Et si on arrêtait d’assassiner Agatha Christie ?
La comparaison des différentes traductions d'Agatha Christie montre combien la langue de l'écrivain peut paraître quelconque et sans intérêt ou, au contraire, précise, drôle et moderne. Démonstration par l'exemple...
A l'hôtel Bertram d'Agtha Christie a fait l'objet de deux traductions récentes : celle de Claire Durivaux dans les années 70 et celle d'Elise Champon en 2000. Claire Durivaux a traduit Agatha Christie jusqu'en 1999. De son côté, Elise Champon a réalisé sa première traduction d'un roman d'Agatha Christie en 1983 et a traduit au total cinq de ses romans jusqu'en 2005.
Les deux traductions d'A l'hôtel Bertram sont très différentes. Si Claire Durivaux choisit de donner un rythme nerveux et par conséquent moderne au roman, sa traduction simplifie l'écriture d'Agatha Christie et perd du coup l'essentiel de sa finesse. A l'inverse, Elise Champon, même si elle n'évite pas quelques maladresses stylistique, restitue au texte toute sa subtilité, sa drôlerie et sa précision.
Pour juger de l'importance de la traduction des livres d'Agatha Christie nous avons choisi de retenir un passage du livre d'A l'hôtel Bertram. L'épisode des "murs de Jericho" correspondent à un moment de l'histoire où un chanoine, client de l'hôtel Bertram, décide d'aller voir inopinément un film tiré, pense-t-il, de l'histoire biblique de Josué. La comparaison des traductions de Claire Durivaux et Elise Champon permet de donner un aperçu des caractéristiques de chacune des deux versions. Cet exemple montre surtout l'importance du travail de la traduction pour apprécier à sa juste valeur un roman d'Agatha Christie.
Comparaison des traductions, phrase à phrase
Première phrase
Claire Durivaux : "Le chanoine prit plaisir à voir le film qui, néanmoins, lui parut n’avoir aucun rapport avec l’histoire biblique."
Elise Champon : "Le film lui plut, même s'il lui sembla qu'il n'avait aucun rapport avec l’histoire racontée dans la bible."
Avantage Elise Champon : "le film lui plut, même s'il lui sembla qu'il n'avait aucun rapport..." est quand même plus léger que "Le chanoine prit plaisir à voir le film qui, néanmoins, lui paru...". Par ailleurs "l’histoire racontée dans la bible" est plus juste que "l’histoire biblique" cette seconde expression se référant non pas à un épisode particulier de la Bible, comme c'est le cas des murs de Jericho, mais à toute l'histoire des Ecritures.
Seconde phrase
Claire Durivaux : "Même Josué avait été oublié !"
Elise Champon : "Josué lui-même en avait été carrément éliminé."
Avantage Elise Champon : "Eliminer" exprime un acte délibéré tandis que le fait d"oublier" relève de la distraction. Dans le cas présent, celui d'un roman policier, le premier verbe est beaucoup plus drôle que le second. "Carrément" insiste sur la liberté que s'autorise le film à l'égard du texte biblique. Le choix du verbe "oublier" oblige d'ailleurs Claire Durivaux à achever sa phrase d'un " !" pour la sauver in extremis de la banalité.
Troisième phrase
Claire Durivaux : "Les murs de Jéricho étaient un symbole pour matérialiser les vœux de mariage d’une certaine lady."
Elise Champon : "Quant aux murs en question, ils étaient une sorte de référence symbolique aux voeux de chasteté d'une certaine dame."
Avantage Elise Champon : La traduction de Claire Durivaux est ici franchement mauvaise. "Les murs de Jéricho étaient un symbole" relève du contre-sens. Ce ne sont pas "les murs de Jericho" qui sont évoqués dans cette phrase mais, ainsi que le traduit justement Elise Champon, les "murs en question", à savoir ceux qui donnent leur titre au film. Ils sont moins un "symbole" qui résulterait d'une démarche mûrement réfléchie de la part du cinéaste mais plutôt une "sorte de référence symbolique", à la fois approximative, maladroite et dérisoire. Les "voeux de mariage" dont parle Claire Durivaux relèvent aussi du contre-sens. Pour autant qu'on sache, l'héroïne n'a pris aucun engagement de mariage mais s'est plus sûrement engagée à rester chaste jusqu'au mariage, ce qui n'est pas tout à fait la même idée. Enfin le choix de Claire Durivaux de conserver le terme "Lady" relève d'un anachronisme et d'une formule désuète alors qu'Agatha Christie souhaite avant tout souligner le caractère apparemment respectable de l'héroïne, ce que traduit beaucoup plus justement le terme de "dame".
Quatrième phrase
Claire Durivaux :"Après que l’édifice se fut écroulé plusieurs fois, la belle actrice rencontrait l’austère et rude héros qu’elle n’avait cessé d’aimer en secret et, ensemble, ils se proposaient de reconstruire le mur de telle façon qu’il supportât mieux l’épreuve du temps."
Elise Champon : "Après que les murs s'étaient écroulés plusieurs fois, la belle actrice retrouvait le héros fruste et borné qu’elle aimait en secret depuis le début et tous les deux se proposaient de reconstruire les murs de façon qu’ils supportent mieux l’épreuve du temps."
Avantage Elise Champon : outre le fait qu'il est plus juste de parler de l'écroulement des "murs" que de l'écroulement d'un "édifice", Claire Durivaux préférant sans doute ce terme pour éviter une répétition, la belle actrice peut difficilement "rencontrer" le héros qu'elle n'avait cessé d'aimer en secret puisqu'elle le connaissait déjà. Il est donc beaucoup plus juste de traduire comme Elise Champon le fait que la belle actrice "retrouve" son héros. Sans en appeler nécessairement à la version originale d'Agatha Christie, on préférera par ailleurs que ce héros soit "fruste et borné" plutôt que "austère et rude", la première formulation étant plus humoristique que la seconde. Au-delà ces choix sémantiques, le style de la phrase de Claire Durivaux se révèle pour une fois plus heureux que celui d'Elise Campon : "Après que l’édifice se fut écroulé plusieurs fois" est moins lourd que "Après que les murs s'étaient écroulés plusieurs fois". De même "le héros qu’elle n’avait cessé d’aimer en secret" est plus joliment formulé que "le héros qu’elle aimait en secret depuis le début".
En conclusion
L'étude attentive de l'oeuvre d'Agatha Christie ne révèle pas seulement l'extraordinaire imagination d'une femme qui sut déjouer la perspicacité de ses plus fidèles lecteurs durant des décennies mais aussi une écriture moderne, à la fois sobre et simple, humoristique et enlevée, précise et savamment construite.
Alors que la plupart des romans policiers de la même période ont vieilli - et parfois très mal vieilli -, l'oeuvre d'Agha Christie conserve un style étonnamment actuel. En attendant que ses livres puissent un jour être lus par une majorité de lecteurs français dans leur version originale, le moins que l'on puisse faire est donc d'en soigner la traduction.
L'époque du massacre par désinvolture ou volonté de gommer les "anachronismes" semble heureusement révolue. De l'avis général des connaisseurs, les Editions du Masque – dont le premier titre fut Le Meurtre de Roger Ackroyd - et celles du Livre de poche ont fait de gros progrès pour restituer à la langue de la duchesse de la mort toute sa saveur et sa couleur d'origine. En attendant que ce travail soit terminé, il ne reste plus qu'à faire preuve d'autant d'exigence dans le choix d'un roman d'Agatha Christie que dans celui de son traducteur...
Franck Gintrand
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