Et finalement, le cannabis, pour ou contre ?
A l'occasion de cette nouvelle année m'est venue l'envie de revenir sur un débat bien pauvrement lancé et mené (selon moi du moins) lors de l'année précédente : la question de la dépénalisation du cannabis. Et même si il n'est plus à l'agenda politique, il ne m'en apparaît pas moins important, car sous son aspect de simple autorisation/non-autorisation d'un stupéfiant donné (le cannabis) se cachent bon nombre d'implications dont la portée dépasse de beaucoup celle qu'on aperçoit au premier abord.
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Fondamentalement, la question de la dépénalisation de la consommation du cannabis se résume en fait à cette interrogation : doit-on être libre de consommer librement du cannabis ? Elle touche ainsi à la liberté de consommer. Du point de vue de cette liberté de consommer, la distinction entre dépénalisation et légalisation n'est pas très importante : elle n'existe pas sur le plan juridique mais uniquement sur le plan « pratique » (en effet, un cannabis seulement dépénalisé serait probablement plus difficile à trouver et plus cher, car la vente resterait interdite par la loi). Je reviendrais plus loin sur la distinction entre ces deux options, mais pour l'instant considérons-les comme identiques.
Quel(s) motif(s) pourraient-ils justifier le refus de cette liberté ?
Rappelons tout d'abord qu'un refus de liberté n'est pas condamnable en soi quand on la prend au sens de droit de faire quelque chose, tant qu'on y trouve des arguments justifiant cette privation : ainsi le refus de la liberté de meurtre ne scandalise-t-elle personne, parce que le droit à la sûreté ne permet pas d'offrir cette liberté.
Le principal motif est la santé du consommateur : on lui interdit de consommer telle substance car elle est dangereuse pour lui. Ce à quoi on peut répondre cette maxime de J-S. Mill qui reprend en fait la définition « classique » de la liberté, qui est alors posée comme comme droit de faire tout ce qui ne nuit pas à autrui, en la prolongeant : « La seule raison légitime que puisse avoir une communauté pour user de la force contre un de ses membres est de l'empêcher de nuire aux autres. Contraindre quiconque pour son propre bien, physique ou moral, ne constitue pas une justification suffisante. » (1). Ainsi, si l'individu est majeur et ne présente pas de troubles psychologiques et mentaux importants, pourquoi ne pourrait-il pas consommer du cannabis si tel est son désir ?
Mais dans le même ouvrage où il expose cette règle, Mill reconnaît le problème posé par le cas des drogues : l'intérêt du vendeur est opposé à celui du consommateur. Et ce que cela soit pour les drogues « dures » ( il veut pousser à une consommation intrinsèquement dangereuse ) comme pour les drogues « douces » ( il veut maximiser sa vente alors que la consommation doit être modérée, et peut rechercher à rendre « accro » ses clients ). La situation est alors problématique, car le vendeur peut alors user de ce que les économistes appellent les asymétries d'information ( le vendeur en sait plus que l'acheteur sur le produit ) pour maximiser son profit, par exemple en niant la dangerosité de ce qu'il vend.
L'information du consommateur apparaît ici primordiale : c'est ce qui est fait avec l'alcool et les cigarettes ( prévention scolaire, campagne de prévention à la télé, messages d'avertissement sur les emballages, etc). On pourrait donc conclure avec Mill qu'une autorisation du cannabis ( au moins à la consommation ) est légitime à condition que l'information soit assurée. Cela pourrait se faire dans la cadre d'une simple dépénalisation de la consommation qu'on accompagnerait alors de campagnes de prévention, ou bien dans le cadre d'une légalisation, avec des obligations d'information sur les emballages tels qu'ils en existent pour l'alcool et le tabac.
Mais est-ce suffisante que d'informer le consommateur du caractère nocif du cannabis ? Car a-t-il réellement conscience de ce qu'il fait ? Le peut-il seulement ? L'Homme est en fait attaché d'un défaut majeur, l'incohérence temporelle : il n'arrive pas à tenir les engagements qu'il s'est fait à soi-même, autrement dit il regrette. Un symptôme tout simple : la vague de repentance parmi les fumeurs ayant commencé vers leurs 20 ans et qui arrivent à la trentaine en soupirant « j'ai été con... ». En fait, l'être humain attache plus d'importance au présent, et ainsi il n'arrive pas à évaluer correctement l'impact de ses décisions : ainsi le cancer du poumon promis aux fumeurs pour la quarantaine ne fait pas peur à vingts ans, c'est trop loin. Dans la même veine, on peut se dire que, même informé, le consommateur n'appréciera pas à leur juste valeur les conséquences de ses prises de cannabis. Ainsi, interdire le cannabis apparaît alors comme « le protéger de lui-même ».
