« Entre les murs » vu du CNDP de l’Éducation nationale : un déni de la réalité tragique mais sans doute stratégique
Elle ne manque pas de sel, la présentation à usage pédagogique que donne du film « Entre les murs » de Cantet-Bégaudeau le site internet du Centre national de documentation pédagogique (CNDP), organe officiel du ministère de l’Éducation nationale. Le parti pris est résolument flatteur, voire flagorneur. Il est vrai que dès l’attribution de la Palme d’or du Festival de Cannes en mai dernier, le ministre avait donné le ton, selon Le Monde (27.05.2008), en voyant dans ce film « un très bel hommage rendu à tous les enseignants de France ».

Le CNDP pouvait-il ne pas être « la voix de son maître » et ne pas renchérir dans la flatterie ? L’« hommage au difficile métier d’enseignant » sert donc de titre à l’analyse offerte aux professeurs intéressés par un travail sur le film, et « un hommage à l’école » fait office de conclusion.
Un hommage à un désastre
Il ne faut pas être dégoûté pour oser présenter ainsi ce reportage assez fidèle à la réalité, réalisé à la mode du huis clos d’un « reality show ». Rend-on hommage à un désastre ? On l’a déjà analysé dans deux articles précédents ; on y renvoie le lecteur (1). N’importe ! La ligne officielle donnée par le ministre et suivie par le CNDP est de vanter le film en flattant les professeurs, jugés sans doute assez simplets pour ne pas percevoir l’imposture.
L’analyse s’apparente d’ailleurs à une sorte de « rapport d’inspection » dont l’institution a le secret. C’est dire si elle use des procédés en usage pour la démonstration d’une idée préconçue. L’exercice est familier à l’inspecteur pédagogique quand un chef d’établissement l’appelle à la rescousse pour régler son compte à un professeur qui ne plaît pas. On ignore si le signataire, Philippe Leclerc, est un membre de l’honorable corps : il en a manifestement le talent. La seule différence est qu’ici il n’a pas eu pour mission de « descendre » le film et le Pr Marin joué par F. Bégaudeau, mais de les défendre à tout prix, même contre toute vraisemblance. Il use à cette fin tour à tour de quatre leurres idoines : la minimisation, la vaccine, la diversion et l’omission.
1- Le leurre de la minimisation
Le premier leurre est la minimisation par euphémisme de ce qui est proprement inexcusable. La gestion calamiteuse par Marin de sa classe, avec entrée, sortie, déroulement bordélique ? Mais c’est une stratégie habile du professeur qui s’arme d’ « une bonne dose de patience » dès le premier cours « pour éviter l’incident qui saperait l’ambiance de son premier cours, ou pire qui compromettrait ses relations avec cette élève ».
Cette démission de l’autorité, justement, qui consiste à flatter les élèves, à ne jamais imposer les règles minimales d’un travail intellectuel et à se soumettre à leurs caprices, ne serait-elle pas tout de même ce qu’on nomme la démagogie pour éviter lâchement l’affrontement ? « Non pas ! » se récrie l’expert maison. On ferait erreur. « La spontanéité de François (n’est pas) un déni d’autorité », mais une pédagogie tactique « à mi-chemin de la pédagogie Freinet (importance de l’expression libre des élèves notamment à travers le travail du portrait) et la pédagogie institutionnelle qui ouvre un large champ à l’expression orale et au débat ».
L’expert invente même pour l’occasion deux types d’autorité : il oppose « une brutalité et une autorité hurlantes (sic) qu’on appellera de premier degré, sans distance préjudiciables au climat de la classe », à l’autorité exercée fort judicieusement par François ! Ainsi est évacuée élégamment par l’euphémisme tout soupçon de démagogie.
2- Le leurre de la vaccine
Ce déni de la réalité, cependant, ne doit pas échapper à son auteur. Car on le voit soudain changer de pied et user cette fois du leurre de la vaccine. Roland Barthes l’a illustré dans ses Mythologies : à la façon du vaccin qui inocule les germes inactivés d’une maladie pour susciter contre elle des anticorps dans l’organisme et l’en protéger, la vaccine consiste à admettre un peu de mal pour faire reconnaître un grand bien.
Après l’avoir nié, l’expert concède que François souffre d’« un déficit d’autorité » : « sa pédagogie, ose-t-il même avouer, connaît des limites, ou des failles ». Mais c’est pour aussitôt prétendre que « ce que le professeur a perdu dans le domaine du respect (de par l’intervention intempestive des élèves dans son cours et de la contestation de son rôle tutélaire), il le récupère (…) (par) la maîtrise du verbe en plus de son savoir censé agir comme levier d’autorité. » Et qu’on ne s’y trompe pas ! « Sur ce double registre de la discipline et des connaissances, l’enseignant est presque toujours gagnant. » Quel triomphe, en effet, pour un professeur que de l’emporter sur ses élèves en connaissances ! Et surtout, il les bat dans le maniement de l’ironie : « L’usage de l’ironie, ajoute sans rire l’expert, confère d’emblée à François une supériorité sur ses élèves qui n’ont pas toujours les clés pour la comprendre. On l’a vu, c’est sa manière à lui de blinder son autorité. » De fait, les élèves ne comprennent pas grand-chose à ses répliques, ils lui reprochent de « charrier trop ». À quoi bon user d’une ironie source de malentendu pour élèves malentendants au langage fruste ?
