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Accueil du site > Tribune Libre > Du « journaliste-citoyen » au « casseur de grève » ?

Du « journaliste-citoyen » au « casseur de grève » ?

Dans son émission en direct le 26 janvier sur Radio Canada, l’animateur vedette Pierre Maisonneuve interrogeait les auditeurs sur « l’avenir de nos journaux » En effet, annonce le résumé de l’émission (en podcast ici) : « Les relations de travail se sont détériorées ces derniers jours dans deux quotidiens montréalais. La Direction du « Journal de Montréal »a imposé un lock-out à 250 employés syndiqués(…) La direction explique que le journal doit s’adapter aux « bouleversements qui frappent de plein fouet les quotidiens payants » en concurrence avec les journaux gratuits et les sites d’information sur le web. Au quotidien « The Gazette », les journalistes et les employés du service à la clientèle ont rejeté à 80% les dernières offres patronales(…) Parmi les points en litige : le désir de la Direction de confier en sous-traitance des tâches de rédaction et de mise en page. Dans un monde de plus en plus multimédia, la presse écrite est vouée à une transformation radicale, prédisent les experts. ».

Haro sur les saboteurs de vocabulaire !

Un sujet qui relance ma réflexion sur l’avenir du métier de journaliste. Non pas l’avenir du journalisme en tant qu’activité, mais en tant que profession rémunérée(1). Un journalisme de profession que l’on oppose désormais à ce qu’on se plaît à nommer le « journalisme-citoyen », comme si le fait de publier des articles gratuitement sur un blog rendait l’auteur de l’article plus citoyen que le journaliste payé pour écrire dans un journal (qu’il soit ou non en ligne d’ailleurs).
 
Je suis la première à reconnaître que les grands journaux d’information doivent évoluer et s’adapter à internet. Pour autant, doit-on considérer qu’il est légitime que les journaux payants remplacent une partie de leurs journalistes professionnels par des blogueurs-journalistes-citoyens au motif que ceux-ci seraient la « voix du peuple » et incarneraient une forme de « démocratie participative », ainsi que l’a prétendu la représentante du « Journal de Montréal » au cours de l’émission de Radio Canada ? « Démocratie », « Citoyen », des mots magnifiques et pourtant sans cesse dévoyés par des saboteurs de vocabulaire...
 
Le meilleur comme le pire…

Le papier d’un blogueur/journaliste citoyen peut-il être aussi professionnel que celui d’un journaliste salarié ? Au risque de contrarier les blogueurs qui se considèrent comme de vrais journalistes, ma réponse est « j’en doute »… Un blogueur-journaliste-citoyen peut-être un excellent rédacteur. En revanche, peut-on s’en remettre à son jugement quand celui-ci signe sous pseudo et ne donne aucune information vérifiable quant à ce qu’il est ou représente ? Comment peut-on être à la fois « citoyen » et anonyme(2) ? Un citoyen assume ses idées et reste droit dans ses bottes face à la critique. Il signe son texte de son patronyme et non d’un pseudo qui le met à l’abri des mauvais coups. Comment interpréter l’analyse du blogueur-journaliste-citoyen si l’on ne connaît pas sa sensibilité politique ? Si l’on ignore ce qui le fait avancer, ses convictions, sa place dans la « meute sociale » ? Comment peut-on être certain que les sources citées sont fiables ou que le compte rendu des faits est le plus objectif possible ? Cette vision globale de « qui » signe est indispensable au décryptage et à la mise en perspective des idées présentées par l’auteur de l’article. Sur les blogs annoncés comme tels, la règle du jeu acceptée (plus ou moins de bonne grâce) par tous les contributeurs et les lecteurs est simple : vous trouverez ici le meilleur comme le pire puisque c’est vous, public, qui alimentez ce blog avec vos propres contenus…
 
Mais que la Direction de journaux d’information décide, comme c’est le cas au « Journal de Montréal », de recourir à des blogueurs pour animer leur version en ligne est d’autant plus suspect qu’il n’est nullement question de la rémunération de ces « journalistes-citoyens »… Est-ce faire du mauvais esprit que d’imaginer que se cache, derrière cette belle déclaration sur la démocratie, un intérêt financier bassement terre à terre ? Il est évidemment plus économique de faire écrire des blogueurs qui seront tellement heureux d’être publiés qu’ils ne réclameront pas un sou ! Compte tenu du foisonnement de blogs, il est clair que la formule a fait ses preuves. Un blog à forte audience rapporte beaucoup d’argent en publicité et, comme chacun sait, ce ne sont pas les articles de fond qui attirent le plus de lecteurs. Nul besoin d’être devin pour prédire que la transformation de certains journaux d’information payants en « journal citoyen » en ligne perdra en qualité. Mais qu’importe si la compensation financière est substantielle…
 
Péché par excès de confiance ?

Un point n’a pas été abordé au cours de l’émission de ce midi : pourquoi les journalistes professionnels n’ont-ils pas su protéger leur pré carré ? Auraient-ils péché par excès de confiance ? La profession a souvent réagi par le mépris face à la montée des blogs et au succès du « journalisme-citoyen ». Elle a pensé que la qualité n’avait rien à craindre de la quantité… Or, il suffit d’étudier les statistiques (tous médias confondus) pour constater que les sujets « people » sont ceux qui attirent le plus grand nombre de lecteurs. Dans l’édition comme dans les médias, la qualité n’est malheureusement pas la meilleure garantie de succès. Les journalistes qui vivent de leur plume devraient exiger (s’il n’est pas déjà trop tard) que seuls les journalistes professionnels publient dans les colonnes de leurs journaux (les grandes signatures faisant l’objet d’un traitement à part). Quel autre corps de métier accepterait que son employeur fasse travailler à sa place une main d’œuvre non qualifiée et sous rémunérée ? Pour prendre un exemple basique, qui imaginerait, au motif que la plupart des propriétaires d’autos sont capables d’effectuer eux-mêmes une vidange, que les syndicats de garagistes acceptent que ces dilettantes se déclarent « mécaniciens » et prodiguent un service non garanti mais gratuit aux automobilistes qui le souhaitent ?
 
Et que penser de ces blogueurs qui continuent à signer des textes dans « Le Journal de Montréal » alors que les journalistes font grève pour tenter de sauver leur métier, leur avenir ? Ces blogueurs-là sont-ils des journalistes-citoyens ou des « casseurs de grève » ? Ils montrent bien peu de solidarité avec une profession qui, à ce rythme-là, ne tardera pas à disparaître…
 
La question que je me pose est : jusqu’à quand les journalistes professionnels vont-ils accepter cette concurrence déloyale sans broncher, sous prétexte que celle-ci serait « citoyenne et démocratique » ? La voix du peuple a bon dos…
 
(1) J’avais déjà abordé la question de la gratuité sur le Net dans cet article : « La fin du rêve de l’internet libertaire ? Ou, Quand la notion de gratuité sur le Net n’a pas le même sens pour tous… » (Les Di@logues Stratégiques N°65 - 02/08, repris sur Yahoo France). Extraits :
« La notion de gratuité revêt tout son sens tant que le blog reste l’affaire de tous (vous vous souvenez du fameux "Chacun donne un peu pour que tout le monde puisse recevoir un peu plus" ?). A partir du moment où le blog est valorisé quelques millions d’euros, cette notion de gratuité dont on nous rabat les oreilles est un leurre. Pire, elle devient perverse. (…)Au risque de me répéter : sans blogueurs, pas de blogs. En d’autres termes, sans blogueurs, pas de valorisation financière. (…)Dans l’économie traditionnelle, qui accepterait que les seuls actionnaires d’une entreprise se goinfrent grâce au travail de freelances ou partenaires non rémunérés ? (…)Dans "l’économie de la gratuité", certains ont bien compris qu’ils pouvaient s’enrichir rapidement, sans verser un centime à leurs " fournisseurs de contenus ". Non seulement cette question ne se pose pas, mais les fidèles blogueurs fournisseurs de contenus trouvent cela tout-à-fait normal... De mémoire d’homme, c’est bien la première fois que des " travailleurs " acceptent d’être exploités par d’autres hommes avec une telle bonne humeur ! Quand le capitalisme s’exprime avec autant de perversité, ce n’est plus de la politique ou de l’économie, c’est de l’art... (…)Est-ce cela la merveilleuse " gratuité " dont tant de gens se sont fait l’écho ? Ou bien s’agit-il tout simplement d’un pillage organisé entre des pilleurs et des victimes consentantes ? La manipulation consistant à convaincre les pillés qu’ils contribuent à un contre-pouvoir contre ces gouvernements qui nous écrasent et nous censurent, et pourquoi pas à une œuvre fantastiquement libertaire ? ».
Le texte intégral sur FB :
http://www.facebook.com/profile.php ?id=567688439&ref=name#/note.php?note_id=80662890152&id=567688439&index=20 ou sur :
http://www.lesdialoguesstrategiques.com/index.php?option=com_content&task=view&id=113&Itemid=118

(2) A propos de la généralisation de l’utilisation des pseudos sur les blogs, lire :
« Le règne des corbeaux ? » (billet d’humeur. 03/08)
http://www.lesdialoguesstrategiques.com/index.php?option=com_content&task=view&id=112&Itemid=117

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5 réactions à cet article    


  • jakback jakback 30 janvier 2009 12:40

    Rien de suprenant a tout cela, depuis belle lurette, le citoyen est au choix, plombier,électricien,peintre, carreleur, etc.... c’est la norme, pourquoi apprendre une profession, puisque tout le monde ou presque la pratique.
    Le plus génant avec le journalisme, ce sont les dégâts collatéraux occasionnés par la malfaçon, sans commune mesure avec les autres activitées citoyennes précitées.


