justes et admirables que celles proférées ici par Bernard-Henri Lévy ! Mon cher et bien-aimé Oscar Wilde, qu’une identique et hypocrite police des mœurs mena jusqu’à la tristement célèbre geôle de Reading, puis à une déchéance si tragique qu’elle le vit enfin mourir dans la solitude la plus absolue, y souscrirait sans le moindre doute : « L’immoralité est un mythe inventé par les honnêtes gens pour expliquer la curieuse attirance qu’exercent les autres. »1, déclare-t-il en ses corrosives mais jubilatoires Formules et maximes à l’usage des jeunes gens.
Wilde, quelques lignes plus loin, récidive, ne craignant pas de lancer alors à la face de ses semblables cette rare mais immense vérité, certes difficile, sinon impossible, à entendre pour le commun des mortels, ceux-là mêmes qui n’avaient de cesse de le vouer aux gémonies et, de là, à l’impitoyable verdict de ses juges tout autant qu’à l’odieuse vindicte de la foule : « Aucun crime n’est vulgaire, mais la vulgarité est un crime. La vulgarité, c’est ce que font les autres. »2
Le grand Nietzsche, plus radical encore, eut, à ce propos, une sentence qui, pour subversive qu’elle puisse paraître aux yeux de notre pudibonde société, ne s’avère pas moins définitive : « Il n’existe pas de phénomènes moraux, mais seulement une interprétation morale des phénomènes. »3, affirme-t-il dans l’aphorisme 108 de son vertigineux Par-delà bien et mal.
Ainsi BHL, lorsqu’il écrit encore, en cette même chronique du « Point », que « la vérité est que l’on veut Strauss-Kahn non seulement déchu, mais à terre (…) plus bas que terre », rejoint-il mot pour mot, même s’il se garde bien là de citer ses sources, ce que j’avançais moi-même déjà, en un de mes propres articles en défense de DSK, il n’y a guère si longtemps : cet indigne lynchage médiatique qu’on lui réserve aussi honteusement, depuis le rocambolesque épisode du Sofitel de New York jusqu’aux parties fines du Carlton de Lille, a l’horrible et sinistre profil, en effet, d’un meurtre symbolique.
Preuve en sont ces deux seuls liens électroniques :
http://www.lalibre.be/debats/opinions/article/729555/le-proces-de-dsk-un-meurtre-symbolique.html
http://www.agoravox.fr/tribune-libre/article/l-affaire-dsk-un-mauvais-remake-du-113750
C’est dire si ces « vertueux » sont bien plutôt, effectivement, des « vertueurs », pour reprendre le néologisme de Lévy !
Reste à espérer, par-delà la subtilité du jeu de mots, que Dominique Strauss-Kahn, ce pestiféré des temps modernes, ne finira donc pas, lui aussi, derrière les barreaux de la Santé, comme Sade finit autrefois dans le donjon de la Bastille ou Oscar Wilde dans la geôle de Reading.
C’est également le sens de notre démocratie, de sa véritable modernité à défaut de son réel progrès, qui est là plus sérieusement, et plus profondément, en jeu !
---------------------------------------
1 Oscar Wilde, Formules et maximes à l’usage des jeunes gens, in Œuvres, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1996, p. 969.
2 Ibid., p. 970.
3 Friedrich Nietzsche, Par-delà bien et mal, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 1971, p. 93.
DANIEL SALVATORE SCHIFFER*
*Philosophe, auteur de « Philosophie du dandysme - Une esthétique de l’âme et du corps » (PUF), « Oscar Wilde » (Gallimard - Folio Biographies) et « Le Dandysme - La création de soi (François Bourin Editeur).
26 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON