Ecoles de commerce et fuite des consciences
C’est lorsque j’ai constaté qu’il était difficile de parler de conscience et de principes dans une grande école de commerce sans perdre au moins en partie sa crédibilité et passer pour une personne qui se trouve en dehors des réalités économiques que je me suis mis à m’intéresser aux raisons profondes de ce rejet quasi unanime d’une réflexion éthique associée à l’action dans la sphère économique. En effet, derrière une position « politiquement correcte », qui consisterait au non-rejet catégorique des principes mais à leur exil dans la sphère privée ( dans la vie associative par exemple ), se dessine une opposition qui n’est pas fondée entre une conception pragmatique et efficace de la vie en société et une conception éthique ou spirituelle jugée « stérile » sur le plan de l’action et purement spéculative.
Considérons un argumentaire néolibéral récurrent dans les écoles de commerce qui est directement inspiré de la théorie économique libérale d’Adam Smith et dont l’usage devrait donc se cantonner au secteur économique. Il consiste à soutenir l’idée que si chacun s’abandonne à l’amélioration de son train de vie dans un environnement concurrentiel, cela aboutira sans aucun doute à l’amélioration des conditions de vie de la population dans sa globalité et ira ainsi dans le sens de l’intérêt général.
Si cette théorie peut avoir des fondements dans le domaine économique et sous des hypothèses à préciser, rien n’est moins sûr au niveau social où les mécanismes de redistribution sont loin d’être égalitaires et pleinement efficients. Trop de personnes se réfugient aujourd’hui derrière cet argument pour justifier leur choix de vie et ne parviennent pas à l’assumer dans ses fondements matérialistes.
Finalement, il semble bien qu’au-delà du niveau d’instruction ou de la position sociale une distinction majeure scinde toute société en deux. Nous avons d’un côté ceux qui veulent réduire leur conscience qu’ils considèrent comme un poids à sa plus petite expression en jugeant que, si elle est inutile en termes d’action, elle peut même limiter la puissance de celui qui s’en encombre et d’un autre côté ceux qui la considèrent comme une force qui va permettre de transcender leurs actions en leur donnant du sens.
A la lumière de cette réflexion, penchons-nous sur le monde de l’entreprise. Il semble bien que la question du sens ne soit pas à l’ordre du jour et que la seule finalité dont nous disposions soit la recherche du profit maximal. L’agent économique est ainsi exclusivement jugé sur sa capacité à utiliser les moyens dont il dispose pour atteindre des taux de croissance jugés satisfaisants en pourcentage du chiffre d’affaires (supérieurs à 15 % pour les principaux fonds de pension américains). Si l’on écarte le non-sens économique qui consiste en l’exigence de résultats immédiats évalués essentiellement en terme de croissance de la part de "profanes", et qui se substitue à une évaluation par des professionnels de l’économie des effets sur le long terme qui touchent au développement socioéconomique, montrons que cet état de fait aboutit inévitablement à des résultats qui peuvent être contradictoires dans le sens où ils peuvent aller à l’encontre de l’intérêt général.
Intéressons-nous au problème du chômage et des licenciements "sauvages" (qui interviennent lorsque l’entreprise fait des bénéfices) pour mettre en évidence les effets néfastes liés à la marginalisation de la question du sens dans le monde de l’entreprise. Alors que le travail représente une source de revenus, mais surtout une base essentielle à la construction d’un projet de vie pour l’employé, celui-ci ne représente qu’un facteur de production qui se doit d’être rentable pour l’employeur : une simple variable d’ajustement. On pointe ici du doigt le gouffre qui sépare employé et employeur en ce qui concerne la signification et le poids qu’ils accordent à l’emploi. Un fossé qui ne fait que se creuser au vu des évolutions du monde économique qui mettent au premier plan des actionnaires " tout-puissants " totalement coupés des réalités économiques et sociales et qui n’ont qu’une seule exigence : un taux de croissance du chiffre d’affaires d’au moins 15 %.
Cet écart est largement dû à la réduction de la question du sens à la recherche du profit maximal et est facteur d’instabilité et de tensions sociales. C’est à la lumière de ce qui vient d’être dit que l’on peut déceler, malgré des efforts récents de sensibilisation à la dimension sociale de toute action économique (qui s’apparentent trop souvent à des phénomènes de modes), des failles dans une formation qui se veut pragmatique et efficace en école de commerce, mais qui néglige le rôle premier des employeurs ou des futurs patrons : proposer au citoyen une activité qui aboutisse à la création d’une valeur ajoutée pour l’ensemble de la société en termes de services ou de produits proposés. Des failles qui contribuent à long terme à la création et au renforcement des fractures sociales qui se fondent sur une incompréhension coupable entre des employeurs qui n’ont jamais ou presque jamais été sensibilisés à la responsabilité sociale et citoyenne qui découle de leurs fonctions et des employés qui ne font que réaliser le peu d’importance qu’on leur accorde et la déshumanisation croissante du travail.
Une alternative se présente alors à l’étudiant : soit il se construit par lui-même et réalise par un cheminement personnel les dimensions sociales et citoyennes de son futur métier, soit il demeure dans l’ignorance de l’importance de vivre dans une société moins "fracturée" et donc plus solidaire. Ainsi, il pourra parfaitement se comporter en agent économique et autocentré, mais le citoyen et l’individu en tant qu’il fait partie d’une société se trouvera sans repères et réagira par un renfermement encore plus important dans la sphère privée.
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