Euthanasie de la pensée occidentale
Les derniers développements de la situation en Egypte sont révélateurs de l’embarras de notre intelligentsia, cette classe d’idéologues de nos démocraties, sorte de reflet inversé de la nomenklatura de l’époque soviétiques (mêmes privilèges notamment). Ainsi, un organe de presse typique de ces « penseurs » évoquait, dès le lendemain des massacres du Caire, que l’état d’urgence instauré menaçait désormais la démocratie. Ces brillantes plumes, toutes à leur émotion, avaient-elles oublié qu’un mois déjà s’était écoulé depuis le coup d’état militaire contre le gouvernement du Président Morsi démocratiquement élu ?
Le problème que pose la démocratie est la possibilité qu’elle puisse légitimement amener au pouvoir des porteurs d’idées contraires à cette même démocratie. Ce cas de figure s’était déjà produit en Europe, en 1933, avec un certain Adolf Hitler. Mais nos livres d’histoire, rédigés sous la haute supervision de nos penseurs, étaient rassurants, le couac se voulait unique et il s’était produit dans des circonstances historiques très particulières dont on nous rebattait les causes dument analysées à satiété : crise économique majeure, population désespérée, sentiment d’humiliation nationale, etc. Bien sûr, la réapparition d’une crise économique progressivement s’aggravant dans les années 80, l’installation d’un chômage chronique générateur de tensions sociales, la montée électorale de partis dits extrêmes, éveilla chez ces mêmes penseurs l’angoisse que l’histoire ne resserve les plats. L’on combattit donc d’abord avec la plus grande énergie ces idées « nauséabondes » et si certaines, minoritaires d’ailleurs, méritaient en effet ce qualificatif, les autres, besoin de justice, de dignité, de civilité, les rejoignaient dans cette relégation puisque, manque de chance, seuls d’infâmes tribuns les exprimaient alors. Mais comme les crises, économique, sociale, morale, s’installaient durablement et que« l’égarement » du peuple persistait, l’on disserta longuement sur ce détestable populisme qui risquait un jour ou l’autre de venir gripper le bon fonctionnement de la démocratie. Le 21 Avril 2002 fut une chaude alerte. Mais en fût-il pour réfléchir à ce qu’Aristote avait déjà repéré quelques 2300 ans plus tôt, à savoir que la démocratie est une dégénérescence de l’idée de république lorsqu’à l’intérêt commun se substitue l’avantage personnel ? Et qu’il y avait là comme un étrange écho à cette « main invisible du marché » qui voudrait que chacun agissant au mieux de ses bénéfices tout le monde en retirerait profit et bonheur (surtout ceux qui battent les cartes au début du jeu). Ainsi, le peuple persévérant dans ses égarements, lors du référendum de 2005 par exemple, notre classe de penseurs fut saisie d’effroi et même de doute pour une partie d’elle-même, celle qui s’abstenant pour une fois de s’indigner de ce populisme borné, posa la question du bien-fondé de passer outre la volonté populaire qui allait permettre d’éviter l’écueil. Mauvaise question d’ailleurs même drapée dans de grands principes tant que l’on ne voudra pas admettre qu’une démocratie occidentale n’a finalement rien à envier à une démocratie « populaire » ou à une démocratie théocratique si ce n’est que les classes dirigeante et dominante ont des méthodes plus fines pour maintenir leurs hégémonies (conditionnement médiatique, toxicomanie consumériste, …). Tant du moins que le système fonctionne, d’où l’obsession de la croissance, et qu’il y a donc possibilité de distribuer du pain et des jeux aux plus démunis.
Cette dialectique stérile de la pensée qui se veut détentrice de valeurs universelles et qui se trouve de plus en plus souvent gênée aux entournures lorsque la réalité surgit en dehors des « codes » de ces valeurs, notamment dans le cas actuel de la situation égyptienne (ah comme les choses auraient été plus simples si c’eut été les Frères Musulmans même démocratiquement élus qui aient fait tirer sur la foule…) n’est pas sans rappeler les antinomies de la raison pure décrites par Kant et où il est possible d’argumenter des réponses opposées à une question de manières toutes aussi valables dans un sens comme dans un autre. Contradiction dont le philosophe jugeait qu’elle pouvait conduire l’humanité dans un état de « scepticisme maussade ». Nietzsche, lui, évoquait les « derniers hommes » uniquement et frileusement cantonnés dans leur désir de sécurité et de bien-être, tout à leurs petites jouissances, abhorrant toute violence sans distingo à la manière gentillette de la chanson « Manhattan-Kaboul » et sans réaliser que le monde où ils se sont barricadés est, à la manière du refoulé faisant inévitablement résurgence, le pire générateur de violences.
L.
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