3- Le leurre de diversion
Cette infirmité du langage tant lexicale que syntaxique saute d’ailleurs tellement aux yeux que l’expert du CNDP s’empresse de recourir à un leurre de diversion pour tenter de la masquer : il tente d’attirer à tout prix le regard sur « le doigt » censé montrer « la lune » qui n’existe pas. La publicité du film s’en est gargarisée. Car que reste-t-il des cours vides de François Marin sinon du temps perdu à tchatcher à propos de tout et de rien ? Rien ! Erreur ! corrige l’expert. Ce sont de stimulantes « joutes verbales ». À croire qu’il y a doute sur la chose, car non seulement l’expression est répétée trois fois, mais elle est reformulée par la redondance ! « S’ensuivent, lit-on par exemple, des joutes verbales qui font la part belle à la langue, ses enjeux et son pouvoir ». Tu parles, Charles ! « Une lutte de pouvoir (illusoire car le professeur a presque toujours le dernier mot), lit-on encore, passe par la langue et incite à la surenchère verbale. Elle fait du cours un lieu d’émulation où chacun, qui a conscience de la force des mots, tente d’occuper l’espace du langage comme marque de son influence sur les autres. » Oui, des mots, rien que des mots, et en plus mensongers ! L’expert pense-t-il vraiment faire ainsi croire à la lune ?
Mais tout à fait ! Il assure sans sourciller que cette parlotte sert à ce qu’il appelle pompeusement « la circulation de la pensée ». Pas moins ! Curieux cet emprunt à la voirie du mot « circulation » ! Mais où est-elle, cette pensée ? Peut-on élever sans honte à cette dignité l’expression sommaire de leurs pulsions par cinq ou six mariolles devant leurs camarades condamnés au mutisme ? La technique de diversion, on le voit, consiste à attirer l’attention sur « le doigt » (la parlotte) pour faire croire qu’il montre « la lune » (la circulation de la pensée) qui n’existe pas. Or, selon le proverbe, c’est à cette erreur qu’on reconnaît un imbécile. En n’ayant pas plus de considération pour son lecteur, l’expert voit le compliment se retourner contre lui. Il est amusant de voir que la formule « circulation de la pensée » est si appréciée qu’elle devient, quelques lignes plus bas, « circulation de la parole » présentée comme « une victoire sur la passivité, le découragement ou le prétendu rejet des adolescents pour l’école (sic) ».
Tant qu’à lancer le bouchon, autant le lancer le plus loin possible vers la lune. L’expert se garde bien, par exemple, de s’interroger sur la présentation que Marin fait d’Anne Frank dont les élèves ont Le Journal entre les mains. Il leur apprend seulement que la jeune fille a été un jour arrêtée par des policiers et qu’elle est morte peu après. Quels policiers, quelle mort ? « La circulation de la pensée » réglementée par Marin au carrefour ne s’arrête pas sur pareils « détails ».
4- Le leurre par omission
Mais trop c’est trop ! Même l’expert préposé à l’éloge de ce désastre ne peut pas ne pas le ressentir. Ni l’euphémisme ni la vaccine ni le leurre de diversion ne suffisent à le masquer. Le mieux pour finir est donc carrément d’user du leurre par omission. Ni vu ni connu j’t’embrouille ! Rien ne vaut que de passer sous silence non seulement la conduite d’échec et la défaite du Pr Marin qui, inconscient, abandonne sa classe et une élève blessée pour aller gémir avec l’élève fautif chez le principal, mais encore la gestion irresponsable d’une administration qui, tout compte fait, contraint les professeurs à tenter de survivre comme ils peuvent dans la cage aux fauves, y compris en accumulant toutes les erreurs possibles et imaginables, pour leur faire assumer la responsabilité de la défaite de l’École et s’en exonérer.
On ne trouve pas un mot dans ce « rapport d’inspection » des moyens à disposition qu’ignore Marin pour imposer les règles de la classe : l’exclusion ponctuelle par exemple en cas de manquement à ces règles n’est surtout pas rappelée. La conseillère d’éducation, aussi attentive à épier les profs que les élèves, n’est pas davantage mentionnée. Surtout il n’est rien dit de l’humiliation de Marin contraint de « revoir sa copie » selon la formule même du principal : il a omis, le malheureux, de relater dans son rapport un incident mineur qui n’a rien à voir avec la conduite injurieuse de l’élève Souleyman ; il avait reproché avec raison à deux élèves déléguées leur « comportement de pétasses » en conseil de classe sous l’œil complaisant du principal.
Celui-ci entend, en effet, avoir barre sur le professeur dans cette affaire. On ne saurait mieux symboliser la stratégie invariable de l’administration pour vulnérabiliser le professeur en cas d’incident, tenir ignoblement la balance égale entre lui et les élèves, le livrer à la vindicte de parents indignés par la prétendue injure, et le marquer au fer rouge pour l’avenir en versant le dit rapport à son dossier administratif : ça peut toujours servir !
Voilà un bien bel "hommage", en effet, rendu "à l’école" et "au difficile métier d’enseignant". Le comble est qu’il ne manquera pas de professeurs pour y être sensibles. Leur soumission aveugle à l’autorité n’est pas de nature à leur rendre la vue ni l’audition. L’administration peut donc se permettre, comme le montre ce "rapport d’inspection", de tordre les faits à sa convenance et même les falsifier. La réalité est toujours celle qu’elle décide qu’elle soit, fût-ce contre toute vraisemblance. Faut-il après s’étonner qu’Entre les murs mijote ce bouillon d’inculture ? Pour l’avenir du service public d’Éducation, un tel déni de la réalité par sa direction est tragique, mais sans nul doute stratégique si on le replace dans la perspective d’une privatisation à venir. Paul Villach
(1) Paul Villach
- « La Palme d’or du Festival de Cannes : un blâme académique et une gifle pour les enseignants ? », Agoravox, 29 mai 2008 ;
- « Entre les murs : une opération politique réfléchie pour un exorcisme national ? », Agoravox, 29 septembre 2008.
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