    • foufouille foufouille 30 janvier 2009 18:53

      faire une vidange est vachement complique ............. sisi
      la qualite des journalistes, ca fait rire
      je dirais plutot leche bottes des ploutocrates

      naturellement les journalistes n’ont pas d’armee de stagiaire paye 400€ maxi


      • yvesduc 31 janvier 2009 12:27

        Il est désolant que les journalistes professionnels persistent à voir le journalisme bénévole comme la cause de leurs maux, et ne l’envisagent jamais comme sa conséquence. Pourtant, ce sont bien les difficultés multiples et inquiétantes que rencontre la profession de journaliste qui poussent son lectorat vers le journalisme bénévole, ce dernier ayant le mérite d’être insensible à la pression, à la censure et aux licenciements, économiques ou pour « délit de sale gueule idéologique » pour reprendre l’expression de Richard Labévière, lui-même victime d’un tel licenciement. Et c’est presque drôle : les journalistes professionnels n’hésitent pas, donc, à accuser le journalisme bénévole alors que celui-ci se mobilise plus qu’eux lorsque les journalistes professionnels sont attaqués ! La situation est si grave que les médias ne sont plus capables de s’auto-évaluer et d’identifier les maux qui les rongent. Seule une minorité, parmis les professionnels, s’alarme effectivement tandis que la majorité s’arrête aux problèmes financiers, de statut (précarité) et déontologiques. En fait, à écouter les profesionnels, la profession va mal mais l’information... va bien. Miracle ! S’appuyant sur les enquêtes qu’ils ne mènent plus, les professionnels nous assurent qu’ils n’ont rien raté d’important et que la situation est sous contrôle. Il suffit de jeter un œil sur internet pour voir à quel point cette vision est naïve... Qu’ajouter sinon que des médias en bonne santé sont indispensables à une démocratie !


        • Véronique Anger-de Friberg Véronique Anger-de Friberg 31 janvier 2009 14:16

          Si vous pensez que les blogueurs peuvent remplacer les journalistes professionnels, demandez-vous quand même si les mêmes journaux seraient prêts à leur ouvrir leurs colonnes s’ils devaient rémunérer les contributeurs... Je crois que leur choix serait vite fait et, à de rares exceptions près, entre un amateur et un professionnel, ils auraient vite fait de choisir d’investir sur un journaliste de profession...


        • yvesduc 1er février 2009 09:28

          Vous avez raison et le journaliste professionnel reste indispensable au journalisme bénévole (le deuxième repose largement sur le premier, pas entièrement toutefois). Néanmoins, inversement certains papiers ne passent pas dans la presse marchande non pas en raison d’un manque de talent, mais bien à cause d’une sélection différente de l’information. Les exemples abondent illustrant que les médias professionnels ne traitent pas exactement des mêmes sujets que les médias alternatifs, ni de la même façon. Les médias professionnels donnent trop souvent dans le sensationnalisme et le simplisme, course à l’audience oblige, et sont par ailleurs trop facilement manipulables. À titre d’exemple, j’ai croisé une personne qui était persuadée que c’était les Russes qui avaient attaqué la Géorgie en Ossétie du Sud ! Cette erreur se comprend dans la mesure où les médias se sont à peine émus de (et ont vite oublié) l’indécente attaque du président Shakasvili contre une partie de sa population, tandis qu’ils se sont longuement appesantis sur les « méchants » Russes qui ne retiraient pas assez vite leurs forces de paix : ce déséquilibre dans le traitement de l’information suggérait en effet que l’information essentielle à retenir de toute l’affaire était : « les Russes sont des méchants ». Il aurait naturellement fallu inverser le volume de temps accordé au non-retrait russe et à l’attaque de Shakasvili contre l’Ossétie.

          Les médias glissent tout doucement dans une crise et par définition, en pareil cas aucune solution n’est bonne. Je préfèrerais des médias professionnels en bonne santé, l’absence de crise et des journalistes bénévoles au « chômage » car n’ayant plus rien à se mettre sous la dent.

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