Pourquoi ne pas alors élargir cette règle à l'alcool et à la cigarette ? N'offrent-ils pas eux aussi des possibilités d'incohérence temporelles ? Mais est-il seulement possible de faire disparaître toute consommation de tabac et d'alcool du sol national par une loi ? Le principe se heurte ici à la réalité. Ainsi, et ce même au delà des principes ( comment justifier l'interdiction de l'alcool dans le pays du vin ), ces deux drogues que sont le tabac et l'alcool ne disparaîtront jamais du fait d'une interdiction légale.
Force est de constater que, dans le cas du cannabis, la loi seule semble elle aussi impuissante à empêcher sa consommation : se procurer du cannabis est aujourd'hui à peine plus compliqué que d'acheter de l'alcool ou des cigarettes pour un mineur, c'est-à-dire assez facile, voire très si le consommateur connaît déjà son vendeur.
Dans ces conditions, la prévention apparaît comme la meilleure façon de faire reculer la consommation de cannabis, mais doit-on pour autant dépénaliser le cannabis, voire le légaliser ?
Il existe dans le cas du cannabis un autre aspect que ceux évoqués ci-dessus : son statut de source de revenu principale du crime organisé en France ( au travers de son statut de drogue la plus consommée) . Ainsi, tout comme la Prohibition permit la mutation du crime organisé américain en véritable mafia ( 2), la pénalisation du cannabis est en train de fournir d'énormes sources de revenus au crime organisé français. Légaliser le cannabis (pour les majeurs, à la manière de l'alcool ou du tabac) permettrait de couper cette source de revenus, et donc d'affaiblir grandement ce crime organisé afin de l'éradiquer avant qu'il ne devienne incurable. Légaliser, et non pas dépénaliser, car dépénaliser laisserait la vente aux mains de la pègre en la conservant sous le coup de sanctions pénales.
Quoi ? Sacrifier la santé des citoyens pour étrangler le crime, est-ce digne d'une démocratie ? Je ne pense pas que légaliser le cannabis en augmenterait la consommation, je pense même que cela aurait quelque effets bénéfiques ( en plus du coup porté au crime organisé ) :
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faciliter le dialogue, et donc la prévention ( avec le médecin par exemple ), car il est toujours plus aisé d'aborder une pratique si elle n'est pas illégale
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permettre à ceux qui sont devenus dépendants et qui veulent en sortir de solliciter de l'aide sans craindre de sanctions
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ces deux outils de luttes contre la consommation ( la prévention et l'accompagnement des dépendants qui veulent arrêter ) pourraient être financés par une taxe sur le cannabis
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contrôler les produits vendus pour éviter certaines « coupes » dangereuses pratiquées par des dealers peu scrupuleux
Oui mais, me direz-vous, dans ce cas pourquoi s'arrêter au cannabis, pourquoi ne pas aussi légaliser cocaïne, héroïne, ecstasy et consorts ? D'abord, parce que, je l'ai dit, l'interdiction du cannabis n'a que très peu d'effets réels sur la consommation et fournit de grands revenus au crime organisé. Ensuite, parce que le cannabis est une drogue dite « douce » : une consommation modérée n'est pas vraiment dangereuse et n'engendre pas de dépendance ( tout comme l'alcool ), ce qui n'est pas le cas de la cocaïne, de l'héroïne et autres drogues dites « dures », dangereuses et addictives même à petites doses, voire dès la première prise pour certaines.
Vous l'avez compris, je suis en faveur d'une légalisation du cannabis, et pour finir j'aimerais souligner la stupidité d'une dépénalisation : car ou on souhaite maintenir l'interdiction du cannabis, et donc on ne dépénalise pas ; ou alors on souhaite l'autoriser, et dans ce cas on le légalise pour pouvoir contrôler ce marché comme tout marché. Mais bon, d'un autre côte, la mesurette semble à la mode ces temps-ci...
(1) John Stuart Mill, De la liberté, 1859
(2) voire à ce sujet, mais aussi ( et surtout ) à celui plus général des mafias, l'excellent livre de Jean-François Gayraud : Le monde des mafias. Géopolitique du crime organisé, 2005
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