Errances de l’Intellectuel
En ces temps de campagne électorale et d’appel au ralliement des intellectuels français, il est bon de revenir sur les errances de celui qui incarna cette figure par excellence de notre théâtre politique : l’Intellectuel engagé le plus connu du XX° siècle, Jean-Paul Sartre. Je devrais d’ailleurs plutôt dire les Sartre. Car il y a le compagnon de route du Parti Communiste, ou le vieillard maoïste, à moitié (j’exagère : au quart) sénile, haranguant les foules ouvrières de Boulogne-Billancourt, juché sur un tonneau. Mais il y aussi le Sartre de La Nausée et de L’enfance d’un chef, celui de la trilogie des Chemins de la Liberté. Bref, le Sartre existentialiste, celui de « l’existence précède l’essence », l’écrivain de génie, capable d’écrire des pages éblouissantes sur un garçon de café ou une descente à ski (cf L’Etre et le Néant, dont je ne sais pas si c’est un grand livre de philosophie, mais qui est une véritable oeuvre littéraire).
C’est ce Sartre qui incarna un temps la liberté. Il fut en effet un vrai symbole pour plusieurs générations ; particulièrement pour celle de la libération. Non pas qu’il ait pris part aux combats de la résistance (on l’a déjà dit ici, ses titres en la matière sont étiques pour ne pas dire nuls). Mais sa philosophie de la liberté et de l’individu incarnait à merveille le désir d’affranchissement de l’après-guerre. De plus, le couple moderne (sulfureux pour l’époque) qu’il formait avec Simone de Beauvoir renforçait cette image de liberté absolue.
Comment cet homme a-t-il pu devenir un fidèle compagnon de route des pires crapules staliniennes ? Comment accepta-t-il de se compromettre (j’allais dire se prostituer mais j’ai trop de respect envers les « putains » - pour parodier le titre d’une de ses pièces de théâtre) avec les pires dictatures de la planète (celles de Staline, Castro, Mao et j’en passe) ? Voilà un premier mystère.
Sur le plan philosophique, comment une philosophie de la liberté a-t-elle pu se concilier, même dans un esprit aussi fertile, avec une doctrine systématique et déterministe comme le marxisme ? Ici, on touche au pathétique. En effet, La Critique de la raison dialectique (étrange et obscur pavé qui prétend réaliser cette quadrature du cercle) est sans conteste le plus grand exercice de masochisme intellectuel de toute l’histoire de la philosophie française (Sartre y a d’ailleurs laissé une partie de sa santé, à force d’abuser de psychotropes destinés à lui permettre d’en arriver à bout).
Sur le plan humain, comment un homme aussi épris de liberté a-t-il pu se mettre au service des pires autocraties de la planète ? Comment un homme qui jusqu’en 1939 n’avait jamais même voté, a-t-il pu sacrifier son œuvre à son engagement politique ?
Des explications à cette révolution (au sens astronomique du terme) ont été proposées : la guerre ; le stalag et la découverte, à cette occasion, d’hommes issus d’autres milieux sociaux et d’autres horizons etc. Une explication supplémentaire consisterait à dire que la mauvaise conscience de n’avoir rien fait de notable durant la guerre (hormis d’écrire évidemment) l’aurait poussé, après ladite guerre, à faire pencher la balance dans l’autre sens, et à faire passer l’écriture après l’action politique.
Il y a sans doute une part de vrai dans tout cela. Mais ces explications ne me paraissent pas suffisantes.
Il y a, à mon sens, des choses plus essentielles à trouver du côté de ce qui restera à jamais son plus beau livre : Les Mots. De fait, ce chef d’œuvre nous dit beaucoup sur ce qui est peut-être la cause principale de la « conversion » sartrienne : la mauvaise conscience et la haine de soi que la bourgeoisie sait si bien engendrer chez nombre de ses enfants. C’est là une spécificité tout à fait unique de cette classe sociale. Aucune autre ne nourrit ainsi en son sein une telle force autodestructrice. Les adversaires de la démocratie libérale sont en effet presque toujours des enfants de la bourgeoisie (rarement des prolétaires, qui aspirent plutôt à y entrer !) qui croient tuer le père en cherchant à liquider le monde et le milieu dans lequel ils vivent.
Car le mystère de Sartre est un mystère bien plus large ; qui touche l’ensemble des intellectuels (pas seulement en France, même si dans ce domaine, elle est plus que quintuple championne du monde...)
Comment expliquer que l’intelligence et la culture ne prémunissent pas contre l’erreur ? Comment expliquer que les esprits les plus brillants soient aussi ceux qui se trompent avec le plus d’acharnement ? Comment expliquer que les esprits les plus fins et les plus cultivés soient aussi souvent les plus réceptifs à l’idéologie ? Sartre n’est ici que l’exemple le plus spectaculaire et le plus brillant de ce phénomène mystérieux.
En effet, et pour s’en tenir au cas français, si l’on prend les différentes générations de notre élite intellectuelle en grande partie issue de l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm (la plus prestigieuse de nos grandes écoles, celle qui a formé quantité de nos écrivains et de nos hommes d’Etat), que constate-t-on ? Que dans leur immense majorité, les normaliens sont toujours tombés dans tous les panneaux. La lucidité semble y avoir été distribuée avec moins de profusion que le brio intellectuel !
Ainsi, avant 1914, beaucoup de normaliens étaient nationalistes. Dans les années trente (face à Hitler), quasiment tous étaient pacifistes. Pendant la Seconde Guerre Mondiale, rares étaient les résistants. Dans les années 50, à l’exception de quelques talas (ceux qui vont à la messe), la presque totalité des promotions étaient composées de staliniens fervents (devenus dans les années 60, castro-guévaristes puis maoïstes). Même Pol Pot a réussi à en séduire bon nombre !
Bref, si certaines figures éminentes (Revel, Aron bien sûr, et quelques autres) ont échappé à ce délire collectif, il faut se rendre à l’évidence : les plus brillants esprits s’égarent avec la même aisance qu’ils manifestent dans la composition de leurs traductions grecques, de leurs thèmes latins ou de leurs dissertations de philosophie. A les observer, l’esprit humain semble d’autant plus propice à l’aveuglement qu’il est sophistiqué et délié.
C’est, vous l’admettrez, à la fois mystérieux et inquiétant !
P. S. Ceux qui connaissent Jean-François Revel savent que c’est là un des thèmes de réflexion majeurs de son œuvre. Je crains d’ailleurs, au vu de nos actuels débats franco-français, que de nouvelles pages de cet égarement soient en train de s’écrire, qui pourraient alimenter à l’infini sa chronique des errances de nos chers intellectuels...
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